mercredi 2 décembre 2015

Ça fait du bien

© Yves Pagès
"Si la littérature n’a pas cette vertu de permettre de se détacher, porter des masques, des costumes, se fuir, retourner un objet pour voir ce qu’il y a derrière, si c’est frontal et transparent comme une loupe, ça ne sert à rien, c’est complètement mort. La langue elle-même est déjà tellement épaisse et tordue que la recherche d’une langue qui ne serait que transparence ne peut être qu’un mensonge. Ceux qui y prétendent se mentent à eux-mêmes ou bien c’est une ambition complètement folle…"
— Pierre Senges, entretien
avec Louise de Crisnay (Libé).

3 commentaires:

  1. Ce qu'il y a derrière, le prix ou le mode d'emploi si c'est utilitaire , souvent les choses et les mots pour les dire coûtent les yeux de la tête. On ne peut pas toujours courir les comedia dell' arte ou prendre des chemins détournés pour rejoindre bon port. Sinon d'une pâte jamais la même peuvent sortir différents objets, l'objet littéraire à travers ses genres devrait-il se rendre à unique recette?

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  2. A propos de la clarté de la langue, réclamée par l'exigence du système d'échange actuel, qui veut du communicable (de l'échangeable) je vous glisse ce passage un peu obscur de Jean-François Lyotard, grand défenseur de l'écriture littéraire, dans ses derniers écrits, comme seule source de résistance qu'il nous reste face aux logiques mono-triomphantes de l'utilitaire et du rentable... Bien à tous! G.MAR

    « Je dirai seulement sans développer ce point, que nous français nous n’arrivons à penser ni la politique, ni la philosophie, ni la littérature, sans nous souvenir que tout cela, politique, philosophie, littérature, a eu lieu, dans la modernité, sous le signe du crime. Un crime a été perpétré en France en 1792 [sic]. On a tué un brave roi tout à fait estimable qui était l’incarnation de la légitimité […]. Nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir que ce crime est horrible. Cela veut dire que lorsque nous cherchons à penser la politique, nous savons que la question de la légitimité peut être posée à tout instant. Nous savons cela par notre histoire, car nous avons quand même changé dix fois de Constitution depuis ce crime, et ce n’est pas un hasard. La question de la légitimité risque toujours d’être posée, à propos de n’importe quel petit fait politique, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis. Il en va de même pour la littérature. La difficulté que les Américains, et aussi bien les Anglais ou les Allemands, ont à comprendre ce qui chez nous s’appelle écriture est liée à cette mémoire du crime. Quand nous parlons d’écriture, l’accent est mis sur ce qu’il y a de nécessairement criminel dans l’écriture, chose qui est aussitôt oubliée dès l’instant où l’on se met à parler de la littérature en termes purement académiques. » Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty, Critique, n° 456, mai 1985.

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  3. Oh oui ça fait du bien, ça fait même un bien fou! Car la littérature dont parle Senges, la seule qui vaut, la sienne et de celle de quelques autres (pas si nombreux que cela, au demeurant) en qui nous nous reconnaissons, n'a à voir qu'avec la (les) réalité(s), pas avec le Réel, car ce n'est guère la même chose.
    "La réalité, tout d’abord, chose fuyante, mouvante, ambiguë, contradictoire, énigme sans autre solution que celle que chacun, de par ce qu’il est, veut et peut, va lui donner, scénario entre les mille autre possibles (au beau milieu d’un récit, Borges nous assène tranquillement: « et ces choses, qui auraient pu être autres… »), donnée point objective qui déploie voiles, masques et travestissements à foison pour justement nous éloigner du Réel, nous le cacher, nous arracher à lui pour que l'aliénante transparence enfin meure…
    Le Réel ensuite, en qui s’incarne ce qui EST vraiment, lui qui mord, altère et corrompt sans possible échappatoire, et que tant de gens fuient, occultent ou refusent précisément parce qu’il est diablement difficile à accepter («Le monde, malheureusement, est réel; moi, malheureusement, je suis Borges.», susurrait à notre oreille attentive le clairvoyant Aveugle…).
    Roberto Bolaño clôt l’un de ses livres essentiels par la phrase: «Qu’est-ce qu’il y a derrière la fenêtre? ». Eh bien, le Réel, justement, nous prend-il envie de dire, ce qu’il y a derrière l’apparence, au-delà du double fond, une fois bien grattée la surface, ce à quoi l’on ne saurait accéder qu’en traversant, pour le dire d’un doux, mais cruel euphémisme, les « données immédiates« …

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