lundi 9 mars 2015

La construction d'une patience: Frank Smith pense à toi

"Je pense à toi": que dit-on quand on dit ces mots? Que pense-t-on? Est-ce une pensée, seulement? Quelle sorte de pensée? Quel pensé? Pense-t-on? Est-ce l'expression d'un manque, d'un désir, une promesse? A partir de ces interrogations, dont Levinas fit un temps la matière d'essais – et dans le mouvement d'une résidence dans l'Essonne –, l'écrivain Frank Smith a conçu un livre-strates qui tente non d'épuiser l'énoncé magique — je pense à toi – mais de montrer tout ce qu'il recouvre, tout ce qui le recouvre, tout ce qu'il découvre, aussi. 

Chaque page du livre – qui s'intitule Surplis – se présente donc comme la trace et la mémoire accumulées d'autres énoncés nés de cette phrase/pensée matrice. Des carrés et rectangles qui se chevauchent, s'oblitérant parfois, pour dire la juxtaposition des formes, la simultanéité des pistes de pensées. On entre ici dans le monde feuilleté du bégaiement, de la répétition, du "repentir" : dire et redire les choses, garder l'empreinte, sauvegarder la mémoire de ce qui est dit — les énoncés se bousculent calmement, s'enrichissant en même temps qu'ils se disputent l'espace de la page:
"Je pense à toi, c'est se retirer de l'ombre de l'autre" – "Je pense à toi, comment produire une idée de toi?" – "Je pense à toi, Je pense à toi, dans chaque calme fragment c'est ton visage incomplet qui perle et prononce" – "Je pense à toi, je cherche la phrase qui ne te fait pas reculer" – "Je pense à toi, une pratique, je conquiers un  corps de souffle" – "Déraillement, déviation, changement d'aiguillage"…
Au cours de cette quête de la patience – puisqu'il s'agit de mettre à distance le désir caché dans le "toi" pour arpenter les plis et surplis du "je pense" afin d'atteindre sa crête extrême, ce "à" par lequel la pensée non pas s'achève mais, peut-être, s'envole –, d'autres voix sont invitées à revêtir le "surplis" de cette pensée en apparence seconde, additive (addictive?): Jean-Luc Nancy, Alain Badiou, Bertold Brecht, Blaise Pascal, Jacques Darriulat, etc.

On aurait tort néanmoins de croire qu'on a affaire ici à un livre désincarné, ou seul le recouvrement aurait valeur performative. La mise en page (due à Julie Patat) – par sa rythmique formelle, son sens du silence, la subtilité de ses variations – instaure un espace propice à la création d'une émotion – et sans doute faut-il s'interroger sur le seul fait qu'un seul mot apparaît barré: "émoi".
Si "je pense à toi" est davantage qu'une pensée, ou moins qu'une pensée, c'est peut-être qu'il s'y joue (s'y perd?) une tension liée au manque, et donc au désir. "Penser à l'autre" apparaît alors sous un jour différent, parce qu'issu d'une nuit, aussi, et l'on y devine à la fois le pressentiment d'un corps (l'absent réincarné par la pensée) et la déterritorialisation de la pensée (le pensée s'affranchissant de sa réflexivité). 

Plus liturgique qu'il n'y paraît à première vue, Surplis, par la friction de ses lectures, son invitation à un travail de navette de la pensée, finit par composer un chœur d'énoncés troublant parce que sans doute troublé. Une musique naît des interstices, des clivages, des oblitérations – on y entend alors résonner, ténu, têtu, le "la de l'intempestif", quand le "je pense à toi" se change en "tu manques à ma pensée". 

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Frank Smith, Surplis, éd. Argol, 20 €

4 commentaires:

  1. Bonjour Claro,
    Merci pour ce très beau texte. En plus, avec les balises, j'ai maintenant la chanson de Régine en tête, j'avais presque oublié que c'était l'une de mes chansons préférées. Sinon, parmi les livres dont vous avez parlé à Charybde (je n'y étais pas, sinon je saurais), celui où il est question de "ruptures qui donnent du vent aux semelles", c'était lequel ? (c'est pour une amie de la soeur de ma cousine qui aurait envie d'écrire "je pense à toi" à un mec qui n'est pas trop là, et il vaudrait mieux qu'elle se retienne et qu'elle lise plutôt un truc qui donne du vent aux semelles ; excusez-la, elle n'y croit pas trop en fait, je vous rassure, la question est posée à tout hasard, et elle comprendra que vous ne jugiez pas utile de répondre).

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    1. C'était une référence au texte de Colette Mazabrard, "Monologues de la boue", texte très rimbaldien par bien des côtés.

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    2. Merci beaucoup.

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  2. Je pense à toi, quand penser à un autre nous résorbe, nous efface en nous absorbant comme un buvard le ferait d'une encre qui nous attache à notre parcelle de réel et nous définit en tant qu'être indépendant inaliénable, excès de la pensée amoureuse, passion dévorante alors que ne penser qu'à soi achève de tracer le territoire de l'égoïsme qui utilise l'autre pour atteindre sa faim en l'apaisant sans tenir compte des conséquences allant jusqu'à l'oubli en traversant le mépris, l'indifférence, le calcul pour tenir bon l'objet de sa convoitise ou concupiscence.

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