mercredi 20 novembre 2013

Style: quand Bergounioux n'en fait pas trop

Le style: son centre serait-il partout et sa circonférence nulle part – ou l'inverse? Hier, on l'a vu associé à un prix, mais dépourvu de toute valeur. Aujourd'hui, le voilà historique, sous la plume de Pierre Bergounioux, dont paraît aux éditions de l'Olivier un court essai, Le style comme expérience. Une soixantaine de pages qui tournent autour d'une intuition tout entière résumée au dos du livre, et qui est que le style serait historiquement lié à l'émergence de l'esclavage. Mais très vite, une nuance est apportée: ce n'est pas le style en fait, qui naît des conditions d'asservissement, mais l'écriture. Allons bon. Pourquoi alors parler de "style", en intitulé ? On s'attendait, à tout le moins, à des considérations d'ordre littéraire, faute d'une évocation sensible. On s'attendait surtout à plus de tensions, à lire un texte qui, à l'instar par exemple de ceux de Meschonnic, "fait ce qu'il dit". Mais Bergounioux creuse un sillon pataud, se faisant le scolaire historiographe de l'apparition de l'écriture, ne nous épargnant même pas l'inéluctable définition et le fatal rappel étymologique du mot "style". Rien ne nous est tu d'un savoir cent fois compilé: Cro-Magnon (p.9), les ruines de Sumer (p.12), le cru et le cuit, Gilgamesh, etc. On apprend que "l'écriture fixe la parole" (p.13);  que "la phrase la plus longue de notre littérature est de Marcel Proust" (ah bon?); que l'œuvre de Proust, invoquée entre Cro-Magnon et Sumériens, est "d'une richesse inépuisable" (tiens donc?); que "les divers modes de production supposent, tous, la division du travail et la formation […] de classes" (sans blague?); que Hume et Hobbes sont "de flegmatiques Anglo-Saxons" (diantre!). 
Que fait Bergounioux? Que cherche-t-il à faire? Tantôt il se réfugie dans l'objectivité, le factuel, en scribe docile; tantôt il lâche une intuition, sibylline, comme par exemple quand, après avoir expédié Freud, Einstein, Husserl et l'Allemagne nazie en quinze lignes, il assène: 
"C'est pourquoi la littérature s'exile pour tout reprendre, elle aussi, aux fondations, au fin fond du Mississipi."
Quelle que soit la validité de cette intuition, elle méritait d'être creusée, et on voit mal l'intérêt de laisser au lecteur, qu'on a traité jusqu'ici en élève assoupi, deviner qu'on évoquait Faulkner. Surtout, elle manque singulièrement de "corps" dans cet essai qui s'enfonce dans la dissertation comme dans son ombre.
Bergounioux délaisse ensuite l'épatante aventure de l'écriture (l'argile! Persépolis!) pour nous causer littérature.  On a droit à l'épisode napoléonien du Rouge et le Noir, par l'entremise de Stendhal qui "possède comme personne l'art de raconter" (précieux renseignement…). Puis d'autres invités-surprises défilent, comme sur un idéal plateau d'Apostrophes: Joyce ("malvoyant"), Kafka ("poitrinaire"), Proust ("asthmatique"). A ce stade de "vignettisation", on se frotte les yeux. Les clichés, pensés et écrits ici, font la queue comme devant un pôle emploi littéraire, et on reste un peu sceptique devant cet "esprit de suite qui guident les artistes", dont nous parle l'auteur à propos de Faulkner, qui enfin vint, of course. Le livre s'achève sur le point nodal de la thèse de Bergounioux: le style reste entaché d'un relent d'inégalité. Le plaisir stylistique est encore impur (mais ça changera, quand nous aurons instauré l'égalité entre les hommes, patience).
La copie refermée, on reste songeur, Bic aux lèvres. Le style comme expérience? Ce sont bien les deux seuls mots dont on ne trouvera aucune résonance dans ce texte.

4 commentaires:

  1. Allons ! Allons Claro! Que sont ces froissements de jeune vierge nouvellement entrée en littérature compartiment "savoir lire"??? hein?
    Vous savez bien que depuis un moment bien trop long , il est instauré et institué un jeu. Celui du: cite-moi des noms d'écrivants, le plus possible, et je te dirai à quel niveau tu es cultivé!". Alors, une course effrénée vers le certificat de culture est engagée. les plus sérieux ou maniaques lèchent et recrachent les "quatrième de couv", d'autres plus branchés,dupliquent les compte-rendus de Télémarrant et les plus ambitieux de visibilité vous récitent par bribes les "zanalyses" 'd'un Naulleau devenu Révisor des écrans pour se jucher au niveau "catastrophistique" d'un Zemmour.
    Vous avez bien noté, Claro-des-claviers que depuis des décennies, il suffit de déclamer que "Céline est le plus grand auteur de tous les temps "(même si ceux-ci, ne sont pas finis) pour que vous obteniez une "dispense" d'interrogation sur ce que vous avez retenu REELLEMENT de Céline! Et surtout ne pas demander si le talent exempte l'auteur d'un esprit de saloperie constituée. Rey, version Nicolas qui insulte à gueule-que-veux-tu toute personne qui oserait dire que Matzneff écrit sur le corps saccagé d'un enfant par lui renouvelé en roulement dans son lit.
    Il semble qu'écrire est devenu cuirasse,forteresse,gilet pare-balles pour éviter de se voir poser toute question que ce soit. Y a triche! Alors si les Bergounioux pipent les dés, alors, pipons nous aussi les cartes! non mais quoi? Je préfère que l'on me pose l'hostie dans la main et non directement sur la langue! Je veux parler celle que je veux!
    Il est bien de vous voir remuer Claro!

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  2. Style, expérience, écriture, et je pense tout de suite aux pastiches. Je préfère de loin lire un auteur et le pasticher ensuite en synthétisant son style, son rythme, ses obsessions. Bien plus efficace pour moi qu'un essai indigeste. Et avec humour évidemment, ce qui manque d'après ce que j'en comprends au Style comme expérience.

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  3. Très juste critique d'un livre que je viens aussi de lire. Mêmes déception et incrédulité à la lecture de ce hors sujet complet. Le fond d'idée à retenir, je pense, n'est pas faux : le style (mais alors ce serait le style "à la Française"*) est à la fois le signe et le reflet d'un rapport de domination, façon Bourdieu (mais alors "à la Française"). Il n'est que de lire Gide et ses imparfaits du subj, Léautaud et son hypercorrection ou Proust pour s'en rendre compte - même Sartre au fond, malgré (ou à cause de) ses "gros mots" pour faire populo et la tentation stylistique behavioriste consistant justement à gommer le style (qui revient par la fenêtre du professeur de philo normalien). On pourrait lire Céline sous cet angle aussi (un style en réaction pure, voire aussi les écrivains qu'il conspue et ceux qu'il encense). Bref, il aurait fallu que Bergounioux se penche et gratouille l'affaire en prenant le risque de la polémique sur la question - c'est étonnant tout de même. Ne pas oublier non plus qu'un écrivain écrit aussi pour imposer un style comme une arme de persuasion massive qui se veut "singulière". Il y a une articulation singulier/collectif qu'il faut trouver. Bref, c'est compliqué et j'aurais bien aimé qu'un type de la trempe de Bergougnioux y aille de son point de vue... (*Je dis "à la Française", car j'ai l'intuition, qu'ailleurs, ça n'est peut-être pas tout à fait pareil. Aux Etats-Unis, par exemple, la maîtrise écrite de la langue n'a jamais eu le même enjeu "discriminant" que dans les France des 18, 19 et 20e siècles. N'empêche, lorsque j'ai découvert Carver, par exemple, au début des années 80, la première chose qui m'a plu, frappé, fasciné même, c'est son style comme reflet exact d'une expérience. Il aurait fallu convoquer les littératures allemande, anglaise, japonaise... Bref, un travail de fond quoi. Au lieu de quoi : un booklet complétement écrasé par le sujet. Argh ! Dommage.) Jean-François Paillard (territoire3.org)

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  4. Il ne faudrait pas occulter un livre à cause de la seule inadéquation entre son contenu et son titre : "Le style comme expérience", quand bien même ne recouvrerait-il pas le livre qu'il voudrait synthétiser en une formule, ne reste qu'un titre (d'aucuns diront qu'un titre n'est qu'une affaire de marketing...). Reste à voir le contenu : mince et péremptoire, on l'a dit, et cela semble fondé. Cependant, on peut quand même reconnaître une thèse intéressante, qui est justement pointée par cet article, mais non-citée en elle-même, cette "révolution" faulkérienne :

    "Le narrateur, conscient de sa position, de soi, abdique la royauté de papier qu’il s’était arrogé trois mille ans plus tôt et rétrocède la conduite du récit, la définition de la réalité aux personnages, aux acteurs." (p. 63)

    Proposition étrange, ouverture probable... Mais vous direz encore, 90 pages pour une phrase... (ou pire, pour 14 ou 16€ !) cela est mince, oui, comme un millimètre de pensée.

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