mercredi 24 juillet 2013

La fatigue du septième jour

Avec Servir le peuple, l’écrivain chinois Yan Lianke s’attaque, certes, sur le mode satiriste, voire fabuliste, aux rigidités du régime maoïste. En décrivant la liaison torride d’une femme de colonel avec un simple soldat, en montrant combien leurs ébats sont pimentés par des jeux iconoclastes – piétiner un buste du grand Timonier relance leurs jeux sexuels… –, il donne dans la farce, poussant la critique à un niveau en apparence mécanique qui fait de son roman une charge hénaurme. Mais il se passe pourtant autre chose, car si ses deux protagonistes semblent là pour ridiculiser l’esprit de propagande et de parti, leur liaison, elle, prend une tournure brûlante, qui curieusement rappelle les enfermés érotiques du cinéma japonais. Reclus dans une résidence militaire, ils découvrent, dans le sexe et ses variations, le paradoxe d’une jouissance portée à son paroxysme :
« Depuis plus d’un mois, ils étaient les maîtres de leurs instincts mais ils en étaient aussi les esclaves. Les jeux du sexe étaient presque devenus la substance et le but de leur vie. Ils avaient fait du sexe une chose à la fois banale et profonde, sans valeur ou d’une valeur inestimable, glorieuse ou méprisable, mais qu’ils ne pourraient jamais oublier. »
Cette négation de la valeur exacerbée nous ramènerait-elle sur les rives de la « dépense » selon Bataille ? Nos deux amoureux seraient-ils devenus l’objet même de toute consommation ? Quoi qu’il en soit, il leur faut, comme sous l’effet d’une nécessité inversée, retourner à un état édénique, redevenir eux-mêmes Adam et Eve, et ce au cœur même du péché. Ils décident donc de vivre nus une semaine et de s’adonner aux plaisirs de la chair sans discontinuer ou presque. Mais en tentant de recréer l’Eden à même la Faute, ils se retrouvent dans une délicate position, plus divine qu’édénique, comme si de leurs ébats pouvaient naître un monde, comme s’ils étaient en train de créer un monde orgasmique au-dessus duquel planait l’esprit non de Dieu (et surtout pas de Mao) mais de leur finitude:
« Grâce au ciel, ils pouvaient, pendant sept jours et sept nuits, s’enfermer tout nus, sans mettre le pied dehors, mangeant quand ils avaient faim, dormant quand ils étaient fatigués et reprenant leurs ébats dès qu’ils se réveillaient. D’abord, ils n’avaient pas déçu les espérances du ciel, mais avant que les sept jours et sept nuits ne fussent écoulés, la fatigue eut raison de leur enthousiasme. »
Il leur faudra recourir à certaines profanations politiques pour relancer la machine sexuelle… Comme si l’innocence, même nourrie de foutre, tournait à vide et avait besoin, pour contrebalancer ses intentions naïvement démiurgiques, d’en passer par la destruction et la trahison. Cette idée que le sexe, aussi confiné soit-il dans son propre mirage, a besoin d’affronter, violemment mais gaiement, la raison du politique, est sans doute la face la plus troublante de cette fable où, littéralement, deux êtres se désordonnent.
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Yan Lianke, Servir le peuple, traduit du chinois par Claude Payen, Picquier poche

lundi 22 juillet 2013

Lauth au volant, le bonheur au tournant

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Si les kilomètres étaient contés, ça serait une bonne ID. Grâce à Hubert Lauth et son beau bolide, Kilomètres conteurs, c'est chose faite.
Voici un livre qui aurait plu à Vialatte. Un livre qui s’est glissé dans la rentrée de janvier dernier sans faire d’embardée ni écraser la moindre plate-bande. Et continuera, n’en doutons pas, de négocier tranquillement les virages parmi ses confrères souvent moins bien carrossés. Il appartient à cette étrange tribu des livres dont le héros est inanimé (quoique…). C’est un genre à part, aussi hétéroclite que surprenant, et qui a le mérite de nous épargner d’absurdes intrigues et de navrantes psychologies. Le personnage principal de Kilomètres conteurs, premier roman d’Hubert Lauth, est un véhicule d’exception, puisqu’il s’agit de l’altière et endurante ID, sœur cadette de la DS, qui fit son apparition en 1956. Ici, donc, la phrase ronronne sous le capot de la page, le paysage change sous les yeux ébahis des phares, la suspension soupire d’aise et les roues tâtent de divers terrains.
Le voyage décrit et ressenti par l’ID de Lauth est certes géographique, mais aussi généalogique : toute une enfance à l’arrière d’une banquette, mais aussi dans le Tarn, et dans bien d’autres régions, à Paris, en Normandie, surtout dans la mémoire, qui est sensible, gustative, frisson. C’est un pèlerinage sensuel, à l’imagerie gourmande, qui sous des dehors de guide nomade, cherche à rendre tactiles, à la force des mots et des formules, les « zakouskis » du temps perdu, dans une France dite du Général, même si, en fond, passe et repasse l’ombre tutélaire d’un certain Jaurès.
L’ID, quant à elle, n’a pas son rétro dans sa poche, mais quand elle regarde une jolie fille s’engouffrer dans une bouche de métro, ça se passe ainsi dans l’habitacle ému :
« L’ID resta sur cette belle impression féminine qui vint se nicher dans la vitre côté passager, une forme de tirage argentique dont le verre Sécurit a le secret pour mettre en mémoire un souvenir. »
Hubert Lauth réussit sans dérapages ni tonneaux à réveiller l’authenticité du sensible et de la mémoire en recourant à un florilège d’images vibratiles, se jouant des mots comme un artisan parfumeur de fragrances. Par le truchement rutilant d’un voiture quasi présidentielle, mais qui sait se garer sous les platanes et emprunter les ruelles, d’une ID tout en suites et robinsonnades, l’auteur, en peintre du bitume comme du chemin caillouteux, nous rappelle que les émotions passées, afin de revenir nous hanter, se doivent de subir une minutieuse transformation, dont seule l’écriture a le secret. On ne ressuscite pas une voiture d’un coup de clignotant. Il faut savoir passer les vitesses, et Lauth le prouve à chaque paragraphe :
« Nouveau départ. L’ID  démarre. Elle se hisse, prend de la hauteur, quelques centimètres suffisent, et rejoint l’asphalte granuleux avec lequel elle tisse depuis peu une intimité kilométrique. Première, deuxième, troisième. Le changement de vitesse si fin, si féminin, chuinte dans le mouvement. Les platanes défilent et séquencent la vision de ce paysage de courbes et de vallons. On rentre. Sous la maison elle se glisse. Au garage. »
Et comme l’auteur est généreux, vous aurez droit en prime à la recette du boudin blanc d’autan (à ne pas confondre avec le vent d’autant). Bonne route !
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Hubert Lauth, Kilomètres conteurs, éd. Robert Laffont

samedi 20 juillet 2013

Ecrivains en bord de mer (3): Initial Bouquet



La journée d’hier (vendredi) fut riche et intense à la Chapelle Sainte-Anne. A 11h30, Bernard Martin, dans son impeccable chemise à rayures rose saumon qui lui permet de remonter tous les courants, se livra à une évocation de Joe « Je Me Souviens » Brainard, suivi d’un petit film-montage de 25 mn dont les séquences, faussement illustratives en regard des commentaires, firent resurgir une Amérique délicieusement sépia, où l’amitié était le personnage principal . Puis nous eûmes droit à une dégustation de bloody mary et après ça tout dégénéra, des dames d’une soixantaine d’années se déchaînèrent, une lascivité quasi pasolinienne s’empara des corps et un début d’orgie s’improvisa sur la scène – mais j’exagère sans doute.
L’après-midi, à 14h30, Stéphane Bouquet se lança dans un exercice à flux tendu : tenter de définir la spécificité américaine de la poésie américaine. (Je ne mets pas de guillemets dans l’exposé suivant, mais imaginez-les, car je retranscris les propos de Stéphane Bouquet). Partant de Wallace Stevens qui concevait le projet poétique comme « invention d’une nation dans la phrase », Bouquet opta pour une lecture « nationale » de la poésie américaine et de son émergence. Il s’agissait à l’époque d’inventer le peuple, la langue étant déjà là (Gertrude Stein). De remettre la poésie dans le grand bain de la littérature, en somme. Parallèle avec la danse, via l’American Document de Martha Graham : la danse se veut démocratique, toutes les parties du corps sont équivalentes, ce que prône également Merce Cunningham – du coup, translatez l’équation : corps/langue, scène/page : il conviendra que tous les éléments de la langue soient égaux. La page, conçue comme une espèce de champ où les choses sont à égalité. On assiste à un processus de démocratisation du poème, de la langue.
Là, quelques exemples : e e cummings et l’abandon des majuscules (tout nom devient un nom commun, on s’attaque à la hiérarchisation exhibée par la syntaxe, avec ce bel exemple où, au lieu de l’attendu « the moon smiles », cummings y va d’un « mo(smile)on » ; ou, à l’inverse, Emily Dickinson, qui multiplie les majuscules pour intensifier son rapport au maître (père ou dieu), bref, pour tout élever à la puissance de Dieu ; et enfin Gertrude Stein.
Bouquet convoque également William Carlos Williams et son fameux « pas d’idée hors les choses ». Il cite Jack Spicer (« le poème est collage du réel »), Whitman, rappelle les enjeux de la stratégie épique (présente dans Patterson, mais aussi chez Olson, Stein, et Pound – et dans une certaine mesure chez Eleni Sikelianos et son « poème californie ».
Plaisir d’entendre Bouquet lire les poètes américains, que ce soit Paul Blackburn ou Robert Creeley. Allez, on vous laisse sur un titre de poème de Frank O’Hara, « The Day Lady Died » (concernant Billie Holiday) et la difficulté de sa traduction. Je propose, faute de mieux, et en attendant : «dodo ladida ». Musique !

jeudi 18 juillet 2013

Ashbery: Dans l'œuvre, le Vermont


Ecrivains en bord de mer (2)
 
Le carnet du Vermont (1975) occupe une place à part dans l’œuvre du poète américain John Ashbery. Ce dernier avait publié trois ans plus tôt le très remarqué Trois Poèmes et allait, juste après, Le Carnet, faire paraître un livre qui lui vaudrait les plus prestigieux prix littéraires américains – rien moins que le National Book Award, le National Book Critics Cicrcle Award et le prix Pulitzer. Comme le rappelle Olivier Brossard, dans sa passionnante postface, Le Carnet du Vermont passa presque inaperçu entre ces deux soleils. Il faut dire que ledit Carnet se démarque prodigieusement : non seulement c’est un livre « illustré » – puisque l’accompagnent des dessins de Joe Brainard – mais également un livre fracturé, diffracté, discontinu au possible.
La question se pose alors – et les critiques d’Ashbery ainsi qu’Olivier Brossard se la posent – de savoir s’il faut y voir une « erreur de parcours » ou plutôt un « chant du déchet ». Question pertinente puisqu’elle nous oblige à nous demander si l’œuvre, dans son déroulement et sa totalité toujours interrompue, autorise une lecture « presciente ». L’œuvre lue dans le a progression fantasmée, comme la page peut se lire dans l’imperceptible de sa mutation ? Ce qu’on rechercherait alors, ce serait moins les preuves d’une cohérence – l’auteur a droit de s’écarter – que les jalons d’une expérience. Ainsi, un livre par trop atypique dans un parcours poétique pourrait-il être compris jusque dans son errement, voire son échec.
Mais c’est sans doute présumer d’une excessive conscience de l’écrivain qui, même s’il cherche clandestinement à faire œuvre, ressent peut-être, parfois, une excitante réticence à se plier à ce concept, quasi tyrannique, d’œuvre. Réticence compréhensible : l’œuvre doit se faire d’elle-même, en puisant les matériaux de sa relance dans l’instinct de sa vaine survie. Elle n’a de raisonné que son insistance à revenir sur elle-même pour mieux se trahir et perdurer. Ses échecs lui importent plus, dans le présent de la création, qu’on ne sait quelles vaines victoires. Elle appelle le trébuchement au seuil même de l’élan.
Vient toujours (?) un temps, dans la fabrique de l’œuvre, où l’auteur éprouve la tentation – la nécessité ? – d’un sabordage, voire d’un sabotage, en tout cas d’une fuite, d’une sécession visant à devenir autre. Au diktat de l’œuvre en cours, il chercherait alors une esquive, une riposte. Démentir sa voix. Effacer ses traces. Brouiller non seulement les pistes, mais les regards portés sur ces pistes. Bref, se défausser, comme on dit aux cartes. Faire quelque chose de terrible. Moins l’attrait d’une marge que l’appétit d’un non-lieu. Se réfugier dans l’irrepéré. S’enfoncer, sans crier gare, dans le Vermont, hors géographie.
Ne serait-ce pas ce que nous dit Ashbery quand il écrit :
« Des choses, ciel de cuivre, arbres noirs. Certains gracieux, d’autres indifférents. La question est : des pierres qui s’accumulent sous la surface gonflent puis explosent à la lumière du soleil. Phénomène patient – enfin, pas vraiment. »

mardi 16 juillet 2013

Quand Bon fantascope Proust


Ecrivains en bordée, c’est parti !
C’est demain mercredi qu’aura lieu l’inauguration de la manifestation littéraire « Ecrivains en bord de mer », manifestation de qualité qui se déroule chaque année à La Baule sous l’égide de Bernard et Brigitte Martin. Rendez-vous est donc pris, dans la fraîcheur de la Chapelle Sainte-Anne, où auront lieu nombre de… Stop ! On n’est pas là pour écrire des articles de journaux, hein. On préfère vous dire que, avant les discours officiels (dont on guette  avec impatience les incontournables métaphores sur plage et pavé…), auront lieu deux moments qui promettent. Tout d’abord, Jacques Roubaud lira des passages de son Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, et concernant ce recueil nous renvoyons au post que nous lui avons précédemment consacré sur le Clavier. Ensuite, en avant-première, François Bon se livrera à une performance autour de 100 questions proustiennes. Pourquoi ? Parce que Bon vient de terminer un livre intitulé Proust est une fiction, livre qui sortira en septembre au Seuil dans la collection Fictions & Cie (titre qui nous ravit, d’autant qu’il nous rappelle celui de Robert Juan-Cantavella, Proust fiction, qu’a traduit Mathias Enard pour Lot49…). 

Le danger des livres sur Proust, c’est qu’ils vous donnent assez vite envie de les refermer pour replonger dans La Recherche. Grâce à Bon, on parvient à résister à la tentation, d’autant plus qu’il cite abondamment, au gré d’un découpage subtil, des passages du grand livre. Proust est une fiction n’est pas une fiction sur Proust, enfin pas vraiment, c’est plutôt, en cent blocs, une relecture de cette lecture écriture qu'est Proust, un réapprentissage de notre conscience et compréhension (et sensation) de l’œuvre proustienne, au prisme de ses lumières et de ses ombres.

Bon s’attache entre autres à la présence et l’émergence de l’objet nouveau dans la Recherche, tel que le téléphone, la photographie, l’aéroplane, la voiture, afin de mettre en relief une «poétique susceptible de se hisser à ces objets neufs, qui peuvent être considérés comme lui faisant violence ». Lire (et/ou relire) Proust à l’aune d’une fraîcheur et d’une pratique renouvelées : ce que fait Bon dans une langue en prise directe et empathique avec la rythmique proustienne. Revisiter, par exemple, le sacro-saint épisode de la madeleine autrement qu’en critique pâtissier ; recourir à la statistique pour faire l’appel des « poiriers » et des « voyageurs » au fil des pages ; permettre à Flaubert de nous rappeler qu’écrire c’est « construire notre possibilité d’erreur » ; distiller un parfum de pot d’échappement au tournant d’un chapitre (« odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance » ;  revenir sur cette incroyable « extase raidie » que convoque Proust à l’heure des premiers décollages ; se demander pourquoi Venise et jamais New York…

Bon sait que revisiter une œuvre c’est tuer en soi le touriste distrait pour mieux qu’advienne machiniste, magicien, l’amoureux des méandres. Et de fait, Bon s’écoule au milieu de Proust afin d’en éprouver les alluvions et les reflets, il le tourne et le retourne sans jamais lui couper la chique, grâce à un compagnonnage qu’on sait ou sinon devine aussi fidèle qu’exigeant. Et Bon d’allumer pour nous la lanterne magique de cette œuvre aussi circulaire qu’infinie.

Et la fiction ? Oh, la fiction est là, et bien là, plus réelle qu’on ne la soupçonnait : vous apprendrez ainsi que Proust et Baudelaire roulaient dans la même voiture et pour la même cause ou presque, que le petit Marcel est sans doute le fils caché d’Isidore Ducasse, et que quand l’auteur de la Recherche danse, c’est avec Kafka, merci Federico.. Il faut parfois être Bon pour faire pousser les fleurs du mal à l’ombre de Combray et recréer, à force de connaissance et de conviction, la terrible intimité entre l’homme qui dort et celui qui meurt.