mercredi 7 mai 2014

Le point sur la situation, par Peter Szendy (et grâce à Maylis Kerangal)

La semaine dernière, Maylis de Kerangal était invitée par la librairie Charybde pour officier en tant que libraire d'un soir. Elle y a présenté un choix de sept livres qui, plutôt que d'être des lectures phares ou fétiches, étaient sept balises importantes pour elle dans son travail d'écriture actuel. Parmi ces ouvrages figurait A coups de points, de Peter Szendy, un essai paru l'an dernier chez Minuit et sous-titré La ponctuation comme expérience.
Il s'agit évidemment de tout sauf d'un traité de ponctuation. Sous couvert de pop-philosophie, Szendy débute son livre par un gros plan sur les scènes de boxe dans Raging Bull et le recours aux photogrammes subliminaux de Tyler dans Fight Club. Quel rapport avec la ponctuation? Szendy s'explique d'entrée de jeu:
"Il se pourrait […] que, entre une virgule et un direct du gauche, entre des guillemets et un éclair photographique, il y ait bien plus qu'une vague analogie. C'est leur affinité structurelle que nous tenterons de déployer en termes de coups de point."
Pour cela, l'auteur va solliciter la notion de stigma (ou stigmê), et réactiver l'antique stigmatologie, autrement dit la science des signes de ponctuation au sens large. Car ponctuer, ce n'est pas uniquement baliser de virgules ou saluer de points d'exclamation. La notion de ponctuation est plus proche du clignement d'œil mental opéré par le monteur de cinéma, même si on peut également la retrouver dans l'entre-images dans deux cases de bande dessinée – elle s'étend aujourd'hui jusqu'aux smileys. Szendy, lui, la traque un peu partout, mais d'abord et surtout dans le Tristram Shandy de Laurence Sterne où il y discerne ce moment ponctuant très particulier qu'il nomme "point de capiton", concept prélevé chez Lacan. Le point de capiton serait comme un cache censé masquer les lieux du texte où quelque chose entre puis ressort (un point, une pointe). Mais Szendy n'en reste pas au niveau visuel, il s'aventure aussi du côté de l'oreille en réservant un beau chapitre à la notion d'auscultation (via Laënnec) avant d'explorer la lecture que fit Derrida de Heidegerr, puis de convoquer Nietzsche et Hegel, et finalement Kafka.
On l'aura deviné, la ponctuation n'est pas abordée dans ce livre sous son seul aspect iconique ou musical. Elle est plutôt conçue comme un "battement", d'où le passage obligé par la philosophie à coups de marteau et les tirets shandyens. Il s'agit de repérer une poétique de l'interruption, de la scansion. Bref, de penser autrement le signe ponctuant. La nature "percussive" de la ponctuation renvoie alors à la dimension physique du style – jusqu'à parler de "frappe tympanique". D'où cette idée, très vite soulignée par Szendy, que la ponctuation est une "décision politique".

Mais revenons à Maylis de Kerangal. En plus de cet essai, elle a présenté le court de texte de Gilles Clément, Jardins, paysage, et génie naturel. Or Szendy, dès le début de son essai, prend soin de citer le grand paysagiste anglais Lancelot Brown, qui parlait "de l'art des jardins en termes de points et de virgules". Maylis a également lu un extrait du… Jardin des Plantes, de Claude Simon, en soulignant à parfait escient la ponctuation simonienne. La soirée aurait pu s'intituler: "Dans le jardin des signes". Oui, ce soir-là, chez Charybde, on a pu entendre un écrivain cartographier son travail en cours en proposant des escales de lecture signifiantes. La lecture comme une forme d'écriture préparatoire. Autant de "points de capiton" qui rappellent que l'écriture est tout sauf le déroulé d'une histoire, tout sauf une besogne d'orfèvre : plutôt une affaire de "surpiquage" appelant une intime connaissance des textures/lectures à partir desquelles concevoir son propre ouvrage.

1 commentaire:

  1. J'adore ce jeu, « Citons des noms » ! En plus, j'ai trouvé la virgule intruse.

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