vendredi 18 mars 2016

Le rond-point, théâtre des opérations

En décidant d’écrire un livre sur le rond-point, Jean-Michel Espitallier s’est embarqué dans une aventure périlleuse, autant pour lui que pour le lecteur. Il y avait le risque pour l’un de tourner à vide et pour l’autre d’être mené en bateau (ou en auto). Mais, curieusement, voire quasi philosophiquement, le rond-point se met très vite, sous l'impulsion d’Espitallier, à passer pour ce ce qu’on n’aurait jamais cru qu’il puisse être : un nœud linguistique, un vortex à la fois gourmand et généreux qui avale et distribue. Une pompe, un cœur, un tourniquet à énonciations.

Rien de plus concret qu’un rond-point, qui n’existait pas franchement avant que son nom existe. Il est la chose faite mot en même temps que le mot fait chose, le degré zéro du symbolique, l'utile rendu utile. Organe et fonction, il « s’affirme comme le point d’un suspense qui donne les clés de ses possibles dénouements ». Rien de plus abstrait, donc, aussi, qu’un rond-point. Il gère les flux et produit des images (avec lui, la route « fait le paon ») ; il pose la question de la définition et de l’identité, de la régulation et de l’autorité, de l’interdit et du possible ; il est fini et infini ; doux et violent ; libertaire et autoritaire. Axe défroissé ? Plutôt mystère limpide —
« D’où il découle que, chaque ici étant le point de départ de tous les là-bas, chaque rond-point nous met sur la route de tous les ailleurs. »
Et Espitallier de nous rappeler à raison que depuis n’importe quel rond-point on peut rallier si on le veut Budhan Bhath, Magadan ou Saint-Pourçain-sur-Sioule.

Tourner en rond : ainsi s’intitule le livre de Jean-Michel Espitallier. On pourrait en déduire qu’il y a quelque chose de vain dans cette entreprise, un peu comme lorsqu’on emprunte un rond-point, mais que, hésitant sur la direction à prendre, on accomplit un tour complet, sentant soudain l’ivresse à la fois joyeuse et déprimante de la giration (ça m’arrive trois fois sur cinq, j’ai même l’autre jour, à Sceaux, emprunté un rond-point qui pourtant ne permettait qu’une seule sortie, étant situé dans une rue à sens unique et dépourvue à cet endroit précis de rues latérales perpendiculaires, c'était vertigineux, comme d'être coincé dans un loop temporel…). Il n’en est rien. Le rond-point, pas plus que la pensée et le langage qu’il produit, n’est vain (ou alors le monde est vain, les mots sont vains, etc.).

C’est tout le contraire, en fait, qui se passe : le rond-point est un moteur (à pensées, expressions, flux, décisions…), une espèce de big-bang permanent, qui contraint l’écrivain Espitallier à en épuiser les possibles pour mieux dynamiser sa pensée-langage. Peut-être peut-on faire de même avec la cuiller ou le bracelet de naissance, je ne sais pas, mais il est clair qu’il y a dans le rond-point une puissance monstrueuse, comme s’il singeait à sa façon un peu sage et niaise l’Instant standard de toute décision, de tout changement de direction. Il est à la fois être et néant, souvent assorti de géraniums. La langue elle-même semble être faite d'innombrables ronds-points, que l'usage prescrit, que la morale entretient, que le commun emprunte. 

Ecrire, c’est donc, peut-être, sûrement, quitter la route. Partir dans le décor. Mordre sur le terre-plein. après avoir accéléré au moment de passer sur le gendarme. Accélérer quand il faut ralentir. S'arrêter quand il ne faut pas. Dès lors, toute digression rotative (admettez le concept…) sur le rond-point met face à l’angoisse non de la page blanche mais de la chose blanche, du mot blanc. En outre,
« Le rond-point fait événement. Il interrompt la régularité (la régulière régularité) du déplacement, mais c’est en quelque sorte pour la recharger. Cette interruption qui comprime le flux est donc, en quelque sorte, un accident de la circulation. »
Ergo, un rond-point est un crash-test invisible. (Corollaire : Sur la route du doute, le point rompt.)

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Jean-Michel Espitallier, Tourner en rond, de l’art d’aborder les ronds-points, PUF, 12 €

1 commentaire:

  1. Écrire (de la poésie – car bien que je ne me reconnaisse que peu de compétence même s’agissant d’elle, je n’en ai vraiment aucune AILLEURS), c’est « sûrement quitter la route » (mais à mon sens nullement roulant à grande vitesse – oh, la vitesse, dada dadaïste qui ne m’a jamais emballé – ou alors sous l’emprise de cet alcool frelaté dont il arrive que la langue – miracle? volonté? – consente à nous abreuver et, ce faisant, nous envoyer parfois, il est vrai, « partir dans le décor » et « mordre le terre-plein »), mais pour soudainement emprunter un pauvre chemin de terre surgi de nulle part, un sentier escarpé et semé d’embûches nous levant à la clairière qui tout avive, aplanit et justifie (ô, je connais bien la mauvaise presse des clairières, accomplissements, dévoilements, et ce, depuis Hölderlin, mais je n’en ai cure je passe allègrement outre!)
    Écrire (de la poésie, toujours – j’emploie le mot faute de mieux, car je n’ai jamais bien su ce qu’il recouvre), ce n’est, à mon idée, ni « accélérer quand il faut ralentir », ni « s’arrêter quand il ne faut pas », car l’écriture n’est surtout pas accident dans et/ou par le langage, mais trouble et tremblement, sans frein mais dûment domptés pour que la transhumance ne se mue pas en exode…
    Écrire (de la poésie, évidemment), c’est le faire dans le noir, mais noir sur blanc, et l’effaçant (pages, choses et mots), s’assumant fan de Dante et laissant Al à Capone…
    En ce disant, je ne dis rien, je le sais (mais comme nous tous, d’ailleurs Beckett ayant depuis bien longtemps enlevé ses illusions à qui en avait encore à ce sujet), mais je le dis parce qu’il le faut, sûr que personne ne m’écoutera ni même entendra, gage de ma libre inutilité à l’heure d’aborder, de face et serein, les crash-tests à venir…

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