vendredi 29 avril 2016

Ne cherchez plus Charlie — cherchez l'homme à la tête de lustre



De qui cet écrivain est-il le non ?

Allez, c'est vendredi, faisons preuve d'imagination. De beaucoup d'imagination. D'énormément d'imagination. Demandons à notre imagination de dépasser les bornes et d'outrepasser les limites. Exigeons d'elle qu'elle nous surprenne au-delà du concevable. Vous êtes prêts? Bien, alors imaginons un écrivain. Qui écrit des livres, qui est publié, reconnu, a des lecteurs fervents. Ses livres, donc, sont publiés. (Jusque-là, vous le voyez, votre imagination ne s'en sort pas trop mal, mais attendez, ça va se corser très vite.) Car qui dit livres publiés, dit promotion. Or qui dit promotion dit, par exemple, photo. Alors là, ça coince. Notre écrivain:
"Maintenant la photo. C'est extraordinaire, cette manie des photos. J'ai écrit pour qu'on puisse justement se passer d'une photo de moi. Me suis-je assez montré? Eh bien, qu'est-ce qu'il leur faut encore? Je vais justement faire faire une radioscopie de mes poumons […] Je la lui enverrai, et un agrandissement de mon nombril. Soyez tranquille, c'est présentable, le cordon ne pend plus.)"
Une conférence, alors, peut-être?
"[…] N'en parlons plus."
Ah bon. Mais un prix? Un prix littéraire? Ça ne se refuse pas, non? En fait, si:
"Je ne veux pas de prix et refuserais ceux qui me seraient décernés, n'y ayant pas été candidat."
Aucune exception?
"J'excuserais une assemblée anonyme qui, siégeant secrètement dans une cave obscure, m'adresserait – expéditeur inconnu – une somme importante en signe d'enthousiasme. Un mot d'éloge pourrait être joint, court mais largement ouvert à l'imagination songeuse."
Hum. Donc, pas de prix, aucun. Mais la raison?
"Je dirais en simplifiant qu'un certain type d'écrit n'est pas fait pour recevoir une récompense."
Même si le prix est doté de 50 000 euros?
"Un prix littéraire est un tout. Depuis toujours, je n'en veux pas."
Faire partie d'une comité de rédaction?
"Non."
Accepter que vos textes soient adaptés au théâtre, au cinéma, mis en musique, traduits?
"Mon parti est pris. C'est non."
Des rééditions, alors?
"J'y suis catégoriquement opposé."
Un passage à la radio, à la télé?
"Je montre – en livre – quelques écrits […] C'est suffisamment me manifester."
Un numéro spécial de revue ?
"Je vous en prie, ne donnez pas dans le ridicule de cette accumulation soudaine de critiques et d'exposés sur [moi]."
Davantage de lecteur? 
"Il y a déjà deux mille imbéciles qui me lisent. Pourquoi y en aurait-il vingt mille?"
Bon, soit. Mais la Pléiade? Ça ne se refuse pas…
"[Ce n'est] pas pour moi: en tant que distinction, d'abord, que je préfère éviter, parce qu'elle ferait de moi un professionnel au lieu de l'amateur que je préfère être et demeurer."

Oh, comme notre imagination est épuisée! Elle a fonctionné à plein régime et produit cet étrange conversation insensée. Nous voilà en présence d'un écrivain obéissant à des principes, et capable de justifier ces principes. Une chimère, en somme. Une anomalie. Bien. Je vais à présent solliciter une fois de plus votre imagination et lui demander presque l'impossible. Imaginez que cet écrivain existe, qu'il s'appelle Henri Michaux, et qu'il ait ainsi agi et pensé toute sa vie. 

(Imaginez maintenant certains écrivains contemporains lisant les propos de Michaux et se demandant s'ils ne rêvent pas. Laissons-les à leur cauchemar climatisé.)

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Henri Michaux, Donc c'est non, lettre réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Gallimard, 19€50

jeudi 28 avril 2016

Le tweet (nauséabond) du jour



Dixit, donc, Henry de Lesquen, fondateur du Club de l'Horloge, chantre volage de l'extrême droite, le genre de type qui trouve que Marine Le Pen est de gauche parce qu'elle "s'éclate en écoutant de la musique nègre en boîte de nuit", c'est tout dire. On espère que son "émerveillement" sera à la hauteur le jour où on donnera son nom à une fosse à purin.



Ode au détraquement (retour sur L'Anti-Œdipe)

© Tomi Ungerer
1969, l’homme s’envoie en l’air, pas seulement dans la Lune mais à la première Foire du Sexe internationale, quelque part au Danemark, c’est-à-dire nulle part. Bardot, libido, prolo : le désir, dûment attrapé par la queue, commence à circuler partout, il parle, chante, et commence sérieusement à secouer le cocotier pompidolien. Entretemps, un philosophe discret achève de fourbir ces bécanes conceptuelles. Après avoir déplié Bergson et Leibniz, un certain Gilles Deleuze s’apprête à franchir une ligne rouge et faire exploser les logiques du sens. Tout semble duel dans la transgression à venir: philo/littérature, PUF/Minuit, esprit/corps, pensée/désir, et pourtant tout est déjà en mouvement, tout vibre. Alors même que reparaît le livre fondateur de Foucault sur la folie, c’est tout autre chose qui se joue dans l’approche deleuzienne de la « schize », et ce grâce à la rencontre avec le psychothérapeute Felix Guattari. On n’est plus, avec Deleuze et Guattari, dans une archéologie taxinomique de la déraison ; on est passé du coté de la production des concepts. « Le corps est une usine surchauffée » – dixit Artaud. Trente ans après L’être et le néant, c’est au tour de L’Anti-Œdipe de jouer les pavés trublions.

D’une certaine façon, cette extraordinaire boîte à outils qu’est L’Anti-Œdipe, avec son indéniable résonance pop, s’avance sous des dehors polémiques. C’est avant toute chose une critique de l’œdipianisme, et donc une attaque en règle contre la psychanalyse et sa propension au repli triangulaire. Pour Deleuze et Guattari, il est clair qu’on a sous-estimé la question du désir – le grand invité de mai 68… – et qu’il convient d’en cartographier les puissances sismiques. La thèse de départ, qui flirte avec le mot d’ordre, est la suivante : « Si le désir produit, il produit du réel. » Fini l’innocuité fantasmatique, la rengaine papa-maman : on bascule dans la pratique, la production, voire le révolutionnaire. De là l’invocation aux machines désirantes, déjà présentes dans l’art (via Duchamp, Roussel et consorts), mais qui, bien que célibataires, vont chercher à se combiner, à se brancher. La force inattendue de L’Anti-Œdipe, c’est aussi cela : faire que leur livre soit aussi une machine désirante.  Il était temps de s’occuper des flux.

Ce qui frappe en premier quand on ouvre L’Anti-Œdipe, c’est l’écriture, syncopée, éprise de bricolage, décomplexée, une écriture gaie, frondeuse, en quête d’alliés, de complices, et qui invite dans ses rouages les chantres du désir et les mécaniciens schizophrènes. D’emblée, le texte est une boîte à scansion, une ode au détraquement :
« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. » (p.7)
L’abolition de la métaphore : c’est sans doute le grand coup d’état perpétré par Deleuze et Guattari au sein de la sphère philo/psycho. Comme s’ils se mettaient, le temps d’un livre, à délirer, ou plutôt à faire délirer la pensée – celle du corps, celle du territoire – afin de faire sauter le maximum de verrous. L’ouvrage, rappelons-le à toutes fins utiles et séditieuses, est sous-titré « Capitalisme et schizophrénie ». La critique du psychanalysme, pour reprendre le terme employé par Castel quasiment à la même époque,  débouche très vite sur une critique sociale, politique, non des arcanes du pouvoir, dans la lignée de Foucault, mais de l’ingestion de ses rouages dans le corps même du sujet. En réévaluant les puissances de l’inconscient, nos deux auteurs cherchent à mettre sur pied une « méthode » qui serait le contraire d’une réduction, une méthode entièrement dévouée à la production de concepts nouveaux : la schizo-analyse. C’est l’art des devenirs, et c’est  le temps moléculaire. Le désir productif versus l’idéologie mortifère. Depuis, le siècle n’attend plus que nous pour devenir deleuzien.


(Article paru dans le Magazine littéraire) 

mercredi 27 avril 2016

La phrase (cavalière) du jour

"Il semble que la célébration de Mme Ernaux soit devenue obligatoire en France." (Frédéric Beigbeder)

Mais non, Monsieur Beigbeder (puisque il faut apparemment se fendre d'un titre de civilité) la célébration d'Annie Ernaux n'est pas devenue 'obligatoire' ! La preuve: vous la descendez dans les colonnes du Figaro. Tout comme elle est descendue dans le dernier numéro de Transfuge par Oriane Jeancourt Galignani. Tout comme elle est descendue dans La Tribune de Genève par Marianne Grosjean. Tout comme elle est descendue par Jean-Christophe Buisson du Figaro-Magazine

Ce qui est intéressant (hum, façon de parler), c'est la manière dont se déploie cette contre-célébration. Par exemple, Beigbeder joue la carte de l'ironie:
"Une suggestion à François Hollande: ouvrir le Panthéon aux vivants, spécialement pour Mme Ernaux."
Galignani, elle, imagine un mail d'une amie ouzbèke (?!) qui ne sait que répéter "Mais où est l'intérêt?". Quant à Grosjean, elle se contente de nous dire que le roman d'Ernaux "n’est ni mal écrit ni totalement indigne d’intérêt", mais qu'il "lui manque peut-être une certaine poésie". Elle préfère également désigner d'emblée Ernaux par le mot "une septuagénère" plutôt que par son nom, et estime que son livre "sent la naphtaline". J.-C. Buisson, lui, préfère traiter Ernaux douze fois de suite de "prétentieuse" et nous dire que "ce n'est pas de la littérature".

Rappelons que le dernier livre d'Ernaux, Mémoire de fille, raconte un viol. Mais c'était peut-être évident à la lecture de ce post.






mardi 26 avril 2016

La phrase (putride) du jour

"Nuit Debout, c'est la réinvention du totalitarisme." (Alain Finkielkraut, plombier-idéologue)

Je propose immédiatement la création d'un "point Finkraut", qu'on définira ainsi:
"Moins Alain Finkielkraut est reçu à bras ouverts, plus la probabilité qu'il fasse une comparaison impliquant Staline s’approche de 1. »
Il devrait se rendre à l'Odéon et faire un nouvel essai avec les intermittents qui occupent le théâtre, pour voir si l'accueil, cette fois, est plus chaleureux. Mais bon, c'est pas forcément en se pointant là-bas avec une épée signée Péguy qu'il va se faire des amis. Non, le mieux, c'est qu'il aille à l'Académie — ça sera plus facile pour lui de dormir debout.


mercredi 13 avril 2016

Un style sinon rien : quand Vilain poncifie

L’essai  de Philippe Vilain, La littérature sans idéal, est tout à fait passionnant, tant par l’incurie de ses thèses que par l’arrogance de ses conclusions. Précisons pour ceux qui ont du temps à perdre que le sujet de son livre est le « désenchantement de la littérature française contemporaine ». Oui, la LFC n’est plus « enchantée » — d’ailleurs, si jamais vous la croisez, vous verrez, elle ne vous tendra pas la main en disant : Enchantée ! Non, elle sera trop occupée à tweeter, sans doute. Mais trêve de plaisanterie.  De quoi s’agit-il ? Quid de ce désenchantage ? Là (ou plutôt : las), j’aimerais tant suivre Vilain dans son constat prudhommesque, quand il dit :
« Dès lors qu’elle n’éprouve plus la nécessité de faire de la langue son enjeu, la littérature triche et ment sur son statut propre, elle abuse le lecteur par une promesse littéraire qu’elle se sait incapable de tenir […]. »

Faire de la langue un enjeu, ça, je comprends. Mais à force de parler de la « littérature » comme d’une entité, on finit par croire qu’elle est entière, ou plutôt l’était, car, voyez-vous, désormais, de « faux » écrivains se sont introduits dans ses murs, « [semant] la confusion dans l’esprit du lecteur » qui ne reconnaît plus alors « le bon grain de l’ivraie ».  Que s’est-il passé ? Eh bien la littérature a subi deux rudes attaques : d’abord Céline, qui a rendu possible une écriture oralisante, pour ne pas dire relax, relaxante (et qui a fait passer Proust pour un réac) ; ensuite les Américains (ou l’argent ?), dont le roman décomplexé a introduit la mondialisation dans l’écriture et favorisé une « « rhétorique standardisée ». Bref, la littérature, aux yeux de Vilain, s’est « castrée à force de se conformer à une production commerciale convenue ».  Elle a subi un « nivellement militaire » qui a « [rasé] le crâne de toute singularité ». Ouch. Sans couilles ni tif, la voilà perdue, tel un bidasse eunuque.

Bon, je pourrais passer en revue les nombreuses thèses que Vilain retourne sur sa page comme autant de pâtés issus de moules en plastique rouges et bleus, mais à quoi bon. Il les façonne avec une rhétorique si éprouvée qu’on pourrait presque les croire résistantes à l’eau, mais à peine tente-t-on de s’en saisir que — scchhouffff, le sable soi-disant conceptuel vous coule entre les mains.

L’écrivain contemporain, selon saint Vilain, fait fi des modèles. Il a rompu avec les anciens et fraye avec l’immédiat. Il a renoncé à l’idéal (=le style) par peur du comparatif. D’ailleurs, Vilain donne plein d’exemples allant dans l’autre sens. Hum. Au lieu de prendre Voltaire comme modèle, l’écrivain préfère les people — comme Moix, par exemple,  qui s’occupe de Claude François – sauf que bon, le chanteur est le sujet de Moix, pas son référent, donc on ne comprend pas bien. Et Beigbeder ? N’est-ce pas risqué de parler du 11 septembre juste après les événements ? « La proximité temporelle » n’est « pas sans danger », nous dit Vilain. C’est vrai que Voltaire n’était pas du genre à réagir au quart de tour (tiens, un tremblement de terre ! ouh-là, attendons encore cinq minutes avant d’en causer).

Mais non, c’est foutu. La littérature est désormais fascinée par le déclin, la chute. Allons bon. Heureusement que Balzac ne raconte que des ascensions, et Hugo que des consécrations… Il faut dit que « le sens s’est dilué dans le karaoké du monde ». La formule est jolie, et si votre guéridon est bancal, je pense qu’elle pourra servir.
Passons surtout sur la typologie de l’écrivain à laquelle se livre Vilain :

1/ le pro : il a fait des études et il ne fait qu’écrire, tant mieux pour lui, c’est qu’il en a les moyens, ou est à l’Académie, mais il ne s’abaisse pas à l’intermittence ;

2/ le semi-pro : il fait plutôt ça pour vivre, souvent il bosse dans l’édition, ce grigou ; il se répartit en :
2.1 l’écrivain médiatique (il est rusé et bien coiffé)
&
2.2 l’écrivain auto-institué (il squatte les réseaux) ;

3/ L’écrivain d’obédience (là, on ne comprend ce que c’est, mais c’est pas grave).

Passons également sur la distinction entre critique légitime (la presse papier) et critique illégitime (en gros, les blogs).  La critique légitime se remettra-t-elle de ses hordes de e-critiques amateurs qui ne font que diffuser de  l’opinion ? Pas sûr. Mais il faut dire que la critique légitime n’a pas de chance : elle subit des pressions économiques. On lui a réduit son espace d’expression, du coup elle est parfois obligée de schématiser. Mais au moins elle est légitime. Alors que sur internet, ils sont jaloux, c’est la démocratie qui rame et veut la tête du capitaine. Electronique ta mère, hein.

Quoi d’autre encore ? Ah oui. La notion de valeur littéraire. Vilain voudrait – même s’il sait que ce n’est pas très réaliste – qu’il existe – idéalement… – en librairie un rayon « littérature littéraire » et un autre intitulé « littérature de consommation ». On ne sait pas si ce sont les auteurs ou les éditeurs qui décideront où que c’est qu’il vaut mieux être rangé, mon brave monsieur. Il faudra aussi prouver qu’on fait de la langue un enjeu, et pas seulement économique ou médiatique.

Bon, en fait, j’aurais pu m’abstenir d’écrire ce billet et commencer par le commencement. Oui, car le vrai hic dans tout ça, c’est le corpus dont se préoccupe Vilain. Son corpus (la fameuse LFC), il le circonscrit d’emblée et de façon assez rédhibitoire, et qui plus est en note de bas de page! Oui, à la page 13, il nous dit sans ambages ceci :
« on pourra discuter […] ma position de prendre en otage, sous l’appellation ‘littérature contemporaine’, la littérature la plus médiatisée, la plus primée, la plus vendue aussi, au détriment d’une autre, minoritaire et moins représentée ; mais c’est aussi que cette dernière, sans doute amenée à disparaître, joue un rôle secondaire dans le paysage, et, surtout, qu’elle ne pourrait économiquement pas subsister sans la première qui, si l’on peut dire, la subventionne […]. »

Les baleines qui nourrissent les goujons : on connaît la chanson. Et en plus les goujons vont disparaître. Mince alors. Et les petits éditeurs qui publient des auteurs exigeants, ils sont « subventionnés » par les gros éditeurs qui publient des auteurs faciles ?

On se demande bien comment Vilain peut penser une seule seconde déployer ne serait-ce que l’ombre du poil du cul d’une pensée, non seulement en prenant pour corpus « les plus primés », les « plus vendus », mais en noyant sans cesse le poisson, en se raccrochant aux vieilles branches moisies de la « valeur littéraire », de l’idéal littéraire, qui plus est en ne citant aucun auteur « mineur ». Guyotat est-il mineur ? On ne sait pas. Vilain préfère citer, comme « voix singulières », Nobécourt, Edouard Louis, Carrère, Liberati, Millet, Pancrazi…

Bref, le style est un idéal. Ergo, pas d’idéal = pas de style, et partant, pas de style= pas de littérature. Vilain parvient à penser comme Jourdain à proser. Sauf que je soupçonne Vilain de le faire exprès.

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Philippe Vilain, La littérature sans idéal, Grasset, 16 euros.

mardi 12 avril 2016

Le proverbe du jour

"Quand les forces de l'ordre renversent la soupe populaire, c'est aux forces populaires de renverser la soupe policière."

— Proverbe républicain ?

lundi 11 avril 2016

Anselm Kiefer



"Comme dynamités, nous recommençons à zéro. Tous nos morceaux sont là, à nos pieds, en un souk improbable, et il ne nous reste plus qu’à faire l’emplette de l’infernal."

Inculte : travail en procès

Cette semaine, les éditions Inculte sortent un recueil collectif intitulé En procès. Il s'agit de raconter l’histoire du XXe siècle à travers celle des procès qui l’ont jalonné. C’est le pari qu’avait esquissé le collectif inculte dans un numéro de la revue du même nom, et auquel nous avons décidé de donner ici une ampleur nouvelle : en effet, c’est le récit de tout un siècle qui peut être parcouru ainsi, dans toute son envergure historique mais surtout dans toute sa diversité. Si certains grands procès bien connus font date et marquent irrémédiablement leur époque, d’autres, peut-être moins célèbres, plus anecdotiques, voire incongrus, en sont des symptômes plus discrets mais non moins significatifs. Ils disent toute la complexité de leur temps, de ses évolutions historiques, politiques, mais aussi morales, culturelles, esthétiques.

Parmi les contributeurs, vous trouverez outres les membres du collectif, Julie Bonnie, Marie Cosnay, Julia Deck, Pierre Ducrozet, Christophe Fiat, Christophe Manon, Emmanuel Ruben, Frank Smith…

Pour ma part, j'ai écrit un texte centré sur les procès faits aux animaux, procès très en vogue au moyen âge et qui ont disparu à mesure que l'animal se voyait, paradoxalement, octroyé des droits. En voici le tout début:


Animalia bruta. Bêtes malfaisantes : quelles sont-elles ? Viennent-elles du ciel, en frissons de nuées puis en rêches cataractes ? S’abattant rongeant décimant ? Ou écartent-elles les pans des tentes au son du clairon avant de pester et s’élancer ? Ruminent-elles au fond des océans, grésillent-elles entre les pétales, creusent-elles des ombilics dans la vase ? Ou viennent-elles sonner aux portes, la nuit, n’importe quelle nuit, toutes les nuits ? Cachées dans une botte, le dard au garde-à-vous ? Ou assises à la tribune, la tabatière du menton posée sur des mains de bouchers ? Seules avec leurs rayures dans la cage de la jungle – ou lâchant ses dogues dès que s’emplit la rampe du camp ? Bêtes malfaisantes : on ignore encore à ce jour où sont passés les scorpions ailés de l’Apocalypse.Si le mal est le démon, alors il peut élire le réceptacle qui lui sied : homme, femme, enfant, insecte, toute créature brute. Si dieu est vengeur, alors il peut envoyer l’armée qu’il lui plaît : nuages de sauterelles, troupeaux impies, averses infinies. L’esprit malin, aux temps néoplatoniciens, fait escale dans les apparences. L’animal, une escale ? Esclave, escale : ce qu’on soumet sert d’hôte au mal.Bête, brute : le b-a-ba de la bêtise passe par ce bégaiement bâtard.Egorge-t-on, ici et là ? Ô mes amis, voici venu le temps des lycanthropes.

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Collectif Inculte, En procès, 17,90€ 

vendredi 8 avril 2016

Ecrire le corps: Riboulet et Wagner au Goethe Institut



Lundi 11 avril, à 19h
au Goethe Institut (17, avenue d'Iéna, 75016 Paris)
Rencontre entre Mathieu Riboulet et David Wagner,
animée par Arno Bertina


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— Écrire le corps —

Un événement conçu et organisé par les étudiants germanistes
en Médiation Interculturelle et Traduction de Paris 4-Sorbonne


© Sarah Cohen-Hadria



Le corps comme premier contact au monde, comme identité première, témoin et acteur de l’Histoire dans laquelle il évolue, sera exploré sous différentes formes artistiques. La rencontre entre le français Mathieu Riboulet (auteur du récent Lisières du corps, éd. Verdier) et l'allemand David Wagner (auteur de Vivre à paraître aux éditions Piranha) sera suivie d’un cocktail dans la bibliothèque, l’occasion de découvrir également les œuvres de trois artistes amateurs qui se proposent d’aborder la question du corps à travers la photographie et l’illustration.

(En coopération avec l’Université Paris-Sorbonne, les éditions Verdier et les éditions Piranha)

EXPOSITION
Du 5 au 26 avril 2016 (bibliothèque du Goethe-Institut), les artistes Sarah Cohen-Hadria (photographie), Caroline Herzog (illustration) et Louis Zerathe (sculpture et illustration) auront le plaisir de vous présenter des œuvres réalisées spécialement pour cet événement.


Invitation : lundi 11 avril, 19h
Entrée libre, réservation conseillée
Merci d’adresser votre réservation par mail à info@paris.goethe.org ou
par téléphone au +33 1 44 43 92 30




Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Satie sans jamais oser le demander au FN

J'ai vécu plus de quinze ans dans le Val-de-Marne, à Chevilly-Larue, plus exactement, pas très loin d'Arcueil, donc, et ce sans savoir, pauvre de moi, qu'il y avait à Arcueil un cimetière et que, dans ce cimetière, reposait la dépouille d'Erik Satie. Mais maintenant je comprends mieux. Oui, je comprends mieux, car je me dis que Satie, même décomposé et rongé par les vers, devait continuer d'émettre des sortes d'ondes invisibles mais puissantes, porteuses d'étrange vibrations minuscules, elles-mêmes constituées de molécules subversives. A mon insu, donc, j'ai dû être contaminé par leur sourde diffusion dans l'atmosphère. Quelque chose de gymnopédique a dû m'emberlificouiller la tête.

Pourquoi je vous raconte tout ça? Oh, mais c'est très simple: je viens d'apprendre qu'Erik Satie était un "hypocrite", un "lâche", un "médiocre", un "illuminé". J'avais cru alors naïvement jusqu'ici que c'était un compositeur génial. Il n'en était rien. Heureusement, grâce à Denis Truffaut, la vérité a éclaté.

Qui est Denis Truffaut? C'est un conseiller Front National, qui vient de s'opposer à l'attribution d'un budget visant à commémorer Satie, qu'il traite en fin connaisseur "de membre de parti communiste alcoolique". Oui, Satie, outre un hypocrite, un lâche, un médiocre et un illuminé, était rouge et bourré. La chose aurait pu passer inaperçue sans Denis Truffaut, jeune et vigilant élu FN qui nous rappelle, si besoin est, que "l'art dégénéré" n'a pas disparu, même 80 ans après l'exposition que lui consacrèrent les Nazis en 1937 (deux millions de visiteurs…). Je ne sais pas trop quelle musique écoute ce mélomane averti de Denis Truffaut. Sans doutes les œuvres pour bottes cirées de Vivleu Padloi…

Hélas, Denis Truffaut, malgré sa grande connaissance de l'œuvre et de la vie d'Erik Satie, ne semble pas connaître cette phrase du compositeur, pourtant expressément écrite à son intention, pourrait-on croire:
"Il faut éviter qu'une idée de derrière la tête ne vous descende dans le derrière."


jeudi 7 avril 2016

Sarkozy, homme des casernes

"À partir de l'âge de 18 ans, toute personne qui n'aura pas son bac, qui ne sera pas en apprentissage, ne sera pas en formation, ne sera pas en stage, ira faire un service militaire adapté où il pourra réapprendre les règles de vie en commun." Tels sont les propos que vient de flatuler tranquillement l'aspirant Sarkozy. 

Oui, vous avez bien lu. Le message est clair: si vous n'avez pas votre bac, n'êtes pas en apprentissage, ne faites pas de formation ou de stage, alors cela signifie que vous avez oublié les règles de vie en commun. Et quoi de mieux pour les "réapprendre" que de faire un "service militaire adapté".

En postulant sans ambiguïté qu'un jeune sans le bac qui refuse de se transformer illico en intermittent du travail a oublié les règles de vie en commun, et en faisant du service militaire une sorte de punition/rééducation, Nicolas Sarkozy a le mérite de la clarté. Il renoue avec la tradition nationaliste et pétainiste sans prendre le moindre gant. Les casernes comme moyen de réduire les statistiques du chômage et de re-sociabiliser tous ceux qui calent au seuil du monde du travail? Il fallait y penser. On n'aurait pas cru que le terme d'"embrigadement" puisse retrouver un tel panache littéral!

Le problème, c'est que traiter d'asocial quiconque ne trouve pas de travail, à moins de faire ce genre de déclaration dans une brasserie de Münich debout sur une table, risque d'énerver un peu plus une jeunesse qui, ô stupeur, n'apprécie guère que les flics la tabassent et trouve indécent le mot "offshore".

Alors qu'il aurait été tellement si simple de prôner l'incarcération des sans-travail-fixe. Mais c'est peut-être dans ce sens-là qu'on se dirige, finalement.

Il est temps, je crois, de réapprendre les règles du renversement en commun.

mardi 5 avril 2016

Le tweet (déchirant) du jour

Comment rester immobile quand on est à Bobigny

Dans le cadre de la manifestation littéraire Hors Limites, je vous donne rendez-vous après-demain, si mes calculs sont bons et si vous lisez cette annonce demain, autrement dit mardi, parce que si vous la lisez mercredi alors ça sera forcément de l'autre demain dont il s'agira, le jeudi, bon bref, assez ergoté… je vous donne rendez-vous le  jeudi 7 avril          à             19h


à la Bibliothèque Elsa-Triolet 

(4, rue de l'Union – 01 48 95 20 56 / Accès Métro 5 station Bobigny-Pablo-Picasso
/ Tram T1 station Hôtel-de-Ville-de-Bobigny)

pour une lecture-musique de mon dernier livre


Comment rester immobile quand on est en feu

(éd. de l'Ogre)– 

avec Elsa Tauveron (vive voix)
& Olivier Mellano (magic guitare). 


A trois, nous nous lancerons dans "une entreprise de gai savoir, où l’abstrait donne des coups". Donc, oui, c'est mieux si vous venez. 


Renseignements: ici

lundi 4 avril 2016

Une singularité nue

« Regarde dehors, dit Angus. Hier, tu pouvais regarder où tu voulais, il y avait une étoile si brillante qu’on doutait de sa réalité. Ce soir il n’y a rien. » La bougie s’éteignit et je perdis trace de son visage comme de tout le reste dans la pièce. Il n’y avait rien à regarder ; tout ce qui restait c’étaient nos voix et les paroles qu’elles formaient. Dans cette obscurité c’était comme si on pouvait voir les mots ; ils étaient notre seule réalité. « Moi ça me va très bien, cette absence soudaine de lumière galactique, parce que ne te méprends pas nous avons été abandonnés par l’univers même qui nous contient. »
« Et tu cherches à comprendre le pourquoi de tout ça. »
« Oui. »
« … »
[…]
Nous restâmes dans le noir sans rien dire, il faisait de plus en plus froid et il faisait de plus en plus sombre et nous ne savions pas quelle heure il était ; il n’y avait aucun bruit dans les rues. J’avais cessé de trembler, c’était la pièce qui tremblait maintenant tandis que je restais là, immobile et gelé.
« Écoute, il est évident qu’on va mourir ce soir. »
« Oui », dis-je.
« Donc je crois que la seule chose qu’il faut décider c’est quel est le plus grand homme à avoir jamais vécu. Parce que au final la grandeur est la seule chose qui compte, la seule chose qui perdure. »
« Nous n’allons pas tous mourir. Juste toi et moi… mourir de froid… nous. »
« Et alors? En ce qui nous concerne le monde prend fin ce soir. L’humanité prend fin ce soir parce que ce soir nous sommes l’humanité. Ce soir prend fin. »
Il était difficile de penser et à la fois de bien parler, il fallait choisir.
[…]
« Bon, je vais lancer quelques noms, histoire de se mettre la jambe en… euh… de se mettre la jambe… je veux dire de se mettre en jambes. Galilée, Copernic, Kepler, Christopher Marlowe... »
« Tu veux dire Shakespeare. »
« ... Jamais entendu parler de lui. Newton, Einstein, le type avec le chat, le type de l’incertitude. Le type… Richard… hum. »
« Dawson. »
« Oui. Richard Dawson. Non attends, il a accueilli Survey Says, c’est vrai, mais je ne pense pas qu’il l’ait même jamais produit, donc non, pas le plus grand homme de tous les temps, mais peut-être Chuck Barris qui a accueilli et produit The Gong Show ainsi que d’autres émissions majeures. Donc Chuck Barris est là-dedans… et Chuck Berry aussi vu que leurs noms se ressemblent tellement que ça paraît injuste d’en laisser un. Je crois qu’on a fait le tour, tu trouves pas? Bon, maintenant revoyons notre liste et assurons-nous de n’avoir oublié personne. On a Homère… hum… Simpson, Virgile, l’Énéide. Qui d’autre on a dit? Milton… Bradley. Bach, tous les trois B en fait, Bach, Leonard Bernstein et l’autre B. Hume, Kant, tous les types dans ce livre, Descartes, Leibniz, Berkeley, tous ceux qui sont passés par Berkeley. En fait tous ceux qui sont passés par une institution nommée d’après un philosophe mort, y compris naturellement Georgetown et Stanford, qui sont bien sûr nommés respectivement ainsi d’après Phyllis George et Stanford Marsalis. Gutenberg qui a dirigé le procès Gutenberg. Nureyev Rudolph. Rudolph Valentino. Engelbert Humperdinck, d’ailleurs. Le type qui a inventé les variations Gouldberg, T. S. Eliot Gould. Oppenheimer et Manhattan, tu sais, du projet Oppenheimer. Leif le fils d’Eric, autrement dit Leif Garrett, qui a découvert la Terre mais laissé Columbo porter les lauriers, et même s’il jouait pour l’équipe des Vikings il était trop chochotte pour y remédier. Hannibal. American Vespucci. Verdi. Vendredi. Veni, Vidi, Vici, tous les trois. Les frères Marx, Karl et Groucho. Les types avec qui ils bossaient, Engels et Harpo. Socrate et le type qui l’a empoisonné puis l’a mis dans une ciguë. Darwin et le premier type qui a forgé le terme darwinien. Don Quichotte et son acolyte… Tonto… Villa je crois. Le type qui a découvert la sieste. Le type qui a fondé le lapsus freudien. Pasteur, l’inventeur du lait. Le type qui a déterré le tango, le type qui a découvert le cash. Le type qui a écrit Tango et Cash. Locke en Stock… et même Coke. Angelo, je veux dire Michael Angelo. Qui d’autre, Casi? »
« … »
« Eh bien alors c’est bon, je pense qu’on les a tous. On choisit qui? »
« … »
« Ok alors passons aux femmes. »

(Extrait de Une singularité nue, de Sergio De La Pava, à paraître en Lot49, trad. Claro)

samedi 2 avril 2016

Pynchon est-il un traductible?

La rumeur selon laquelle les livres de Thomas Pynchon seraient intraduisibles est un tantinet exagérée. Certes, la prose de cet écrivain américain ressemble parfois à la structure ADN d’un chaman qui aurait trop regardé les dessins animés de Tex Avery, un chaman qui par ailleurs ne communiquerait qu’en morse, à l’aide d’éperons radioactifs, mais il est néanmoins possible de venir à bout de cet exercice périlleux. Donc, à qui veut s’essayer à traduire ou lire – ou même humer, titiller, lécher, cogner, etc… – la prose de ce géant des lettres américaines, quelques précautions s’imposent. 

Tout d’abord, qu’il s’agisse de Mason & Dixon ou de Contre-jour, commencez votre lecture un jour d’orage, en vous installant de préférence au pied d’une structure métallique horizontale, après avoir pris soin de suspendre une guirlande de petites ampoules électriques aux couleurs de l’arc-en-ciel dans vos cheveux (si vous êtes chauve, une pile dans chaque oreille suffira). Puis attendez que la foudre vous donne l’impulsion de la lecture. Il est possible qu’un léger grésillement se fasse entendre et qu’une vague odeur de bacon brûlé vous chatouille les narines – c’est tout à fait normal.  


Autre précaution à prendre : il est impératif, avant de tourner la première page, d’ingurgiter un petit godet du sympathique breuvage : un tiers de romanée conti + un tiers de spriviet’n utchiknè + un tiers de jus de pavot femelle (ajoutez du Tabasco si le cœur vous en dit). Comme il est dit dans Mason & Dixon : « préventif d’une grande variété d’afflictions ». Le seul hic, c’est qu’une fois traduite (ou lue, ou titillée, humée, etc.), la phrase pynchonienne continue sa facétieuse métamorphose. Les paragraphes se déhanchent, les relatives se trémoussent, le lexique swingue… à croire que chaque page est une machine à sous et que le seul fait de tourner la page relance la donne. C’est grisant. La rumeur selon Pynchon les livres de tantinet laquelle exagérée serait Thomas est intraduisible. 

vendredi 1 avril 2016

Pynchon : le moi le plus cruel

Bon, c'est (presque) officiel, l'écrivain Thomas Pynchon a rendu son nouveau manuscrit à son éditeur américain, et la grande surprise, c'est qu'il ne s'agit pas d'un roman, mais d'une… autobiographie de 680 pages. 

A en croire le communiqué de l'éditeur, visiblement écrit par l'auteur lui-même, Pynchon a enfin décidé de rompre des décennies de silence et de discrétion. Il attendait apparemment d'être en âge et en mesure de donner sa propre version de sa vie soi-disant secrète ("seasoned enough to tell my part of my so-called reclusive life"). Et cerise sur le gâteau, il est question d'un cahier photos en fin de volume, ainsi que d'un index.

Parution prévue le 8 mai 2017, pour les 80 ans de Pynchon. Une information plus détaillée devrait déferler officiellement sur le net d'ici une dizaine de jours, sauf fuites (possibles) d'ici là.