jeudi 12 février 2015

La manigance des livres

Sait-on pourquoi on achète certains livres? Mardi, de passage à Marseille, je constate qu'une pénurie fatale pèse sur mes lectures. J'ai lu dans le train la moitié des livres que j'avais apportés, et quant aux deux qu'il me reste à lire, ils me tombent des mains, sable sec plus que poussière d'or. Or j'ai encore quelques jours dans le sud, et pas mal d'heures de train (Marseille-Fréjus; Fréjus-Aix; Aix-Marseille; Marseille-Paris). Je file donc à la librairie la plus proche de mon hôtel, qui se trouve être L'Odeur du temps. Ne serait-ce que pour le rayon Poésie, c'est une escale précieuse.
J'y passe un certain temps, une heure probablement, même si le temps passé en librairie est un temps très particulier, les secondes étant remplacées par les titres parcourus, les minutes par les pages feuilletées, les lignes avalées faisant de nous d'étranges poissons assoiffés, avides d'hameçons, aux yeux écarquillés, évoluant lentement entre les rives d'étagères… Bref, je repars avec trois livres: Cerveaux, de Gottfried Benn, Journal d'un gardien d'hôpital d'Oleg Pavlov et La fin d'un roman de famille, de Péter Nadas. — Ciel bleu microsoft, soleil cou intact, le Vieux Port comme à neuf. Un mardi sur terre, près de l'eau. Avec en fond le grand cerveau carré du MuCEM qui expose des "moments si doux" signés Depardon.

Bien sûr, je peux justifier individuellement de chaque ouvrage. Par exemple, je sais que je prends le Benn parce que je viens de lire 1913, le livre de Florian Illies, où il est question entre autres de Benn. Pour le Pavlov, j'ai également une explication: c'est un témoignage russe, constitué de paragraphes courts, et il se trouve que ma fille étant sociologue et russophone, j'ai de plus en plus tendance à m'intéresser à des documents sur la Russie. Pour Péter Nadas, eh bien, c'est Nadas, n'est-ce pas, qui plus est publié par un éditeur que j'apprécie particulièrement, Le Bruit du Temps.

Mais y a-t-il quelque chose qui lie ces trois ouvrages, quelque chose qui prédomine à leur réunion? Car j'aurais pu en choisir mille autres et trouver pour chacun une raison valable de l'acquérir. Je m'aperçois alors que le Pavlov traite en grande partie de cadavres à la morgue de l'hôpital. Quant au recueil de textes de Gottfried Benn, il s'ouvre sur des poèmes intitulés… "Morgue". Et le Nadas, me direz-vous? Hanté par la mort à venir du grand-père et de la grand-mère, il est également parcouru par le motif obsédant d'un poisson agonisant. Hum. Serais-je dans une phase morbide? Je cherche. Il y a une explication. La dernière fois que je suis venu à Marseille, que j'y suis resté quelque temps, c'était pour assister à une partie d'un tournage, celui du film de ma femme, Marion Laine, A cœur ouvert, adaptation d'un roman de Mathias Enard, Remonter l'Orénoque, l'histoire de deux chirurgiens, une histoire qui se déroule en partie à l'hôpital, avec en prime un coma dont on ne revient pas (quoique…).

Est-ce ainsi que vivent et manigancent les livres, tapis au fond de la bibliothèque de notre cerveau, contractant de mystérieuses alliances par-delà le suaire de leurs couvertures, profitant des associations de hasard (Marseille, l'hôpital…) pour se frayer un chemin jusque sous le scalpel de nos yeux? Allez savoir. Ce qui est sûr, c'est que leur dénominateur commun va au-delà de notre simple subjectivité. Poissons nous sommes, profondes les eaux – et malins les livres. Nous reviendrons sur ces lectures, quand nous aurons refait surface…
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Gottfried Benn/Alain Bosquet, Cerveaux, édition établie et présentée par Eryck de Rubercy, éd. de la Différence
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Péter Nadas, La fin d'un roman de famille, traduit du hongrois par Georges Kassai, éd. Le Bruit du Temps
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Oleg Pavlov, Journal d'un gardien d'hôpital, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éd. Noir sur Blanc
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Florian Illies, 1913, Traduit de l'allemand par Frédéric Joly, éd. Piranha

9 commentaires:

  1. La trame d'une vie en quelques mots, une femme, une fille, un chien répondant au nom de Pavlov et qui s'acharne sur votre manteau en cachemire. N'importe quel détective privé y lirait un manque, une absence où un complexe freudien laisse parler son symptôme. La mère peut-être s'est absentée définitivement pour vous laisser dans cette faim gargantuesque . Si avec tout ce fatras vous n'écriviez pas, vous seriez bon libraire.

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  2. Pas besoin de raison pour lire Pavlov : tout est bon. Les russes actuels ne me déçoivent jamais et ça, c'est reposant.

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  3. ce n'est finalement pas un si mauvais choix
    Gottfried Benn c'est généralement bon et agréable à lire
    mais il y avait d'autres choses à lire
    le chant d'Achille de Madeline Miller (traduit par Catherine Auché) ed. Rue fromentin
    la belle histoire entre Achille et Patrocle, un peu de douceur dans le mode illien
    ah le grand myrmidon au temps de ses amours.....
    et tant qu'on y est, le petit bouquin de Stéphane Foucart, d'habitude chroniqueur scientifique au Monde sur la même guerre de Troie (La guerre de Troie a t'elle eu lieu, lib Vuibert)
    c'était paru en feuilleton dans le Monde le samedi pendant l'été
    assez bien documenté et qui remet en situation les textes des aèdes (dont Homère, mais aussi des aèdes yougoslaves (surprenant raccourci), les métallurgistes (fer ou bronze) et les différentes murailles des cités grecques
    (Et si toutes ces destructions résultaient d'un grand tremblement de terre ?
    et la théorie du complot montée par les médias de l'époque (je_suis l'aède !!!!)
    voila de quoi occuper un trajet Aix-Marseille (pour le roi barbu qui s'avance, ne pas confondre avec le contrôleur)....


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  4. Poissons nous sommes, profondes les eaux. Quels textes magnifiques, le vôtre, les autres. Oui, les livres manigancent. Quelle consolation.

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  5. "le temps passé en librairie est un temps très particulier"
    Je suis tellement d'accord...

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  6. Claro = cannibale lecteur

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  7. Serait-ce que vous fassiez vous aussi grève ou plus improbable, auriez vous trouver à aimer qui vous dispense d'adresser signes de vie, activité mentale, traçage de vos passages au milieu des rayons luminescents de la création et activités qui nous contiennent , retiennent de passer à trépas pour tous en raison du reste. Votre ligne de frappe s'en vient à manquer et mon cœur sans émoi ni lui aimerait tant perdre dans vos mots ce qu'il ne trouvera pas.

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  8. autre manigance, prémonitoire celle-ci, Claro écrit : "Bref, reprise des HOSPITALITÉS autour du 24 " (post du 5 février)

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