mercredi 1 avril 2015

L'emprise du sens: Noémi Lefebvre

Faire une dépression: là où l'usage n'entend bien souvent qu'une chute, la langue, elle, annonce clairement, littéralement, un travail de sape. Faire une dépression: pratiquer un creux, donc. Creuser une tranchée pour s'abriter de l'ennemi. Or c'est ce à quoi s'adonne Martine, la narratrice du troisième livre de Noémi Lefebvre, L'enfance politique. Suite à un "viol politique" dont on ne saura rien (quoique…), elle plante mari et enfants pour s'aliter – creuser son lit – chez sa mère, où elle va passer son temps à regarder des séries "où passaient les saisons" – mise en boucle, donc. Là voilà donc "dénuée de société", "séparée [d'elle-même]", prise dans l'engrenage des antidépresseurs, des tentatives de suicides, des séjours en HP – la voici surtout de retour au bercail, chez une mère qui "mouline", une mère "sans corps" mais qui "a de l'empathie". 

Autant le dire tout de suite: L'enfance politique est un livre redoutable. Redoutable et souvent hilarant, d'une intelligence féroce et décalée, en perpétuel travail contre lui-même et la langue, un prodigieux éphéméride de la subversion en milieu statique. Constitué de phrases courtes, de paragraphes distincts, il semble à première vue faire du sur-place, mais c'est pour mieux émettre des vibrations continuelles. L'enfance politique est un livre en activité, qui plutôt que de décrire le paysage de la dépression, refile sa dépression au langage, histoire de voir comment ce dernier va réagir. Comme chez Beckett, Artaud, ou Kafka, le terrain est miné, propice à la fois au rire et à la pensée, traversé par des pulsions animales, avec comme mets principal la langue, cet organe qui ne passe pas:
"J'étais en colère contre cette mère poule et moi élevée sous la poule, autant dire inapte à la chasse au lapin, limitée dès le début par la condition poulistique de ma mère, tirant de ma mère tout mon état d'étant, incapable de porter le fusil ne serait-ce que pour manger, préférant mourir de faim que tirer un lapin, ma mère une volaille en basse-cour ayant fait son devoir c'est-à-dire que oncques elle n'eut de souhait impossible et n'eut jamais envie de tuer le moindre lapin ni de le dépecer ni de le couper en morceaux ni enduire de moutarde et faire revenir dans l'huile avec l'échalote, de l'ail et des carottes et noyer dans le vin blanc."
On le voit, on le sent, c'est ici la grammaire, et en particulier la syntaxe qui subit la dépression. Noémi Lefebvre tord les pronoms, désosse les temps verbaux, mutile les préfixes, mais le fait avec légèreté, l'air de rien, comme au creux d'une évidence: rien ne va plus, donc la langue ne tient plus. Comme dans ce paragraphe incroyable, où le vide de la langue est d'abord chahuté par le passé simple, puis se contracte in extremis, pour ainsi dire in cauda venenum, dans un pronominal inédit:
"Maintenant que c'est fait c'est fait. Il faut voir les bons côtés de la vie, elle eut de la chance dans ce malheur qui ne vient jamais seul, parce que maintenant elle m'a, et moi aussi je l'ai. Elle et moi on s'a."
Mais cette dépression, me direz-vous, quelles en sont les causes? Quel est ce viol politique qu'évoque, en amnésique partielle, Martine? Il est question dans ce livre de la guerre, de l'abus, de la nation aussi. Il y a l'Algérie, il y a le Maréchal, et la Corée, et aussi un étrange chien qui résiste à tous les coups, et des rats qu'on plie aux lois. Il y a cette question:
"Je me demande si l'histoire de ma mère dans la guerre de son enfance ne m'aurait pas conditionnée à subir quelque petite violence politique de dessous les fagots."
L'enfance politique est une grande leçon d'écriture. Il ne baisse jamais la garde et laisse le langage commun y faire son nid pour mieux en tuer toutes les fatales portées. C'est un livre de grammaire, de folie et de combat. Comme il est dit vers la fin: "Soudain, par un beau jour de n'importe quelle saison, boum. Pas de chichis. Fini les manières." Pas de chichis, donc. Pas d'impression de dépression. Juste la guérilla des phrases pour sortir du piège à rats qu'est la langue qu'est la nation qu'est l'oubli.

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Noémi Lefebvre, L'enfance politique, éd. Verticales, 19 €


2 commentaires:

  1. 100 000 000 de requins tués chaque année pour dix hommes dévorés et ces pauvres lapins élevés en batterie qui s'écorchent les pattes fendues par les grilles de clapiers infects pour nourrir une population en constante croissance et si la mer déborde on voit verser au beau milieu des chaloupes surchargées de survivants, de fuyards, le contenant pour dissoudre le contenu dans des jus pollués.

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  2. Je crois que votre article rend vraiment hommage au travail d'écriture et, comme vous dites, à la "dépression de la syntaxe" qui a lieu dans L'Enfance politique ! J'ai vraiment apprécié la cohérence stylistique du roman, ma recension ici : https://femmesdelettres.wordpress.com/2016/07/07/noemi-lefebvre-lenfance-politique-janvier-2015/

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