vendredi 30 octobre 2015

Crash-test en Suisse (seconde étape)

Demain, samedi 31 octobre à 16h, plutôt que de me déguiser en citrouille radioactive, je serai à la Librairie du Midi, à Oron-la-Ville, toujours en Suisse, pour une nouvelle rencontre autour de Crash-test. C'est une librairie chère à mon cœur, puisque ses proprios, Marie et Nicolas, ont réussi l'improbable exploit d'écouler plus de cent exemplaires de mon précédent roman, Tous les diamants du ciel. Et pas au même client ! Voici d'ailleurs ce que dit Marie Musy de mon dernier livre:
"Claro nous revient avec un nouveau texte qui tient autant du roman que du poème. Crash-test est un livre sans jaquette, comme si le lecteur devait poser ses yeux, et ses mains, directement sur les mots. Ou plutôt sur les corps. A travers trois personnages (un ouvrier qui travaille dans la section «crash-test» d’une usine automobile, une strip-teaseuse et un ado qui découvre la sexualité avec des bandes dessinées pour adultes), Claro nous invite à une exploration des corps. Quelle est leur résistance, qu’en reste-t-il une fois mort, quel est le prix d’un corps et quel effet celui d’une femme a-t-il sur les hommes ? A toutes ces questions l’auteur répond avec une infinie poésie et un humour absolument décapant"
En plus, ils m'ont arrangé une superbe vitrine, comme vous pouvez le constater sur la photo. Bon, pour être franc, tout n'est pas rose, et à ce propos j'ai une bonne et une bonne nouvelle à vous annoncer. La bonne nouvelle, c'est que dans cette librairie l'apéro commence à 16h. Cool, non? La mauvaise, c'est qu'un astéroïde de 470 mètres de diamètre devrait frôler la terre le même jour. Coïncidence? Je ne crois pas.

jeudi 29 octobre 2015

Crash-Test en Suisse (première étape)

Vendredi 30 octobre, à 17h, si jamais vous êtes du côté de Martigny, en Suisse, n'hésitez pas à faire un saut, que dis-je, un bond, une escale! à la librairie Des livres et moi (oui, je sais, il y a une astuce), j'y serai pour causer de mon dernier livre, Crash-Test (Actes Sud), un livre qui parle d'accidents même si, bon, comme me l'explique obligeamment le site salon-littéraire: "mettre bout à bout des historiettes ne fait ni un recueil de nouvelles ni, a fortiori, un roman.". Promis, la prochaine fois je  les mettrai autrement que bout à bout. Arf.

 
Ne reculant devant rien, je vous donne néanmoins l'adresse de cette excellente librairie : 31 Avenue de la gare 31 – 1920 Martigny. Il devrait faire dans les 15°. Là-bas, a priori, il y a des abricots et des ruines romaines, et aussi un centre de recherche en informatique Idiap (pour ceux qui l'ignorent, Idiap ça veut dire: Institut d'Intelligence Artificielle Perceptive). Bref, toutes les conditions sont réunies pour passer un bon moment.

mercredi 28 octobre 2015

Cinq conseils de traduction (en guise de sex-toys)


Je déteste les conseils. Je déteste en donner et je déteste en recevoir. Il y a quelque chose de graveleux dans le conseil, on dirait un vieux sex-toy qu'on essaie de vous refiler, et vous sentez bien au moment de vous en servir qu'il n'a en fait jamais servi, mais bon aïe trop tard. Non, je plaisante, j'adore les conseils, j'adore en donner (je me doute qu'ils ne seront pas suivis) et j'adore en recevoir (je les oublie presque instantanément), donc, en voici cinq, comme autant de doigts prélevés sur une main qui par ailleurs peut aussi gifler et caresser, c'est selon.

1.     Lisez le texte à traduire comme s’il était déjà traduit (et donc ne résistait pas, feignait d’ignorer ce qui l’attend)

2.     Lisez le texte à traduire comme si c’était une partition (laissez-le fredonner) 

3.     Traduisez le texte à tâtons, sensuellement, doigts en avant, tête un peu penchée, en marmonnant les notes que réveille le clavier

4.     Retravaillez votre traduction avec une ferveur millimétrique – comme pour l’affinage d’un orgasme – afin que le texte rêve qu’il retourne dans sa langue d’origine

5.     Lisez et relisez votre traduction comme si vous veniez de la découvrir enfouie dans du sable – soufflez aux bons endroits, grattez là où il faut, n’hésitez à passer la langue autour des contours pour qu’elle respire

mardi 27 octobre 2015

Histoire de version

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© Gerhard Richter
Passons une fois de plus par Claude Simon. Pour parler traduction, bien sûr. Faisons donc escale dans Histoire, où le « thème » de la « version » joue un rôle et tient une place prépondérantes, ou du moins récurrentes, puisque l'enfant du livre peine à plusieurs reprises sur des passages des Métamorphoses d'Apulée, les faisant bégayer, les "ahanant" pour mieux les laisser polliniser le texte. Il est aidé dans cette tâche par l'oncle Charles, et à l’instar de ce dernier, on aimerait parfois dire aux lecteurs qui renoncent à se dissoudre dans Simon ce que cet oncle bienveillant et revêche déclare au narrateur enfant qui cale au seuil de la version :
« Est-ce que tu ne crois pas que tu pourrais au moins faire semblant de la préparer avant de venir me dire que tu n’y comprends rien ? »
Oui, un peu de préparation, ça ne serait pas plus mal, non? Ou du moins l'illusion d'une préparation… C’est un moment crucial dans le livre, bien sûr, car l’oncle Charles n’est pas dupe, pas plus que Simon, quant à notre esprit de sérieux. Nous sommes souvent des lecteurs paresseux, distraits, insuffisamment roublards. Voilà sans doute pourquoi le grand Charles pousse un peu plus loin le bouchon rhétorique et demande alors à l'enfant:
« […] pendant combien de temps as-tu fait semblant de faire semblant ? »
Phrase stupéfiante, question carabinée, à laquelle il serait bon que tout lecteur, voire tout traducteur, réponde. Ne faisons-nous pas en effet, quand nous lisons, ou quand nous traduisons, semblant de faire semblant ? Le simple fait que l’action de feindre puisse être dédoublée, emboîtée dans son propre effet de miroir, est en soi assez mystérieux. Cela suffit pourtant à nous convaincre que quelque chose d’essentiel est ici à l’œuvre.

Nous feignons d’être plus ou moins prêt aux expériences de lectures qui nous attendent, mais c’est une illusion. Rien ne nous prépare vraiment à certains chocs littéraires. Mais pour entrer et avancer dans ces lectures qui déstabilisent, étant elles-mêmes nées d’un savant, d'un violent désaxement et ne concevant plus l’équilibre que de façon dynamique, pour ainsi dire fildefériste, pour ne pas (trop) nous perdre dans leurs méandres, il se peut que nous feignions d’y entendre quelque chose – un écho ? –, et c’est sans doute cette comédie de l’entendement – où la stupeur décide de se déguiser en confiance – qui nous en ouvre certaines portes, facilite certaines figures, permet quelques bonds, un peu comme quelqu’un qui mimerait la cécité pour tromper la nuit et finirait pas savoir se diriger dans l’obscurité.
Feindre, c’est aussi ruser. Et l'on peut, pourquoi pas, feindre de ruser — ce dont les textes ne se privent pas, non?

samedi 24 octobre 2015

Déposer les noms sur terre: Maylis de Kerangal au chevet de Lampedusa

Eh oui, le samedi, ce gymnase hystérique qu'est le Clavier Cannibale se change en moulin à posts et inflige à ses lecteurs consentants d'anciens articles de foi, histoire de ne pas se rouiller… L'article suivant date du 3 septembre 2014, et vous y avez droit à nouveau pour une bonne raison: les éditions Verticales viennent de republier A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal dans la collection"minimales".

Le 3 octobre 2013, Maylis de Kerangal est dans sa cuisine quand la radio fait état d’un naufrage : plus de trois cents migrants noyés et un nom, qui surgit de l’eau et des ondes :: Lampedusa. De même que derrière le Balbec proustien se cache une ville du Liban, ce mot de Lampedusa (« nom de pays : le nom », entend-on presque…), avant d’être un île aux yeux et aux oreilles de l’auteur, était lié à un acteur, Burt Lancaster, qui incarna le prince Salina dans le film Le Guépard de Visconti tiré de l’unique roman de l’écrivain Lampedusa ; mais, par un glissement qu’on comprend très vite, Burt Lancaster se détache du rôle du prince pour se dépouiller, tel un monarque déchu, de ses habits et errer de piscine en piscine dans le Connecticut de Franck Perry, non plus aristocrate en belle livrée se rendant au bal, mais homme quasi nu cherchant à remonter le passé dans le magnifique film The Swimmer.
En moins de cent pages pages, Maylis de Kerangal rend compte d’une géographie intime, composée de souvenirs, de lectures/écritures, de voyages aussi. Tel Burt Lancaster tentant de recréer le fleuve du temps à partir de poches d’eau isolées, de retourner dans la patrie perdue du passé en devenant le fil qui relie entre elles des îles d’eau, l’auteur tente, au gré d’un jeu de l’oie personnel, de passer d’un Lampedusa à l’autre. Il faudrait citer in extenso le passage magnifique où Kerangal tente de répondre à la question suivante : « comment les hommes avaient déposé les noms sur la Terre » :
« […] des goélettes usées abordent les rivages, l’ancre est jetée dans une crique sablonneuse au-delà de laquelle vivre une forêt close, les canots sont mis à l’eau et des types affamés s’y bousculent, hébétés d’émotions contraires, terrorisés quand soulagés d’être de retour vivants sur la terre ferme, silencieux devant la terra incognita qui s’étire devant eux en ce jour de l’an de grâce 1492 quand excités par l’or promis au terme de la course ; ils ont la gale, le scorbut, des pouls jusque dans les sourcils, et leurs vêtements raides de crasse sont bouffés de vermine […]. »
Ce « quand » que mutile l’apposition et qui voit s’éloigner sans cesse l’instant de sa proposition, ce « quand » venu en attaque et portant peut-être en lui l’empreinte de la rythmique simonienne, dit puissamment le hiatus entre dérive et refuge, égarement et recueillement, mutisme et baptême. Etre perdu sur terre, perdu à la terre puisqu’en mer, puis toucher un sol, y laisser choir les genoux et, entre panique et projet, nommer ce sol.

Les migrants naufragés, eux, sont morts à deux mille mètres des côtes de l’île de Lampedusa. Et tandis que le prince Salina fend, en fauve las, le bal carnassier que donnent les Ponteleone ; tandis qu’un Gaspard Hauser américain passe d’un miroir liquide à l’autre, le texte de Maylis de Kerangal cherche, au fil des souvenirs, à tenir « en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes » (Proust). C’est l’histoire d’un recouvrement, d’une éclipse : le nom de l’île venant enfin, après vingt ans d’étrangeté, obscurcir celui du vieil écrivain italien.

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Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit, éd. Verticales

vendredi 23 octobre 2015

Toussaint tout en patience


J’ai du mal à entrer dans l’écriture de Jean-Philippe Toussaint, et ce depuis ses premières publications, depuis La salle de bain, en 1985 ; ce doit être une question de tempérament, voire de température. Il est certaines œuvres qui ne vous « parlent » pas, ne vous « regardent » pas, au sens où leur parole et leur regard fixent un point, mobile on l’espère, par lequel vous ne passez pas, ou du moins ne vous attardez pas – bref, vous n’aspirez point à en devenir le lecteur, ou vous n’êtes pas prêt à, ou rétif à, ou obtus. Ça ne m’empêche pas, bien sûr, d’y transiter à l’occasion, ce que j’ai fait avec le court volume intitulé L’urgence et la patience, paru initialement en 2012 mais réédité cette année. Il s’agit d’un recueil de textes ayant globalement pour thèmes et motifs l’écriture (comment, quand, où), ses lieux (hôtels décrits, bureaux utilisés…), ses « héros » (Lindon, Beckett, Dostoïevski, Proust).

Le ton est souvent infra-badin, il taquine la superficie, frise la conversation, porté par une sainte méfiance du profond, lequel est sans doute soupçonné d’être trouble, ou du moins pesant. Ce que Toussaint dit de la Recherche du temps perdu, par exemple, n’excède guère les limites pâlottes du convenu – « sa richesse et ses dimensions exceptionnelles » – certes, son propos n’est pas Proust et son œuvre, mais les conditions dans lesquelles il l’a lu – l’heure du jour, la chaleur du jardin, la dureté du dossier de la chaise. On pourrait parler, à propos du style de Toussaint, de « pudeur baroque » : il feint toujours de s’intéresser davantage à l’ornement qu’à ce qu’il orne, prenant ainsi le risque – joussif ? – de passer pour léger, voire simplement de « passer ». Mais Toussaint travaille bien entendu un peu en dessous de la surface, et son art est davantage un art du filigrane que de la pointe sèche.

Parlons plutôt du texte qui donne son titre au volume : « L’urgence et la patience ». Dans un premier temps, cette dichotomie séduit, à la fois par sa simplicité et sa pertinence, puis par sa fonctionnalité. L’écriture est un dialogue entre ces deux… quoi ? méthodes ? pulsions ? Disons mouvements. Bon, assez vite, Toussaint semble les replier sur elles-mêmes, les rendant là encore un peu convenues : l’urgence est le domaine de l’impulsion, de la fougue, de la vitesse ; tandis que la patience, elle, a à voir avec la lenteur, la constance, l’effort. L’urgence « préside à l’écriture d’un livre » ; la patience s’abîme dans la « maturation », s’attarde dans la « documentation ».

Toussaint, décidément plus baroque qu’on ne le pensait, avance alors l’hypothèse suivante, autrement plus dynamique :
« L’urgence se construit par le travail. […] Il faut atteindre son territoire. […] C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. »
L’idée d’un « territoire de l’urgence » est assez fascinante. En spatialisant ce qui n’est a priori qu’intensité, elle autorise une conception autre que romantique de ce que Toussaint semblait pourtant ranger dans la catégorie « fougue ». Elle permet aussi de mieux saisir ce paradoxe de l’écriture, qui outrepasse le simple schème raison/passion : la collusion entre flux et stase (ce que j’ai désigné un jour lors d’une conférence comme le « syndrome du rhinocéros et du colibri », mais je vous en fais grâce aujourd’hui, hein). Et Toussaint de synthétiser ainsi ce qui est davantage qu’une intuition :
« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. »
Sans doute aurai-on aimé qu’il aille encore plus loin et se demande si la patience ne serait pas à sa façon un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie urgence. Mais ce serait sans doute verser dans la rhétorique. A moins que…
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Jean-Philippe Toussaint, L’urgence et la patience, coll. « double », éd. de Minuit, 2015, 6€

jeudi 22 octobre 2015

La persistance des potences: Rohe et Ferrari, auteurs profanes


A fendre le cœur le plus dur est né des noces de la répugnance et de la résistance. Répugnance devant des images : les photos prises par le reporter Gaston Chéreau lors du conflit italo-ottoman en Lybie (1911-1912), qui montrent des gibets, même si, bien sûr, c’est davantage la chose représentée qui répugne que l’acte de la montrer – mais les frontières sont floues, bien entendu, puisque rien n’est montré en dehors d’un(e) geste politique. L’image « n’est que la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède." Résistance face au silence des images : parce que, devant les puissances de l’obscénité  – la guerre mise en scène –, et confronté à cette forme de fascination que cherche à produire la violence, il se peut qu’il faille ne pas détourner les yeux et parler :
« L’horreur qui gouverne le regard doit être profanée par la parole et son prestige détruit. »
C’est donc en « profanateurs » – en auteurs profanes –, qu’Oliver Rohe et Jérôme Ferrari ont décidé d’accompagner ces documents de guerre, qui non seulement nous instruisent sur la puissance de l’image, mais aussi sur les modalités insidieuses de la propagande, et sur notre perception actuelle des guerres exportées.

Des gibets, donc. Car tout « commence » ainsi, par un simulacre de justice censé répondre à la barbarie indigène. Là où l’Arabe a massacré et mutilé (des soldats italiens), le colon va rafler et pendre. Et donner en pâture aux journaux ces photos où la pendaison est montrée moins comme un châtiment que comme un paysage : celui de l’ordre restauré, qui se contemple dans le pur vertige de son arbitraire. Au moins Chérau a-t-il le mérite de photographier de près ces morts sans sépulture, de  figer leur beauté interdite dans une « persistance miraculeuse ». Là où l’Etat a cherché à défigurer, le photographe a réussi à les « affuble[r] de cette parcelle d’humanité dont le gibet les avait dépossédés ». 

Rohe et Ferrari s’interrogent alors sur ce phénomène inédit, né dans la deuxième moitié du XIXème siècle, qui voit le cadavre s’imposer dans la photographie de guerre. Il semble que le heurt, la « déflagration » échappe, du moins au début pour des raisons techniques, à l’objectif, alors que le cadavre, lui, devient vite une proie morale, que l’on peut fixer sur la plaque, et qui, victime ou vaincu, raconte à sa façon le conflit. (Rappelons que les premiers sujets vivants photographiés étaient qualifiés, du fait des temps d’exposition extrêmement longs, de « cadavres préoccupés ».) Mais photographier la guerre, autrefois comme sans doute encore aujourd’hui, ne peut se faire hors cadre politique, hors imaginaire dominant. L’envoyé l’est toujours par quelqu’un.

Ce qui est révélateur, c’est la façon dont l’Occident peut se permettre d’exhiber, via des photos, sa « barbarie militarisée », ses soldats étant présentés de façon inconditionnelle comme les « dépositaires de la civilisation ». Le gibet, par sa verticalité, incarne la (fausse) droiture par opposition aux manœuvres « sournoises », quasi nocturnes dans leur « âme », de l’Autre. Il en découle cette illusion terrible dont se targue l’Occident :
« Aime le plus la vie celui qui dispose de la suprématie technique, celui qui peut se la permettre. »
Voilà pourquoi, dans les photos prises alors par Chérau (et d’autres), tout « concourt en vérité à rendre illisibles les actes de violence lybiens ». Rendre illisible l’autre – après l’avoir identifié, même grossièrement – tel est un des actes fondateurs de l’oppression. Le rendre illisible, qui plus est, en le « montrant », comme pour objectiver une illisibilité qui lui serait consubstantielle. Ce que Rohe et Ferrari synthétisent de façon foudroyante :
« Les indigènes ne recourant pas à la violence : ils sont violents : donc arriérés, donc candidats à la civilisation, donc colonisables, donc violents, donc arriérés. La violence pour eux n’est pas un moyen historiquement déterminé, tendu vers une fin, elle n’est pas une réaction provoquée et circonscrite dans le temps, mais l’émanation de leur nature immuable, la structure de leur personnalité. »
Tour de passe-passe tragique, syllogisme martial. Ne laisser exister autrui que dans le mouvement d’une violence. L’autre doit le rester, hors sépulture, afin que sa mort puisse être montrée sans faire en retour du « justicier » un bourreau.

A fendre le cœur le plus dur, de Rohe et Ferrari, est tenu de bout en bout, et leur phrase, qui évite tout écueil métaphorique ou toute complaisance syntaxique, n’en est pas moins exemplaire par sa rigueur où la pensée – le pensé – le mouvement de la pensée – ne se dilue jamais dans la formulation, mais au contraire l’innerve, l’articule, la précise et l’élance. A la virgule près, la réflexion, dans ces pages, demeure affaire de scansion. Bien que (ou parce que) forgé dans l’effroi, leur livre parvient à force de pertinence et d’intelligence à imposer une prosodie de la dignité.

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Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, A fendre le cœur le plus dur, postface de l’historien Pierre Schill, photos de Gaston Chérau, éd. Inculte/Dernière marge, 13,90€

mercredi 21 octobre 2015

Traducteur, enrichis-toi !

Je découvre sur le site de l'ATLF – l'association des traducteurs littéraires de France – que les tarifs pratiqués par les éditeurs français en ce qui concerne la traduction de littérature anglo-saxonne, tarifs indexés au feuillet de 1500 signes, vont de 13€ à 33€.

Les traducteurs touchant 33€ par feuillet peuvent-ils avoir la gentillesse de me communiquer la liste des éditeurs qui paient 33 € le feuillet afin que je prenne contact avec lesdits traducteur? D'avance, merci. 

Je dis ça parce que, comme la plupart de mes collègues, je suis payé entre 20 et 21 € le feuillet. Voire moins quand c'est un projet qu'on veut voir fleurir. Rarement plus. (Je ne vous embêterai pas avec les subtilités du comptage informatique qui a introduit de façon digitale l'idée de sodomie dans la conception de la rémunération — ceux qui traduisent me comprendront.)

Mais 33 € / le feuillet pour une traduction littéraire, forcément ça m'intéresse.

A la fois, ça m'effraie. Parce que je me dis que les éditeurs qui paient 33€ le feuillet doivent donner aux traducteurs des textes rudement difficiles à traduire (ou alors hyper chiants?). Mais bon, j'ai beau être partant pour des aventures du langage peu commodes, là  ça fout carrément les jetons. (33 euros? Sans déconner?)

mardi 20 octobre 2015

Sous le texte, la panthère


Sous le texte gît toujours un autre texte, dont la puissance évocatrice n’est pas sans faire l’économie de l’oubli. Écrire, c’est non seulement écrire en complicité avec d’autres écrits, mais également, ce qui peut paraître paradoxal, écrire dans le sillage de leur effacement, inscrire des traces vouées à s’estomper, ou se brouiller. L’écrivain n’est pas un mémorialiste, il travaille diverses matières à diverses intensités, mais à chaque fois comme si elles avaient la densité (ou la volatilité) d’un écrit, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’une expérience, de spéculations, de pures chimères. Le vécu ne peut tenir que s’il accepte d’être dissous dans la langue, c’est-à-dire de mourir dans la mémoire pour mieux revivre, différemment, certes, sur la page — ce que Proust a plus d’une fois souligné dans la Recherche.
En cela, l’écrivain se retrouve qu’il le veuille ou non dans la posture du traducteur, qui travaille son texte (sa traduction) en laissant son cerveau osciller entre deux mécanismes : la mémoire et l’oubli. En effet, lorsqu’on travaille sur le texte d’arrivée, on se doit de visualiser, comme s’il s’agissait d’un décor situé au fond d’une scène mais que les mouvements survenant au premier plan empêchent de distinguer avec précision, le texte d’origine. Et parce que cette étrange situation produit un effet de flou, il est ainsi possible à la langue de vibrer encore un peu, de renier son orbite et de s’affranchir de sa matrice tout en bombarder le nouveau avec les impulsions de l’ancien.
En fait, ce dont le traducteur doit se souvenir quand il s’attelle au texte pour ainsi dire célibataire qu’il a produit, à force de brouillons qui sont comme autant de versions, c’est non pas de l’exactitude de ses reliefs ou de la pertinence de ses creux, mais des lectures multiples qu’il en a faites en tant que corps imparfait. Il y a le texte, et il y a sa lecture, comme il y a un corps et son mouvement, un être et son contact.
Rappelez-vous : nous sommes dans une ménagerie, la panthère passe et repasse, et entre les barreaux passe l’autre de son regard.

samedi 17 octobre 2015

Les prix littéraires font-ils mal ?

Eh oui, le samedi, ce moulin à paroles qu'est le Clavier Cannibale se change en éternel retour et inflige à ses lecteurs consentants d'anciens posts, histoire de remettre les pendus à l'heure… Celui-ci date du 24 août 2010 et on espère qu'il fait encore du bien là où il passe…

Tout écrivain digne de ce nom, et à plus forte raison, indigne de celui-ci, devrait lire, ou du moins prétendre avoir lu – car la mauvaise foi a ici droit de cité – Mes Prix littéraires, dernier ouvrage paru du génialissime et néanmoins posthume Thomas Bernhard.

Achevé en 1980, ce recueil de courts chapitres traitant des diverses distinctions dont écopa l’auteur de Gel a plus d’un mérite. Certes, l’exercice consistant à critiquer, pour ne pas dire moquer, des prix qu’on s’est vu discerner peut paraître périlleux, mais il faudrait être sourd et aveugle pour reprocher à Thomas Bernhard de cracher dans la soupe, car la soupe, précisément, il la prépare à sa façon et nous la fait boire, non comme on prend un bouillon, mais comme on sirote un philtre aux effets encore inconnus. Car ce que raille l’auteur, c’est moins l’inévitable ambiance « comices agricoles » qui sied à des cérémonies souvent parrainées par l’Etat (du moins est-ce le cas, semble-t-il, en Autriche, cette autre France) que la dose de vanité que sniffe un écrivain.

Bernhard réussit le triple exploit de se gausser de pantalonnades dont il est le figurant convié, de sonder les ambiguïtés de l’orgueil et d’entraîner le lecteur dans de solitaires digressions, où, au détour d’un trait cocasse, surgit l’émotion, comme si elle avait attendu que s’étiolent les applaudissements de rigueur pour, en toute ingénuité, nous présenter son pur visage.

Ce livre est  affaire de morale, et si cela ne va pas de soi, cela y retourne, car c’est dans le soi qu’évolue et résiste Bernhard, pas tant dans l’ego vitreux à travers lequel autrui croit l’apercevoir, mais dans ce soi caverneux où les meubles qu’il faut déplacer doivent avant tout être fabriqué à la force du poignet et sans l’aide d’aucune lumière. La question pour l’auteur n’est donc pas tant de comprendre pourquoi ses pairs l’ont jugé « digne » de lauriers plus ou moins nauséabonds ou dotés, lui qui place ses mérites ailleurs que sur le terrain de la consécration officielle, mais plutôt d’effeuiller avec malice le fragile pissenlit de la vanité afin de laisser la conscience, dûment rabrouée, errer dans d’autres interzones autrement plus stimulantes que celle des remises de prix.

Et l’on retrouve alors, sous la plume aigre-douce de Bernhard, les divers orbes laissés par la pierre de solitude, cette manie faussement gênée d’autopsier certains souvenirs, ce refus d’honorer la concession d’un regard trop appuyé, et cet art funambule de la digression, du glissement, souvent intempestif, par lequel l’écrivain parvient non seulement à nous inoculer un rire venu d’ailleurs mais également à nous faire sentir la forêt derrière la branche où se pendre.

Dans son « discours lors de la remise du prix d’Etat autrichien », l’auteur de Béton le dit d’emblée, devant un auditoire dont on aurait aimé voir l’expression faciale et lentement fêlée :
« Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
Il n’y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires : tout est dérisoire quand on songe à la mort. »
On peut aussi imaginer la noire jubilation qu’éprouva l’écrivain en prononçant ces mots.

Post-Scriptum:  Bon, les prix d'automne pointent leur museau, alors bonne chance aux candidats au marbre (en carton détrempé ) et à l'humus (en blaireau moisi) ! Mais de grâce, ne faites pas une mou de veau si on vous envoie paître…

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Thomas Bernhard, Mes Prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky, Folio

vendredi 16 octobre 2015

Saint-Etienne, priez pour nous

Juste pour informer les personnes résidant à Saint-Etienne ou de passage à Saint-Etienne que ce week-end s'y déroulera la Fête du Livre, qui célèbre cette année ses trente ans sous la houlette d'Isabelle Rabineau. Je participerai le samedi 17 octobre à un débat/rencontre intitulé "Orwell now" (traduction: "Oubien, maintenant"), ça aura lieu entre 16h30 et 17h45, et ça sera avec les auteurs DOA, Jean-Michel Ribes et Boualem Sansal. Cette rencontre sera animée par Julie Malaure, journaliste au Point. En voici la teneur :
"Lorsque la littérature écrit ce qui ne se dit pas ailleurs, elle est à sa juste place. En 2015, elle occupe un point de vue sur le monde qu'elle est la seule à pouvoir négocier aussi librement".
Je ne vous promets pas d'être hyper brillant et inspiré sur ce thème, mais bon, à la fois je crois pas que ça sera noté sur 20. Sinon, le dimanche 18 octobre, je lirai des extraits de Crash-test entre 15h55 et 16h40 sur le Patio de l'Hôtel de ville. Ça tombe bien, j'ai toujours rêvé de lire sur un patio. Et j'espère que c'est réciproque.
Pour le programme complet de cette manifestation, c'est ici.



jeudi 15 octobre 2015

Tu es traducteur de l'anglais? Bon courage !

Le poète américain e e cummings a écrit un jour une lettre à Ezra Pound en octobre 1941, bardée de ragots, de commentaires politiques, de néologismes et de pseudonymes retors. La voici. Jeune aspirant traducteur, si tu as envie de traduire de la littérature américaine, n'hésite pas, c'est maintenant ou jamais. Perso, je m'en vais au fond du jardin ramasser les noix. Nuts, hein.

"October 8, 1941

DEAR EZRA—

whole, round, and heartiest greetings from the princess & me to our favorite Ikey-Kikey, Wandering Jew, Quo Vadis,Oppressed Minority Of one, Misunderstood Master, Mister Lonelyheart, and Man Without A Country

re whose latest queeries

            East Maxman has gone off on a c-nd-m in a pamphlet arguing everybody should support Wussia, for the nonce. “Time” (a loose) mag says Don Josh Bathos of London England told P.E.N. innulluxuls that for the nonce writers shouldn’t be writing. Each collective choisi(pastparticiple,you recall,of choisir)without exception and—may I add—very naturally desires for the nonce nothing but Adolph’s Absolute Annihilation, Coûte Que Coûte (SIC). A man who once became worshipped of one thousand million pibbul by not falling into the ocean while simultaneously peeping through a periscope and sucking drugstore sandwiches is excoriated for,for the nonce,freedom of speech. Perfectly versus the macarchibald maclapdog macleash—one(1)poet,John Peale Bishop, hold a nonce of a USGov’t job;vide ye newe Rockyfeller-sponsored ultrarumpus to boost SA infrarelations. Paragraph and your excoed Billy The Medico made a far from noncelike W.C. of himself(per a puddle of a periodical called “Decision”)relating how his poor pal E.P. = talented etc but ignorant ass who etc can’t play the etc piano etc… over which tour d’argent the wily Scotch duckfuggur Peter Munro Jack 5 Charles Street NYCity waxed so wroth he hurled at me into New Hampshire a nutn if not incandescing wire beginning “stab a man in the back but do it three years too late”:’twould hence appear you’ve still some friends, uncle Ezra, whether vi piace or non

now to descend to the surface;or, concerning oldfashioned i: every whatsoever bully(e.g. all honourless & lazy punks twerps thugs slobs politicos parlourpimps murderers and other reformers continues impressing me as a trifle more isn’t than least can less and the later it’s Itler the sooner hit’s Ess. Tune: The Gutters Of Chicago

“make haste” spake the Lord of New Dealings
“neutrality’s hard on my feelings”
—they returned from the bank
with the furter in frank:
& the walls,& the floors,&the ceilings)

As my father wrote me when I disgraced Orne—forsan et haec. And the censor let those six words through

hardy is as hardy does

                                    —salut!"

Resplendir en s'effaçant


Dès la première page, il devait être question d’une religieuse perdue en Corse qui se retrouve nez à nez avec un bouc impressionnant, mais comme souvent en littérature, ce qui se passe est tout autre chose. Ce n’est donc pas cette pleutre nonne dont on va nous parler, mais de la vie mouvementée du colonel Percy Harrison Fawcett, né 1867. Allez comprendre.  Va pour Fawcett. 
Dans un récit nerveux et scintillant tel un poème de Cendrars, Malek Abbou, l’auteur de ce conte affolé, déploie l’existence improbable  – quoique réel… – de cet explorateur chargé de délimiter les frontières entre Brésil et Bolivie.  On le suit dans ses pérégrinations, sur terre, sur l’eau, où il côtoie splendeurs et horreurs (les sbires des plantations jouent au bilboquet… avec des nourrissons guarayos qu’ils lancent en l’air puis empalent sur leurs machettes…), il fréquente Arthur Conan Doyle, l’anarchiste Jules Bonnot ( !), se prend de passion pour d’énigmatiques cités d’or, obtient de Rider Haggard, l’auteur de She, une statuette qu’il soumet à des expériences médiumniques de psychométrie, puis rameute quelques fous, dont son fils qu’il arrache à un destin hollywoodien, afin de s’enfoncer dans la jungle de Xingu pour n’en plus jamais revenir. Mort ? Le crâne fracassé ? Ou assimilé, intégré, fondu au noir dans l’or invisible de cités invisibles ? D’autres explorateurs partiront à sa recherche, en vain. Le récit s’achève là, ou presque…
Le livre change alors de cap. Et l’auteur d’évoquer une soirée passée avec un certain Altino, un « authentique paulastino publiant dans des journaux lusophones des études sociologiques ». Ledit Altino, qu’intéresse la vie de Fawcett, sait certaines choses sur les habitants mystérieux de ces cités dont nul n’est revenu – sauf lui. Il a même été sauvé, recueilli, guéri (et initié) par ces spectres habiles, qui ont maîtrisé l’art ultime du camouflage (« l’effacement est aussi une manière de resplendir »). Comment s’y prennent ces sages-hors-du-temps pour n’être pas débusqués ? Leur recette :
« Les lianes. Hallucinogènes. Une infusion. L’ayahuasca d’abord qui est déjà elle-même une décoction de deux autres végétaux : la chacruna et le mariri. Ce cocktail pousse loin la perception si on l’associe à la floripondio qui produit une extase colorimétrique de longue durée. L’association des trois est la condition de cet illimité solaire qui permet à la psyché de voir et de reconnaître partout, jusque dans le sang d’un colibri ces couleurs que l’œil nous refuse. »
Bien sûr, il y a derrière tout cela une motivation excellente : la quête de la volupté, de la sensualité unique. C’est un peu comme le chien-tigre à double truffe : au début on n’y croyait pas trop.
Le mérite premier de ce texte riche en prodiges et fulgurances, c’est de réussir en quarante pages ce que nombre d’écrivains auraient raté en quatre cents. Un roman épique, fantasque, scientifique, à la fois récit d’exploration, réflexion sur la théosophie, recueils d’anecdotes exotiques et matrice poétique, vrai/faux témoignage, mais sous forme elliptique, brève, électrique. Prenons-en de la graine : le lyrique peut se faire flèche, l’épique caméléon. Le confidentiel gouffre.
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Malek Abbou, Vies de Percy Harrison Fawcett, éd. Impeccables, 2011, 12,50 €

mercredi 14 octobre 2015

Mon livre n'a pas de presse: c'est grave, docteur?

Je ne sais pas si vous avez suivi ce canular qui, hélas, n'en est pas un. Il y a peu a paru dans le journal Libération une petite annonce signée par un écrivain, Fabrice Guénier, dont le deuxième roman, Ann, figure dans la liste du prix Renaudot (on est hyper impressionné…). Voici le texte en question (de l'annonce, hein, pas du roman):
« Dernier roman Gallimard encore en lice pour le Renaudot, n’ayant eu à ce jour ni critique ni article de presse, cherche à rencontrer journaliste curieux. Contacter Fabrice Guénier."
C'est bien sûr, d'une certaine façon de facto, un coup de pub, et assez bien relayé, entre autres par Les Inrocks. On comprend la tristesse ante coïtum de l'auteur, qui voit son livre en lice mais pas dans la presse. Mais que cherche-t-il à dénoncer (ou à vendre?). OK, son livre est sur une liste. C'est déjà pas mal, même si on s'en fout. Ils sont cinq cents et des poussières, en cette énième rentrée, qui peuvent s'accrocher avant que ça leur arrive. Certes, il n'a pas encore eu de "papier", et là encore ils sont plus de cinq cents qui peuvent non seulement s'accrocher, mais s'accrocher à une branche qui n'existe pas. Fabrice Guénier veut-il dénoncer un état de fait qui, rassurons-le, ne fera qu'empirer (eh oui) ou cherche-t-il à faire parler de son livre par des biais vaguement cocasses mais surtout éprouvés – l'homme est ancien publicitaire, pas membre de l'Oulipo, c'est bon on avait compris.

Disons les choses telles qu'elles sont, et telles que les attaché.e.s de presse vous le diront. Il est de plus en plus difficile de décrocher un papier, à moins de figurer dans le peloton de tête, qui se réduit chaque année, avant parution, voire avant écriture, à une dizaine de têtes de gondole. Et quand vous décrochez un papier, eh bien, ça ne fait guère avancer le schmilblik. La presse littéraire n'est quasiment plus prescriptrice. Ça peut éventuellement renflouer  l'égo des auteurs, ces frêles choses angoissées qui croient que l'ivoire dont serait faite leur tour a une quelconque valeur, mais pas au point de faire sursauter la courbe de leurs ventes vouées à l'extinction au bout de trois mois. Vous voulez vendre? Vendre vraiment? C'est pas compliqué, torchez votre copie puis envoyez à Ruquier & Busnel. Sinon, oubliez. 

Mais voulez-vous vendre? Parce que, bon, hein, je vous rappelle que vous êtres en principe un écrivain, et non un commercial. Votre boulot, ce n'est pas d'assurer les ventes et de booster la promotion. Votre boulot, c'est de faire des phrases. Une, puis, deux, puis trois. Puis de les recommencer. Encore et encore. Si votre livre ne marche pas, à qui la faute? Au système? Ah mais nous en sommes tous responsables du système, non? A moins que nous soyons… contre? Oups. Ne vous est-il jamais venu à l'esprit, ne serait-ce qu'une seconde, que, peut-être, la littérature a davantage à voir avec le discret, le clandestin, la résistance, la marge ? Qu'elle est peut-être menacée, mais que surtout elle est une menace? Vous voulez être la menace avec en prime les lauriers? Hum, ai-je envie de dire. C'est dur parfois de prendre des pincettes quand on aime jouer de la perceuse.

Que préférez-vous? Figurer sur une liste de prix "prestigieuse" (mouahhahah) et ne pas avoir de presse? Ou avoir un peu de presse et n'être sur aucune liste (what the fuck !) ? You know what?, comme dirait Droopy. Les trois quarts des livres de la rentrée ne seront pas sur des listes et n'auront aucune ou très peu de presse. Leur existence sera précaire, hasardeuse, catastrophique – leurs lecteurs seront rares, tardifs, aléatoire, mais, qui sait?, précieux, patients, ardents.

Prions seulement pour que ceux qui décrocheront le gros lot gagnent assez d'argent pour ne plus avoir besoin d'écrire.



De l'aubergine considérée comme un sex-toy

Je vous en avais parlé il y a peu: Le Courtier en tabac, de John Barth, ressort! Publié en traduction une première fois au Serpent à Plumes en 2002, il était ensuite passé furtivement au Livre de Poche en deux volumes. Le revoici le revoilà, grâce aux bons soins des éditions Cambourakis.

1055 grammes de prose pétillante ! Fourni complet avec quelques centaines d'alexandrins, une recette à base d'aubergine pour obtenir une érection plus que correcte si vous êtes micropénien, la véritable histoire de John Smith et Pocahontas, comment choisir un cahier pour écrire des poésies, quel expédient utiliser pour se torcher le fondement, quel effet a le tabac sur le comportement humain, des anecdotes édifiantes sur les bordels flottants, quelques mésaventures avec des truies, une histoire d'inceste, des pirates, un caméo de Newton en bougrelas, que sais-je encore… C'était ma deuxième traduction et j'y ai pris un plaisir extrême. Je l'ai dédiée pour cette nouvelle édition à la mémoire de Denis Roche, qui m'en avait confié (étourdiment) la longue et laborieuse confection au début des années 90.

Le livre est paru en langue anglaise (Etats-Unis) en 1960, il n'est donc jamais trop tard pour s'en faire un compagnon endiablé – puisque les livres, n'est-ce pas, ne sont pas sujets aux dates de péremption, qui sont, elles, l'apanage des produits de consommation alimentaire. (Bon, je pinaille, car certains livres ont tendance à ressembler à des produits alimentaires. Eh non je ne vous dirai pas ce que je pense du frichti concocté par Libérati.)
Bref, n'hésitez pas vous jeter sur ce Courtier en tabac avec l'enthousiasme un peu débridé d'un employé d'Air France sur un cadre en chemise de qualité.

La persistance des veuves

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C’est une histoire de semence, l’histoire d’une parole enfin libérée. Violette Ailhaud vient d’avoir 84 ans. On est en 1919. Il lui reste six ans à vivre (Violette est née en 1835). Et ce qu’elle a à dire, elle l’a confié à une enveloppe, que le notaire chargé de sa succession ne devra pas ouvrir avant l’été 1952. Dans l’enveloppe, un texte, qui devra être remis à l’aîné des descendants de Violette, « de sexe féminin exclusivement », ayant « entre 15 et 30 ans ». Ce texte s’intitule L’homme semence, et il a traversé le silence d’un siècle de veuves.
1852. Violette est sur le point d’épouser Martin. Mais Napoléon III a confisqué le pouvoir et ses opposants sont passés un peu partout par les armes. Dont Martin.  Au Saule Mort, hameau du village du Poil dans les Alpes-de-Haute-Provence, disparaît ainsi le dernier homme. Le père de Violette ? Mort aux Iles du Salut, au bagne. Les autres hommes ?  Transportés en Algérie. Le village des femmes prend alors une décision : non seulement résister, tenir bon, mais guetter, guetter le prochain homme, et lui demander d’être le futur père de tous les enfants à venir, afin que le village ne s’éteigne pas. Deux ans après la mort de Martin, un homme arrive. Violette va l’aimer, et à 84 ans le souvenir qu’elle garde leur nuit d’amour est un petit miracle d’écriture :
« Au début, je me retiens de mordre à pleines dents dans cet homme que j’attends depuis longtemps, depuis toujours je crois. Je sais ma faim mais je ne sais pas ce qu’il faut faire. […] Comme on serre les jambes, je serre, pour les empêcher de déborder, la violence contenue, le désir, l’attente du plaisir, toute cette force de vivre embâclée depuis deux ans derrière le barrage qui coupé le cours de ma vie. […] Je me jette sur mon Jean, […] Je prends, je mords, je frappe, je ne sais plus où je suis, je disparais, je perds conscience. Je hurle quand le plaisir m’envahit. La force, la profondeur de ce plaisir sont si inattendues que je pense un moment que je vais mourir ou devenir folle. »
Vingt-cinq pages : pour dire le plaisir promis, attendu, arraché. Les hommes reviendront, alors, épars, mais la guerre elle aussi reviendra, et si Violette, en 1919, décide de raconter cette histoire c’est parce que la Première Guerre mondiale a de nouveau pris et tranché tous les hommes de son village. Le dernier, dit-elle, est mort le jour de l’Armistice… :
« A chaque fois la République nous a fauché nos hommes comme on fauche les blés. C’était un travail propre. Mais nos ventres, notre terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué. »
Ce texte a si fortement impressionné ses lecteurs qu’il a donné naissance au « Festival L’homme semence », riche de spectacles, ateliers, expositions, conférences.  Il continue d’essaimer malgré le temps, hors littérature, bien vivant dans sa chair.
_______________
Violette Ailhaud, L’homme semence, éd. Paroles, coll. main de femme (« des livres à ne pas mettre entre les mains de tous les hommes »), illustré de 8 linogravures de Maryline Viard, 10 €

Ill: Carl Wilhelm Kolbe Le Vieux ( 1759-1815 ), Tronc de vieux saule pleureur, 1808, Kunsthaus Zurich

mardi 13 octobre 2015

La phrase du jour





"Je dirais même que c'est encore plus difficile pour les hommes d'écrire au nom d'une femme tout simplement parce que les hommes ne sont pas des femmes." — Joël Dicker

Comme si une chose grave: la frappe AC Hello


Naissance de la gueule : c’est le titre, et on va vite y entrer dans cette gueule, on va vite s’y dissoudre aussitôt, avec la langue, la langue brûlée de l’auteure, AC Hello, sur laquelle on pourrait se méprendre en allant trop vite, c’est-à-dire, qu’on pourrait, emporté par sa rage, ne voir là qu’un écrit à dominance tripale, un cri plus ou moins modulé, alors qu’en réalité la langue de Naissance de la gueule est du côté du chant, riche en inflexions, et travaillant ses ratés à l’aide d’une rythmique redoutable. Tout commence au bord du fleuve du périph, qui charrie ses véhicules aveugles, et qu’une « fille à la bouche ouverte » vient sentir plus que voir, en absorbant les pulsations, s’en écœurant – et l’écœurement finit alors par remplacer son cœur, car en elle, en cette fille, fanfaronne « un fils de pute » qui l’empêche d’exister, de fondre sa voix dans le flux. Oui, ici, tout est affaire de flux, de jus, et ça fuit, la fille fuit, les fluides fuient, et c’est parti pour une cavale de la langue et des organes, des pensées avortées, des pulsions foirées. 

La bouche étrangle, la gueule veut parler. Et respirer. Des sons forcent la trachée, et ces sons font guerre :
« Ma tête est une opposition. Un ensemble d’expulsés. Je rigole sur ma chaise. J’irai jusqu’au bout de ma terrible tête qui n’a plus peur d’elle-même. C’est foutu. Pour la rêveries idéaliste et optimiste. C’est foutu. »
La fille donc fuit, c’est-à-dire qu’elle se réfugie, aussi, chez des gens, mais les gens mordent, au début ils accueillent, puis ils demandent, demandent de la parole, de la bave, or la gueule veut sortir de la bave, en a marre de se faire cogner parce qu’elle refuse d’être « dans la culture du debout », et forcée de parlée, contrainte à l’articulation, se déchire elle-même dans sa la ngue :
« Isui sanorce, riste, isui anomerb, anometoil, anomlarge, barje, anomcile, anolair, sanorce, isui pfilld’monde, isui illemonde, isuis anom i puitvoir, i puimrapandre dsinterstices, i puitvoir dtamaison, ié lcor ié la c’science extensible et isui prtou. Ipuistir, ipuistir. »
Au lecteur d’apprendre à mâcher ça, il le faut, ça n’est pas fini, ça continue, et après toutes sortes de « collisions », d’aheurtements ressentis en chair et en langue commence un drôle de voyage en Floride, où ça ne fait qu’empirer, mais différemment, avec Stanislas, avec Emmy aussi, Tobby, Jérôme Akoulov, un monde interlope qui parfois vomit, parfois se branche sur l’art et l’argent. La fille va vomir tout ça aussi, lasse de ce:
« malaise ontologique de ces blaireaux de merde, en habits d’apocalypse, dont la cervelle remplie d’attractions illimitées, tend des sucreries à des jambes, des poitrines, des nez et des crânes »…

Exit la fille, commence alors la troisième partie de ce retable cramé, un texte intitulé « claque-tête », à la justif étroite, qui mitraille, utilisant les syllabes comme des semonces, des rat-rat-rat mitraillettes, pour qu’on entende claquer la violence, la guerre,  les rafles, les rafales.
Naissance de la gueule : quand le langage ne se laisse pas faire, ça fait mal, rien n’est épargné, et ça laisse dérisoire pas mal de proses racées.

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AC Hello, Naissance de la gueule, éd. Al dante, 13 €

A.C. Hello pratique la performance et/ou la lecture sur scène. Crée des situations. Elle dessine, peint et écrit. Nombreuses publications en revues et fanzines (papier ou internet, dont Overwriting, Chimères, Armée noire…). Expose également. Un passage (rapide mais efficace) dans le collectif L’Armée noire.
Elle crée la revue Frappa en 2014, revue multimédia visible sur le net, et qui a vocation a exister également en version papier.
De la même auteure :
Paradis remis à neuf (Livre + CD, éditions Fissiles, 2014)

lundi 12 octobre 2015

Brève polaire

C'est avec une joie non dissimulable qu'on apprend la parution éditoriale imminemment prochaine d'un ouvrage en forme de "conte philosophique" écrit par le moniteur de philosophie Michel Onfray, conte illustré par de l'illustration qui a été dessinée et peinte par la chanteuse-peintre Mylène Farmer.

Le titre figurant sur la couverture de ce livre écrit par l'auteur s'appellera L'étoile polaire – rappelons que, du fait de son alignement avec l’axe de rotation, une étoile polaire est perçue comme immobile par un observateur situé sur la planète, donc pas d'inquiétude à voir, l'agitation que devrait susciter ce livre ne devrait être en principe qu'une erreur de parallaxe.


samedi 10 octobre 2015

Retour normal au chaos

Désormais, le week-end, le Clavier Cannibale se change en vide-greniers et ressort de ses cartons d'anciens posts, histoire d'apprendre au temps à ne pas se croire linéaire… Celui-ci date du 25 mai 2011 et l'on espère qu'il a gardé un centième de son improbable pertinence…

Comment sait-on qu'on est à la moitié d'un livre, je veux dire: de son écriture? Quand tout s'est si bien enchaîné qu'on entraperçoit le fonctionnement aussi bien de la poulie que du moteur? Quand le vague calibrage de la bête vous confirme que son squelette est déjà bien doté, et de chair pourvu? Monstruosité de la planification… Non, on sait qu'on a parcouru la moitié du chemin de la vie de ce livre quand le moloch titube et crache,
quand les prévisions fanent,
quand le plan se plaint d'un début de rouille et que l'énergie produite, en revanche, refuse de rentrer dans le rang. 
Alors tout est menacé,
tout peut dérailler, il se passe ici et là des dizaines de court-circuits, qui font disjoncter le bien-fondé de l'entreprise, sa progression estimée, son dénouement espéré. C'est là, bien sûr, que ça commence à devenir intéressant, volcanique, géométrique. Là qu'il faut à la fois concéder, trancher, remanier, déplacer, oublier, repenser.

Parce que l'écriture d'un livre est toujours à deux temps (au moins…), celui du déroulé des intentions et celui de l'aventure du tracé. Vous vouliez parler des tribulations du lierre, vous voilà fasciné par la paralysie du citron. Le livre en cours est une machine à produire autre chose que son ombre porté. Suffisamment nourri, il commence à développer des anticorps dont il vous faut inventer, fissa, la maladie adéquate. Tout semblait bien se passer, mais il s'agit d'un livre, pas de l'anniversaire d'un ficus. Arroser ne suffit plus. Il faut être soudain à l'écoute d'un bruit de fond qu'on n'avait pas remarqué. Quelque chose s'est déplacé, un axe a bougé, la partition a tremblé.
 
Que faire? Il n'y a qu'une seule solution, qui est bien sûr plurielle: cesser d'être celui qui fabrique le livre pour devenir celui que le livre veut déplier. Le livre, comme toute structure ayant acquis assez d'autonomie, pose ses conditions, avec grâce, ironie, intensité — que dit-il? Il dit que l'acquis a fini son boulot, que l'inné s'ennuie, qu'il faut repartir du milieu dans les deux sens. Vertige. Panique. Mais aussi: griserie et catapulte. Enfin se joue autre chose que le bonheur de la confection, autre chose que l'exécution d'un désir. Le livre veut dire autre chose, et aspire à produire plus qu'à reproduire. Il faut donc se dissoudre, s'en faire un temps l'esclave attentif, puis, à la force du clavier, redevenir son maître, mais un maitre qu'il a réinventé, débusqué, façonné. Sinon, guère de lisière, peu d'entrain. 
 
Drôle de cuisine, où les ingrédients refusent les temps de cuisson prévus, où la sauce s'interdit de lier, où la barbaque veut redevenir poisson, et filer, couler, fuir par tous les trous de la rivière que vous preniez pour une muraille. Cent fois sur le métier détruire la belle ouvrage, pour que la carne, mal cuite et rétive, dicte ses conditions, et ne laisse pas au bouillon, pure fumée, le privilège de vous embuer les yeux. Il y a dans le livre en cours, dans le livre à moitié mâché, un nouveau corps, quasi pubère, qui attend une formation, au sens où l'entend Guyotat. Un apprentissage, qui fait de la main et de la gorge les membres nouveaux d'un atelier, (écris autrement! entends autrement!), atelier qu'il faut habiter, enfin, en ouvrier têtu, si l'on veut qu'un semblant de compagnonnage nous amène aux abords du village où il faudra bien débâter.

vendredi 9 octobre 2015

Une analyse objective et mesurée de la rentrée littéraire

Il est des personnes qu'on aime, qui ont écrit, longtemps, écrit du fond d'une discrète résistance, et qui parfois meurent. Elles meurent parfois, ces personnes, je veux dire par là qu'au fil de leur parcours survient à un moment plus ou moins identifié une cessation, purement technique, de leur geste — car si elles ne peuvent plus écrire, leurs écrits, eux, peuvent continuer et continuent de nous écrire, d'écrire nos corps, nos mémoires, puisque, paraît-il, nous les lisons, les lisons encore. Voilà pourquoi le Clavier Cannibale ne fait jamais état, ou si peu, ou si mal, de ceux qui disparaissent, ou du moins dont la disparition signe en surface la fin d'une avancée qui pourtant, on l'espère, proliférera, mais autrement.

L'hommage aux morts semble souvent lié à quelque devoir de mémoire, ou de rémémorade, de remembrance, s'accompagnant hélas de façon quasi pandémique d'une confusion entre la personne enterrée ou crématée et la résonance menacée de son travail. Or cette confusion, si humaine, trop humaine sans doute, éprouve une difficulté coupable à faire l'économie de l'éloge. Qui meurt bouffe du laurier. Notre formulation du deuil semble devoir passer par un gommage des aspérités. Nous ne voilons de noir que pour mieux chanter les seules clartés du fantôme qui s'est tu.

Je rêve d'un enterrement voluptueusement critique et saboté, le mien ou celui d'un ami, le tien lecteur, où chacun cultiverait avec panache et dérision le fier venin qu'il en tire; je rêve d'une crémation qui serait, sinon tout feu tout flamme, du moins un ambigu et rutilant règlement de comptes. On se contente trop souvent de humer avidement le fumet des récentes dépouilles, comme si leurs ultimes hoquets, même soyeusement fermentés dans l'humus ou roussis dans la braise, risquaient de s'offusquer de notre réticence d'encore vivant. 

Est-ce parce que l'écrivain mort ne peut plus répondre qu'on le lange dans la couche révérencieuse? Pourtant il répond, a répondu et répondra des fonts fort peu baptismaux de son œuvre, n'en doutez pas. Et la mort, croyez-moi, s'il l'a choyée dans son pansu défi et son moite compagnonnage, vous la trouverez au bout du moignon de chacune de ses phrases. Quant à cette histoire de trépas, elle est au mieux relative, n'est-ce pas. Certains, dont les pensums occupent des rayonnages, sont déjà décédés avant l'heure. D'autres se décomposent par avance à l'intérieur même de leur bouquin déjà boucan. D'autres encore tardent à renaître, n'ayant pas assez tété les polypes de la gloire.
"La pluye nous a débuez et lavez,
Et le soleil desséchez et noirciz:
Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez
Et arraché la barbe et les sourciz."
Débuons et lavons les livres que nous aimons, et au soleil de notre intempérance desséchons et noircissons leurs lignes. La langue nous fossoie bien assez comme ça, nul besoin donc de la pelle du laudateur. Rions de ces faux vivants qui n'écrivent qu'avec l'encre sucée de leur concession auto-patrimoniale et prêtons l'oreille, en curieux, en allié, en spectre inassoupi, à ceux qui, morts ou n'ayant ni envie ni peur de l'être, s'empêchent d'être les perroquets de demain et cherchent à faire de chaque os une flûte.

jeudi 8 octobre 2015

Strabisme textuel (et traduction différée)


On ne naît pas traducteur, on le devient, on le devient sans cesse, et ce devenir se traduit à son tour par une danse perpétuelle entre deux activités jumelles : la lecture et l’écriture. Traduire, c’est peut-être redécouvrir la lecture dans l’écriture et l’écriture dans la lecture. Lorsque je lis un texte en anglais (un texte que je sais, ou espère, devoir un jour traduire), ma lecture se met inéluctablement à « fourcher », il se produit un phénomène pour ainsi dire optique dans son fonctionnement : ma lecture louche, en quelque sorte. — Ou est-ce le texte, qui, « sentant » qu’il va subir une opération radicale, une transformation si intense que sa matière même est appelée à disparaître, se met à loucher ? Imaginez la scène. Je louche, le texte louche : comment dans ces conditions ophtalmologiquement suspectes, procéder à une mise au point ?
Quand je dis qu’il se produit une sorte de strabisme textuel, je veux dire en fait ceci : j’essaie de lire, sous le texte anglais (ou à travers, ou dans, à moins que ce ne soit au-dessus), son devenir en français ; autrement dit, le travail de traduction a déjà débuté, dans cet espace mental où le vu et l’entendu se mettent à résonner entre eux, et ce que je m’efforce de voir et d’entendre au fil de ma lecture c’est le travail du texte, le bruit discret mais constant de ses déplacements en apparence immobiles, sa volonté de se dédoubler, de décoller sa peau de sa peau, comme si à la suite justement d’un décollement rétinien imperceptible, ce que je vois n’était plus ce que je lis : c’est devenu ce que j’entends. La matière en apparence inerte s’est changée en quelque chose de corporel, et ce corporel est une voix.
J’ai l’air ainsi de prêter au texte original une volonté quasi propre de changement, une aspiration à disparaître/réapparaître. Comme si le texte, se sachant appeler, vibrait déjà, tremblait, oui, un tremblement de texte, c’est cela, des fissures apparaissent, des plaques se déplacent, et par ces fissures, entre ces plaques, émergent, telles des ombres mais des ombres musculeuses, avides, les autres possibles du texte, ceux qu’il rêve, qu’il convoque, et qui sont au début de simples échos, des notes frappées appelant l’épreuve de l’harmonie, puis gagnent en consistance, tel un liquide changeant de densité au contact d’un autre liquide.
Ce désir qu’aurait le texte fini de recommencer, est-il fantasmatique, projeté à sa propre surface par l’étranger que je deviens et qui en fait l’épreuve, ou n’est-ce pas au contraire l’une des conditions de sa survie ? Je ne dis pas que le texte aspire à être traduit – ce serait lui prêter une ambition contraire à la culture de l’échec sur laquelle il se fonde –, mais plutôt que la traduction déjà le somme, l’aspire, opérant une sorte d’appel d’air, entendant ou guettant en lui des vibrations qu’on supposait imperceptibles, parce que cadenassées à son contexte originel. Or la lecture, le travail du lecteur, a remis en branle le texte, et celui-ci a besoin pour perdurer d’être sans cesse déformé, malaxé, oublié, célébré, trahi, adapté, etc.
Insistons. Insistons encore. Insistons mieux. Ecrire, c’est lire. J’écris pour produire de la lecture. Je fabrique du lire. Je n’écris pas juste un livre qui ressemblera de loin à un objet, non, j’écris une matière vivante, proche de l’organique, qui devra trouver place et volupté dans la bouche du lecteur, qui devra être capable de résonner dans l’oreille-cerveau du lecteur, et non seulement de résonner dans cet espace fantasmatique qu’on appelle l’autre (et qui n’est pas le destinataire, mais un relai, un capteur, davantage un satellite qu’un havre ), mais de le contaminer, d’inscrire son ADN instable dans le code génétique de ses affects, de ses intellections, de sa mémoire. Le texte que j’écris, ou que je traduis, finira par tresser ses brins imparfaits dans la trame physique, linguistique et mnésique du lecteur, de l’autre, cet hypocrite et semblable frère.