mercredi 25 mars 2015

Un texte en son absence: la syncope selon Cazier

Un texte qui serait et ne serait pas, serait là bien qu'ailleurs, serait son absence, sa dissolution aussi. Ce texte & autres textes, de Jean Philippe Cazier, semble obéir au principe d'incertitude, qui veut qu'on ne peut déterminer en même temps le lieu et la vitesse d'une particule, et ici la particule serait un texte, et le texte qu'on lit un commentaire de ce texte – le poème de cet absent. Mais qu'est-ce qu'écrire sur un texte qui n'existe pas? Ce texte est-il l'absent de tout bouquet? Le livre à venir? La trace? L'indicible. Cazier parvient à former des modules quasi ondulatoires pour tenter d'explorer ce non-lieu. Il s'agira donc d'écrire sur ce
"texte, que personne ne peut voir, dans ce texte absent, dans lequel le manque, dans lequel est absent, ce texte, que personne ne peut voir, se reflète dans un silence, où se reflète l'absence"
Loin d'être une songerie, une dérive ou de simples variations, le livre de Cazier est un combat de souffle, une résistance d'esprit – usant de la répétition, de la ritournelle, du presque bégaiement, l'auteur interroge (et défie) la nature du texte absent. Où est le texte qui n'est pas? Pourquoi n'existe-t-il pas? A-t-il été, disparu, renoncé? Il faut pour cela, dans l'acte même d'écrire, en étudier et en épouser tous les avatars. Le manque, le silence, la destruction, la nuit, le rêve, l'invisible, le vide, l'effacement, le blanc, l'ombre, l'inconnu, le miroir, la limite, etc. : ces mots, chez Cazier, ne désignent pas de vagues postures mais font au contraire office de plateaux, de possibilités, qu'il s'agit d'arpenter afin d'entendre et de savoir quelle intensité survit du texte-qui n'est pas. Le texte, donc, passe et repasse par ses possibles, ses incarnations, ce qu'il fut ou aurait pu être avant de ne plus être que l'avenir de son empreinte.

Lisant Cazier, lisant ce texte qui ne remplace pas un autre texte, ne l'occulte pas non plus: le sentiment à la fois vertigineux et rassérénant, inquiétant et puissant, qu'ici est dit et avancé quelque chose de fondamental sur ce qu'est l'écriture, la création d'une écriture:
"Ce texte comme entité psychique: unit non une chose et
ce texte, mais ce texte et un texte, donné par sa lecture
(celui-ci n'est pas ce texte matériel purement lisible (simple
chose, simple texte), mais l'empreinte psychique de ce
texte, la répétition qu'en donne la lecture
(ce texte et la la lecture psychique de ce texte
font donc de ce texte un autre texte))
(ce texte est la lecture psychique de ce texte.)"
L'entreprise de Cazier semblait a priori impossible, viciée, voire vaine. Convoquer le vide du texte absent, l'habiter un instant, en varier les vibrations, le laisser se peupler d'absents, de leurs cendres – c'était s'avancer en territoire inconnu, risquer la chute, être pris dans une "pâture de vent". Mais d'emblée, Cazier occupe entier le lieu du chant. Il dit ce qu'il fait, fait ce qu'il dit. Son texte s'invente comme palimpseste sans cesse dissous et régénéré des textes en absence. L'auteur convoque également Mandelstam, Poliakoff, Mallarmé, Rimbaud, Duras, mais aussi Rothko, Malevitch – "Effacé englouti" –, Soulages, comme autant de familiers de la disparition, des noms qui fonctionnent en actes de mémoire, permettant de décliner le nom pluriel de qui traverse la page, la toile, etc. John Cage pourrait être un autre de ces noms, tout comme Messian. Artaud. Dreyer. Les grands troués.

Ce texte & autres textes se veut dialogue, philosophie du dévoilement/recouvrement, chant de l'impersonne:
"(Ce texte sans personne (peuplé de voix, de cris, de bruits
(langue brisée, confuse (langue soudaine (répandue – où?)))))."
Et si la mort réclame son rôle, dans la marque du silence, au cœur de la disjonction, c'est pourtant tout autre chose qui naît de la lecture de ce texte: le contraire du renoncement. L'affirmation d'un écart. Godot est venu puis reparti. A-t-il parlé? Qu'importe. Il faut continuer.

________
Jean-Philippe Cazier, Ce texte & autres textes, éd. al dante, 72 pages, 9€

(Note: Jean-Philippe Cazier est poète, traducteur et écrivain français. Il collabore à diverses revues (Chaoïd, Inventaire/Invention, Inculte, Concepts, Chimères), rédige des textes poétiques ou de fiction ainsi que des études sur, entre autres, Deleuze, Guattari, Foucault, Derrida, Michaux ou Jacques Doillon. Il est membre du comité de rédaction de la revue Chimères, directeur de publication aux éditions Sils Maria et collaborateur à Médiapart. Nombreuses publications sur publie.net.)

2 commentaires:

  1. À lire comme ça ce qui en est rapporté, cela fait aussi songer un peu à Edmond Jabès et un peu à Blanchot..

    RépondreSupprimer
  2. Intriguant, un léger goût de s'y perdre (en tout cas ce texte parle très bien de cet autre texte)

    RépondreSupprimer