mercredi 29 janvier 2014

Le choc noir du Rorschach, ou l'éclatante noirceur de Bégout

Les nouvelles qui forment L'accumulation primitive de la noirceur, de Bruce Bégout, sont un peu à l'image de cette cage métallique qui, dans le texte "Nothing Box", apparaît inexplicablement et à intervalles irréguliers au beau milieu de la chaussée, de dimensions toujours différentes, et contenant chaque fois un spécimen différent (ou carrément vide et prête à nous accueillir): à la fois infra-mystérieuses et obstinément concrètes, oscillant imperceptiblement entre l'énigmatique et le dispositif, ancrée dans un déjà-là qui ne cesse de dériver. On évitera de guetter, à la fin de chaque nouvelle, une chute quelconque. Bégout ne donne pas dans la pirouette – ou alors, en la rendant si nette qu'elle en devient opaque. Un écrivain reclus et adulé qui accorde enfin un entretien à deux de ces fans ? Ça se passera dans un centre commercial. Un type collectionne tout ce qui a trait à Klaus Schulze? Il se planque dans un bahut abandonné où sa fille prépare des décoctions. Un artiste du design dont on cherche à percer le secret? Regardez plutôt l'éclair qui zèbre le ciel. Un parking réservé aux cadres? Courez dans la jungle! Oui, car à chaque fois, Bégout décale les choses, comme quelqu'un qui modifierait l'emplacement de certains objets dans votre appartement pour voir si votre perception de la réalité est si résistante que ça. Une forme de magie catatonique, ni noire ni blanche, et loin d'être dénuée d'humour.
Pensez Borgès, Kafka, Villiers de l'Isle-Adam, mais pensez surtout déstabilisation. Ici, il est question d'affects et d'espace, de processus créatif et de dégradation, l'entropie bat la mesure et le monde est un laboratoire où des essais ont lieu, à l'insu de tous, si bien qu'on ne saurait dire qui est la souris et qui le laborantin. Ou alors: le laborantin est la souris. Ou pire: la souris est le labyrinthe… Dire que ces nouvelles sont piégées serait réducteur, et Bégout est bien trop généreux pour se contenter de jouer en démiurge avec son lecteur. Il offre décor, personnages, intrigue, il apporte les couleurs, les sons, les sensations – bon, d'accord, il a déjà commencé à pratiquer des déchirures, à fendre les cloisons, à arracher les tuyaux, but with élégance.
Son écriture, en apparence claire, articulée, semble avoir horreur du vide et chercher à articuler tout ce qui peut s'articuler, elle décrit, analyse, formule des hypothèses, confesse des lacunes, s'interroge, commente, conjecture, révise son jugement, mais derrière cette sollicitude se cache une méthode redoutable, qui consiste, entre deux tableaux vivants, à laisser passer des ombres noires, à gratter des lézardes. Décrivant la panthère apparue dans la fameuse cage, Bégout écrit:
"Son pelage ténébreux augurait d'une fin tragique comme l'aura des épileptiques, le choc noir du Rorschach."
Ou, à propos de la secrétaire du génial designer, il nous est précisé:
"D'autres pensent savoir qu'avant d'être son assistante, elle était infirmière dans une clinique de grands brûlés."
Comme il est noté également dans le génial "De l'instabilité émotionnelle des parkings": "Le voile d'impassibilité tomba." Car chez Bégout, quelle que soit la subtilité de l'analyse, la précision du trait (certaines formules sont au curare…), ce qui est traqué, au final, c'est autant notre faculté à épouser servilement les formes souveraines du milieu que ce petit dénominateur commun, résilient et retors, imprévisible et attendu, inévitable et muselé qu'est – gaffe! – la pulsion. Le monstre n'est plus dans le placard, là encore: le monstre est le placard. Et la pulsion est ce picotement dans la nuque qui nous permet, de temps en temps, de nous en rendre compte – et de sortir la hache. Chassez le primitif par la fenêtre, et il reviendra sous forme de vent.
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Bruce Bégout, L'accumulation primitive de la noirceur, éd. Allia, 15 €

3 commentaires:

  1. " Les nouvelles qui forment L'accumulation primitive de la noirceur, de Bruce Bégout, sont un peu à l'image de cette cage métallique qui, dans le texte "Nothing Box", apparaît inexplicablement et à intervalles irréguliers au beau milieu de la chaussée, de dimensions toujours différentes, et contenant chaque fois un spécimen différent (ou carrément vide et prête à nous accueillir): à la fois infra-mystérieuses et obstinément concrètes, oscillant imperceptiblement entre l'énigmatique et le dispositif, ancrée dans un déjà-là qui ne cesse de dériver. " MERCI, l'écrivain.

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  2. Je suis dedans, et je compte bien y passer encore un peu de temps.

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