lundi 23 juin 2014

Cendrey dans le cimetière des fous

Les jouets vivants, de Jean-Yves Cendrey, est un livre rare, dans le sens où, bien que rapportant des faits réels et odieux, bien que mettant en scène l'auteur lui-même, il parvient à ne pas se laisser dévorer par son sujet, à ne pas faire de celui-ci le portefaix du pathos.
Comment est-ce possible?
Rappelons tout d'abord ce qui ici est exposé : la mise à jour (et à l'ombre) d'un instituteur pédophile, protégé par sa communauté et sa hiérarchie pendant des années, la machine mise en branle pour aboutir à l'inculpation dudit instituteur, et le rôle salutaire de Cendrey dans cette affaire. L'écrivain, face à cette matière, qu'il a en outre traversé, d'où il a dû s'extraire, court de toute évidence un risque majeur: celui de laisser son "sujet" prendre le pouvoir, et de livrer la page en pâture aux affects. Pour empêcher ce renversement, Cendrey recourt à ce qui est non pas le secret mais le principe même de l'écriture: le détour. Plus de cible, plus de flèche, juste la corde bandée, ses vibrations. Cendrey va donc "passer" par "autre chose": la mort du père, qu'il va aussitôt doubler de la fameuse Lettre au père de Kafka, qu'il va également doubler de sa propre "lettre au père", laquelle est lue à la faveur d'un colloque sur Kafka. Il peut alors planter le décor, non seulement une bourgade normande, mais aussi ses habitants, ses atavismes, ses dénis, ses monstres – bourgade dans laquelle il vient habiter, faisant d'elle un livre, et de lui l'habitant du livre, l'invité réticent d'une histoire qui est déjà en marche.
Le premier chapitre est peuplé d'animaux: chien, pigeon, pigeonneau, chat, rat, canard, cane – comme si, avant d'en arriver à l'auteur de La Métamorphose, il fallait aussi à Cendrey affronter un autre bestiaire, en passer par une autre ménagerie, faire vibrer l'animal et l'humain au prisme de la violence avant d'en arriver à la bête humaine chargée de l'éducation de jeunes enfants – débusquer un rat, ce qu'il fait littéralement dans ce premier chapitre, le rat étant caché dans le pigeonnier:
"Je découvre avec irritation que les pigeons, non contents de leurs manières criminelles [ils laissent crever leurs enfants], sous-louent leur pigeonnier à un énorme rat."
Voyez, on n'est pas encore dans l'école, et pourtant on y est déjà. Le détour est parfois plus rapide que la ligne droite, parce qu'il opère, même à distance, des frictions. Dans la mémoire du lecteur, les strates finiront par se chevaucher, se fondre, s'entredéchirer. Sans ces stratagèmes, qui ne sont pas des ruses mais des nécessités, des prudences devenues audaces, la fiction se déliterait, l'histoire se raconterait, d'elle-même, et la violence irait se nicher dans le récit comme une pacotille dans de la bourre lieu de l'imprégner tout entier, corrosivement.
Cette fameuse "rage", qu'on associe souvent à l'écriture de Cendrey, est d'une cruciale subversion: elle lui permet, en confrontant, comme chez Genet, cadence classique et véhémence verbale, d'affronter son sujet, de l'essorer, le diffracter, le dévorer sans jamais le nier, l'écarter. Elle fonde aussi la générosité du texte, capable de brasser d'autres histoires, d'autres deuils, d'autres combats. Pour cela, l'écrivain doit savoir conjuguer vertige, audace et maîtrise:
"Je tourne je tourne. La tête me tourne. Je fais un choix puis m'en détourne."

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Jean-Yves Cendrey, Les jouets vivants, éd. L'Olivier / Le Seuil, 2005 – repris en Points, n°1624


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