mercredi 12 mars 2014

Les contremaîtres ont-ils seulement la mort dans l’âme ?

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Un écrivain a-t-il encore quelque chose à dire ? C’est la question qu’a posée l’artiste Jean-Luc Poivret, professeur à l’Ecole régionale des Beaux-Arts de Dunkerque, à l’écrivain Marcel Cohen, lequel y a répondu par une conférence donnée le 19 mars 1998. Le texte de cette conférence, publié dans le numéro 8 de la revue Fario, est aujourd’hui repris et augmenté dans un bref ouvrage intitulé A des années-lumière. Dans ce texte, Marcel Cohen s’interroge sur « l’abattage de masse », inauguré au XXème siècle. Il évoque ces soldats qu’on envoyait parfois au casse-pipe… sans munitions, puisque, de toute façon, le régiment aurait entre 70% et 80% de pertes humaines. Passant sans transition ou presque de la notion de pertes humaines à celle de ressources humaines, l’auteur se pose la question suivante :  «Les contremaîtres ont-ils seulement la mort dans l’âme ? »
L’homme est devenu élément comptable, Stücke ou marionnette, simple unité dans l’entreprise financier. Des exemples ? Cohen en donne plusieurs. Les mathématiciens formés par Mandelbrot, sommés de remiser leurs conclusions sur la (non-)pertinence des modèles mathématiques appliqués à la haute finance s’ils veulent trouver un emploi dans les institutions de Wall Street. Les cargos qui ne se déroutent plus quand ils reçoivent un appel de détresse – tout retard étant désormais trop « coûteux ». Comme le dit Hubert Lucot, que cite Cohen :
«  La vie humaine n’est plus rentable, il va falloir trouver autre chose. »
Mais l’auteur prend soin également de citer ces propos de Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, afin de rappeler que la possibilité du nazisme « appartenait profondément aux dispositions de l’Occident en général ». Dans ce contexte, que peut l’écrivain ? La réponse est sans détour: donner une forme —
« Car donner une forme, c’est nécessairement ‘informer’. En latin, informare signifie d’ailleurs, et tout à la fois, donner une forme et instruire. Et seule la littérature (l’art en général) informe, au sens fort de ce mot, dans la mesure où seule elle est consciente que la forme c’est le fond. »
Oui, car Marcel Cohen, Juif n’ayant échappé à la Shoah que par miracle, et se retrouvant « dans la situation de ne pouvoir ni parler ni [me] taire », continue à « croire passionnément aux pouvoirs de l’écrit », ce qu’il résume par cette formule impressionnante :
« Car, sans la conviction partagée que la littérature peut tout, elle ne peut rien. »
Relisons cette dernière phrase, laissons-la résonner sur les étagères de plus en plus vides de « l’espace déshumain » que sillonnent les cargos du profit : elle pourrait presque paraître risible, saugrenue, et pourtant il y a en elle quelque chose d'incroyable, de têtu. C’est plus qu’un coup de dé, c’est autre chose qu’une croyance : un appel à trouver des formes – « une forme qui exprime le gâchis », disait Beckett. Car le « gâchis », le gâchis humain, est peut-être justement ce qui, bien que doté d’une structure redoutable (camp, usine etc), n’a pas de « forme ». D’où cette idée que la forme serait organique et non mécanique, et par conséquent consubstantielle au fond. La Forme contre le Plan.

Plus que jamais, interrogeons les écrivains sur la forme. Pas sur l’intention, ni la structure : sur la forme. Le roman, par exemple, n’est pas une forme en soi, mais il appelle, en soi, l’invention de formes. La poésie, quant à elle, peut être envisagée comme une vibration des formes au sein de la forme-langue. Dans tous les cas, faire l’économie des formes, n’est-ce pas refuser, d'une certaine façon, à l'instar de ces immenses cargos remplis de marchandises, de se dérouter ?
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Marcel Cohen, À des années-lumière, éd. Fario, 72 pages, format 110 x 160 mm, composé en Baskerville pour le texte et en Didot pour les titres, imprimé sur Olin Rough crème 100 g, couverture en Rives vergé ivoire 230g, 12,5 €

7 commentaires:

  1. "interrogeons les écrivains sur la forme" soit. seuls quelques uns ont travaillé sur ce thème.

    il semblerait que l'initiative en revienne à Sterne avec son "Tristram Shandy". je n'ai pas l'édition originale (1759-1767), ni sa traduction, mais une traduction proche (1776 Chez Ruault). celle ci, quoique écourtée comporte cependant les 2 pages noires (après la mort de Yorick) et les chapitres vides. le tout a été rétabli dans la récente édition de chez Tristram (2006, traduction de Guy Jouvet), avec les dessins "sur les lignes droites".

    plus récemment on peut citer Nicolas Cirier, typographe un peu félé dont "l'oeil typographique" est réimprimé aux éditions des Cendres. Il figure en bonne place dans "Les fous littéraires" d'André Blavier (même éditeur).

    juste pour les citer, Mallarmé et son "Un Coup de Dés Jamais n'Abolira Le Hasard" ou Appollinaire et ses "Calligrammes", ou encore Queneau et ses "Cent mille milliards de poèmes".

    plus proche, le groupe de Arno Schmidt (Julian Cortazar et Julian Rios). Si le premier a formalisé et théorisé ces variations (Calculs I et III dans "Rose et Poireau" - Maurice Nadeau, 1993), puis appliqué aux superbes tapuscrits "Soir Bordé d'Or" (Maurice Nadeau, 1991) et surtout "Zettel's Traum (improbable traduction,original réimprimé en 2004 par Suhrkamp, mais en 1536 pages). du texte en trois colonnes, avec des histoires ou point de vue différents dans chacune.

    chez les anglophones, ne pas oublier Richard Grosmann et son "l'homme alphabet" (Cherche Midi, 2010), ni Jonathan Safran Foer "Extrèmement fort et incroyablement près", mais surtout dans son intraduisible (même pour un traducteur patenté comme Claro - et ce n'est pas un défi que je lance)
    "Tree of Codes" (Visual Editions, 2010). ce petit (140 pages) bouquin est en fait tiré de "The street of crocodiles" de Bruno Schultz, et un remarquable travail de découpe en fait un livre plein de vide.

    pour finir Bryan S Johnson et ses innovations, tous traduit chez Quidam. Dans "Les Malchanceux", le texte remarquable, est découpé en carnets, qui peuvent (et doivent) se lire aléatoirement. le volume d"Alerto Angelo" contient un trou qui permet de voir ce qui se passe 4 pages plus loin. et enfin "RAS Infirmière chef" reprend la même scène de l'infirmière chef (et de son chien) mais vue par des vieillards de plus en plus séniles. a lire absolument. A signaler un journal BS Johnson Journal, annoncé par la BSJ Society, mais non encore issu à ma connaissance.

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  2. merci beaucoup pour cette recommandation. je vais de ce pas le commander...

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  3. Voilà qui ne peut qu'encourager à se dérouter pour aller se procurer l'ouvrage de Marcel Cohen. Merci!

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  4. Marcel Cohen décidément indispensable.

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  5. Une forme organique... Lumineuse idée, qui rend compte comme la forme est force.

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  6. Je viens donc de le lire et c'est en effet très instructif et aussi particulièrement subtil. Merci d'avoir partagé ce coup de cœur

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