vendredi 29 novembre 2013

Quand Oates chantait à coups de hache

En ce moment, et jusqu'au 6 décembre 2013, on peut aller au théâtre Jean-Vilar, à à Louvain-la-Neuve, au cœur du Brabant wallon (Belgique) pour assister au Triomphe du singe araignée, adaptation théâtrale du roman éponye de Joyce Carol Oates, que j'avais traduit en 2010 pour les Allusifs, alors dirigés par Brigitte Bouchard (on le trouve actuellement dans la collections Points/Seuil, en principe). La mise en scène et l'adaptation scénique sont signées Marie-Line Lefebvre, et c'est le comédien Alexis Goslain qui porte le texte sur ses épaules. N'ayant pas vu la pièce, je me contenterai de vous parler du roman…

Le texte de Oates est paru quant à lui en 1976 et reste sans doute l'un des textes les plus atypiques de la romancière (c'est juste une intuition, car il va sans dire que je n'ai pas lu tous ses livres, et la chair est loin d'être triste, qu'on se rassure). Un texte très seventies, derrière lequel plane l'ombre de Charles Manson, où le cinéma joue un rôle effrayant, où le devenir-animal (et le thème de l'enfant sauvage) travaille la phrase de Oates en un long monologue tout en sarcasmes et fureurs, et qui raconte la geste sanglante d'un dénommé Bobbie Gotteson (God's son?), serial killer maniant la hache et la dialectique, devenu coqueluche du public, poète-boucher aux mille cavales. Peut-on être monstrueux et américain? A grand renfort azimuthé de collages, de lambeaux de poème, de  rapports de procès, de fausses confessions et de délires chorégraphiés, Joyce Carol Oates fait dans ce court livre une ahurissante expérience de free-jazz mental. Singe ou araignée? Agité ou patient? Hop, extrait déchiré :

"je dormais dans le cocon
étiré au point d'occuper la taille exact du cocon
un mètre soixante et onze
je dormais là parfaitement heureux
quand l'alarme sonna
mes frères adoptifs sont accourus dans la chambre
mon père adoptif m'a empoigné par les chevilles
je lui ai crié de ne pas me tirer ainsi à l'envers
mais il a ri et dit C'est l'heure de se lever!
ils ont tous ri et m'ont traîné à l'envers
hors du cocon
et quand vous êtes ainsi tiré en arrière
l'intérieur du cocon se change en rasoirs
même vos yeux s'enfoncent dans votre crâne
et quand votre tête est dégagée
votre cerveau suffoque
mais vous vous habillez quand même
et vous allez quand même à l'école"




mercredi 27 novembre 2013

Ptyxissime

La librairie Ptyx, sise à Ixelles en Belgique, est sûrement le seul endroit au monde où il ferait bon être emmuré. Tous ceux qui y ont mis le pied y ont laissé un quart de leur cœur (et quelques euros). Fondante à l'extérieur, elle croustille à l'intérieur. Il faut dire que le libraire – Emmanuel Requette – la dirige d'une baguette assez magique. Derrière cette magie, bien sûr, il y a du savoir-faire, mais surtout des convictions:
"On est farouchement opposé à cette légende de la « péréquation ». Vendre un Guyotat ne se peut que si l’on vend cent Musso (ou Lévy, ou Nothomb, ou Moix ou autres, soyons larges) ?!? Cela ne se peut que si et seulement si on pense que les gens sont majoritairement cons. Ne le pensant pas, on a donc décidé de ne pas leur donner cette impression. Et donc de choisir (oui, TOUT ce qui est présenté chez nous l’est par choix, et donc lu) et de ne proposer sur nos tables et dans nos rayons que le bon. Et donc, oui, chez nous pas de Lévy, Musso, Finkielkraut et autres…"
Si vous voulez en savoir davantage sur ce lieu d'exception, allez faire un tour sur le site des éditions Inculte, à la rubrique "Paroles de libraire" – vous apprendrez entre autre pourquoi un type qui a lu Le roi vert de Sulitzer à onze ans et ne lit le catalogue Grasset que pour se poiler est capable de vendre du Pinget comme des petits pains. Ou mieux encore, allez sur le site de Ptyx pour dénicher les perles rares dont les journaux n'ont pas le temps (ni surtout l'envie) de vous parler. Ou mieux encore, franchissez ses portes de corne et d'ivoire – y étaient exposées il y a peu des photos originales de Claude Simon, c'est pour dire. Vous verrez que la traversée du Ptyx est de celles qui réveillent les neurones.
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Librairie PTYX
Rue Lesbroussart
39 1050 Ixelles, Belgique
Ouverture les mardis, mercredis, jeudis et samedis de 10h à 18h30, et les vendredis de 10h à 20h30.
Ouvertures exceptionnelles les dimanches 8, 15 et 22 décembre.

Bernhard et l'avoine

En même temps que Goethe se mheurt, dont on a parlé récemment ici, Gallimard publie un recueil de textes de Thomas Bernhard intitulé Sur les traces de la vérité (conseil: il convient, pour chaque texte, de se reporter en fin de volume afin d'en mieux connaître le contexte, qui est loin d'être anodin). Dire qu'on y retrouve l'esprit délicieusement fielleux de Bernhard, sa fringante détestation de l'Autriche, son obsession quasi musicale pour la ritournelle de la mort, son dégoût des distinctions qui puent, sa salutaire paranoïa, c'est dire qu'on y retrouve l'auteur de Béton tel qu'en lui-même: retranché et tranchant. Le lecteur pourra également lire ce recueil comme un "guide de l'écrivain en milieu hostile" et y puiser de précieuses recommandations. Contre la canonisation, par exemple :
"C'est impossible d'y échapper. On vous jette dans une marmite, on vous remue et on vous cuit avec le reste, sans que vous ayez votre mot à dire. Il faut juste essayer d'être le plus dur à cuire possible" (p.153)
La résistance à la cuisson comme éthique littéraire, voilà qui n'est pas inutile à l'heure où il est de bon ton de vanter la tendresse de sa fibre. De même, on prendra la salubre mesure d'une déclaration comme celle-ci:
"[…] car pour moi le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Quand il est interviewé, chose rare, Bernhard reste Bernhard, alors que nous devenons tous souvent un autre face à linterlocuteur, un autre affable et patient soucieux de répondre à des questions souvent incapables de servir ne serait-ce que de bloque-porte. Ainsi, quand on lui demande: "A qui pensez-vous quand vous écrivez?", la réponse ne se fait pas attendre: "En voilà une question particulièrement stupide." Car Bernhard n'a guère d'appétence pour les illusions ("Trois ou quatre mille personnes sont tout au plus susceptibles de s'intéresser vraiment à mon œuvre, sept mille, à la rigueur, capables de me suivre"). Lucidité d'un auteur pour qui la littérature n'a pas besoin d'enfiler de fiers habits démocratiques pour nous montrer notre nudité.
On trouvera dans ce recueil un texte particulièrement térébrant qui n'a pas son pareil pour talocher les taupes ::: je vous laisse en son – incandescente – compagnie:
"Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c'est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde [….] Ce qu'il vous faut, ce n'est pas des prix d'encouragement, des bourses ou des assurances sociales; c'est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l'impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien […]. Ce qu'il vous faut, c'est tous les lieux où quelqu'un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle."
La flétrissure du monde. Pas des prix d'encouragement. C'est noté? Un peu plus loin dans ce texte, Bernhard fustige la prose qui "colle au palais tel un fade brouet d'avoine". Inconditionnellement cannibale, on ne peut que claquer de la langue – et reprendre de ce festin nu.
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Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité – discours, lettres, entretiens, articles, sous la direction de Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades/Gallimard, 22,50€

mardi 26 novembre 2013

Sang et stupre à la radio: Redécouvrir Kathy Acker

Je me permets de vous interrompre en pleine lecture pour vous signaler que ce soir France Culture diffusera la première partie d'une pièce radiophonique inspirée de Sang et Stupre au lycée, le roman de Kathy Acker que j'avais traduit en 2005 pour les éditions Laurence Viallet, et adapté pour l'occasion par Simon Guibert, et dans une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. C'est ce soir, donc, sur France Culture, à 23h. Un petit rappel du "mouvement" du livre:
"La narratrice, Janey Smith, est orpheline de mère, elle vit seule avec son père, jusqu’au moment où il commence une liaison amoureuse. Elle part alors vivre à New York, fait l’expérience des MST, de plusieurs avortements, du punk rock et vend des cookies. Elle rencontre un marchand d'esclaves persan qui la tient prisonnière et la forme à la prostitution. Libérée, elle entreprend une sorte de" voyage au bout de la nuit " jusqu’à Tanger, où elle fait la connaissance de Jean Genet. Tous deux, pouilleux et décharnés, se rendent jusqu'en Egypte, séjournent en prison. Puis Janey meurt. Alors les rêves se déploient…"
Et en prime, ce qu'a écrit l'écrivain américain Dennis Cooper sur l'indispensable Acker:
 « Une femme peut-elle, à la fin du XXeme siècle américain, écrire avec impertinence, brillamment, irrévérencieusement, sans aucun souci de bienséance, sans être réduite à une caricature jetable, une rebelle stylisée ou une salope impudique ?  Peut-elle mettre en cause la base indestructible de l’identité sans qu’on essaie de la réduire au silence ?  Ces questions demeurent mais, heureusement, l’écriture de Kathy Acker aussi ».
Il y aura une deuxième partie, le 3 décembre. Tout ça, bien sûr, pourra être écouté à d'autres heures, en allant sur le site de France Culture (au cas où vous seriez, à 23h, en train de lire un truc essentiel, comme par exemple Sang et Stupre au lycée de Kathy Acker…)

Neuf fois sur le métier: lire et traduire

Combien de fois un traducteur lit-il le livre qu'il traduit? Eh bien, il le lit une première fois, sous forme de manuscrit, de livre, ou de pdf (lecture déflorante). Bon, d'accord, il arrive qu'on ne lise pas l'ouvrage en entier, histoire de se ménager un peu de fraîcheur au moment d'abattre la forêt…
Puis il le lit à mesure qu'il le traduit, du coin de l'œil, en un perpétuellement décollement – et ce deux fois, une fois quand il lit la phrase pour s'assurer qu'il la comprend (lecture tremplin), une autre fois en la traduisant (lecture d'adieu).
Ensuite, il le lit encore deux fois, mais de l'autre côté, dans sa réapparition en français, une fois quand il tape son texte (il écrit, ergo il lit: lecture-écriture), texte qui n'est bien sûr qu'un premier jet — puis une autre fois quand il relit ce qu'il vient juste de taper pour amender, corriger au débotté (lecture de tapissier – qui lisse, tend, défroisse, recloue).
Quelques centaines d'heures plus tard, il lit sa traduction désormais achevée mais pas rabotée, et c'est là commence le gros œuvre (il se produit alors sûrement de multiples micro-lectures, mais ne mégotons pas: c'est la lecture-silence-on-tourne).
Puis il l'imprime et le lit parce que rien ne vaut une relecture sur papier (lecture en flux tendu). Puis il le lit quand l'éditeur lui renvoie son texte avec des propositions de corrections (lecture stroboscopique). Puis il le lit quand on lui envoie le premier jeu d'épreuves: lecture de la dernière chance. (Ne comptons pas une éventuelle et ultime relecture lors d'une réédition – lecture remords)

Faites le calcul. En moyenne, un traducteur lit donc neuf fois le texte (trois fois dans sa version originale, six fois dans sa version en cours ou quasi achevée). Et c'est là un minimum. Certes, on pourrait contester à certaines de ces "lectures" leur statut de véritable lecture. Ce sont, il est vrai, des modalités de lecture, générées par le texte qui exige qu'on fasse de lui un usage autre que déglutif. Le cerveau découvre alors que l'acte de lire ne cesse de revenir, qu'il est omniprésent, qu'il fonde l'écriture, la traduction et jusqu'au détachement d'avec le texte à lire. Comme si la lecture se différenciait du texte pour exister en soi et devenir alors nomade, hésitant entre un éternel détour et  un devenir-imperceptible. Le texte, qui s'est donné à lire, disparaît alors au profit de sa lecture diffractée, réinventée.
L'autre soir, Georges-Arthur Goldschmidt me parlait d'une envie qui le chatouillait depuis quelque temps : refaire une de ses propres traductions, histoire voir ce qu'il en serait plusieurs années après. Décidément, le roi lire n'est pas prêt de jeter sa couronne…

lundi 25 novembre 2013

Trois cerveaux sinon rien: Bellanger inspiré

"Tu peux écrire sans Internet ?" Drôle de question à poser à un écrivain, mais qui à elle seule résume assez bien la conception que certains se font de l'écriture. On aurait pu demander: "Tu peux écrire sans électricité?", qu'on ne serait guère allé plus loin dans la marelle de l'interrogation. Cela dit, tout dépend de la personne à qui on pose cette question. Car quand les Inrocks sollicite les lumières d'Aurélien Bellanger, auteur de La Théorie de l'information (SNCF, 2012), la réponse est aussitôt à la hauteur:
"Non, j’en suis quasiment incapable. J’ai absolument besoin de faire du fact-checking en permanence. Au final, 50% de mon inspiration provient du hasard des recherches Google. Quand je travaille, j’ai vraiment accès à Google comme au troisième hémisphère de mon cerveau pour reprendre le slogan de l’un de ses fondateurs."
Certes, qui dit troisième hémisphère présuppose, même au mépris de l'étymologie, deux autres hémisphères, mais bon, on sait désormais ce qu'il en est de cette fameuse "inspiration". Verra-t-on un jour les écrivains se répartir en "trois" hémistiches? Ceux d'inspiration Google, ceux d'inspiration Yahoo et ceux d'inspiration… d'inspiration… euh… Zut j'ai oublié le nom de ce troisième moteur de recherche. Pas grave, je vais aller faire un peu de fact-checking, il paraît que c'est bon pour les neurones. "Niveau télématique, j’ai le niveau d’un enfant de CP", nous dit aussi le généreux Bellanger. Niveau télématique seulement?

Une langue pour souci: le vaillant Goldschmidt

On a donc pu faire la connaissance de Georges-Arthur Goldschmidt, grâce à la fine fleur de la revue La femelle du requin et les libraires de l'Acacia, à la faveur d'une rencontre croisée, vendredi dernier. Goldschmidt, traducteur de Nietzsche, Kafka, Handke, Benjamin, supporte ses quatre-vingt-cinq ans avec un frais sourire, conscient d'avoir connu pire que ce qu'il appelle sa "vieillerie". Quand il parle écriture, quand il évoque la littérature, quand il s'interroge sur la traduction, son souci reste le même: être clair et humble et ne jamais oublier quel salut fut pour lui la "langue", ce français qu'il apprit entre autres par les punitions scolaires, assorties de fessées à l'ancienne (branches de coudrier!), ce français qui montait des dictées de La Bruyère aussi bien que du poste de radio, quand les sanglots de Verlaine résistaient au-delà de la Manche. Ce soir-là, à l'Acacia, devant une petite vingtaine de personnes, il a rappelé qu'on ne vit pas la langue de la même façon quand on a été jouet de l'histoire, quand on n'a pas choisi son destin et qu'enfant on a dû fuir, quitter ses parents, se cacher et découvrir qu'on était juif alors qu'on se croyait allemand et protestant.
Ecrire sur soi? Goldschmidt n'y pensait guère, avant que Denis Roche insiste pour que l'homme entreprenne ce trajet-là, et nous découvrons alors le rôle qu'a joué dans nos vies respectives l'auteur de Louve Basse, point commun qui nous émeut autant que de nous savoir tous deux traducteurs et écrivains. Il fut ce soir-là question de traduction, bien sûr ("l'allemand est une langue assez con, quand même"), mais aussi de Rousseau, d'onanisme, de piétisme, on a parlé de Sebald, de Kafka et de Vialatte ("qui traduisait moins bien certains passages quand sa germaniste de femme était absente"), d'un livre que Goldschmidt adule (Anton Reiser, de Karl Philipp Moritz). On a souri aussi en sa compagnie légère et profonde, surtout quand on a compris que Goldschmidt, à dessein, disait systématiquement SNCF au lieu de NRF… Et puis on est reparti, ravi d'avoir croisé quelques heures le fer de le complicité avec ce "vaillant". On est reparti, certes, mais pas seul: avec, en poche, Une langue pour abri, court texte paru en 2009 qui évoque les années de guerre et le rapport à la langue – on vous en parle bientôt.

vendredi 22 novembre 2013

Cum together: Blanquet et le porno-double

Allez jouer ailleurs les enfants, Le Clavier voudrait entretenir vos parents d'un sujet grave et torride… C'est bon? Ils sont partis? Ouf. Maintenant causons un peu porn-art (eh oui, toujours cette fameuse histoire de "style"…). L'artiste Stéphane Blanquet, dont a pu admirer les travaux chez divers éditeurs – au Chacal Puant, à L'Association, chez Alain Beaulet, etc. – n'a pas son pareil pour en découdre avec les formes souvent déliquescentes de la réalité humaine. Sous sa plume, comme sous le volubile acier d'un dermographe, les visages se tordent, enflent, leurs gros yeux enchâssés dans l'inquiétante végétation d'un devenir freak. Les murs suintent la guimauve psychotropique, les corps-poupées opèrent le réel, tout se passe comme dans un cauchemar emprunté à l'indécence mentale.

Autant de raisons de suivre son travail et d'aller faire un tour au Musée de l'érotisme, où il expose jusqu'à mai prochain des "images" à double détente, sous l'appellation "rendez vous moi en toi": à savoir, la traduction en noir et blanc d'images d'archives pornographiques. Le trait redouble et déplace en même temps la charge crue des images sélectionnés, les tirant du côté de chez Topor ou Schulz. Et parmi les dessins "hot", le moindre n'est pas celui où l'on voit un doigt s'introduire dans une orange pelée (faites marcher votre imagination, que diable!).
Pour ceux qui n'osent pas s'aventurer jusqu'au marigot Pigalle pour contempler de visu les membres épars de l'antique pornopassion, il existe un livre, qu'on peut commander ici ou même sûrement auprès de votre libraire si vous le savez le prendre par les bons sentiments.
Donc, deux solutions: soit vous allez au Musée de l'Erotisme, 72 boulevard de Clichy, à Paris, dans le 18ème arrondissement, musée ouvert de 10h du matin à 2h du matin, soit vous commandez Rendez vous moi en toi (Dessins redessinés d'après photos troubles porn, 100 pages noir et blanc, 16x23,5 cm, 10 euros).
Voilà. Je sens que vous avez moins froid, maintenant. Remerciez donc Blanquet…

Méchante créature


« Mais que pensons-nous du roman ? Sautons-nous de joie en pensant au merveilleux avenir qui l’attend ? Ou bien hochons-nous tristement la tête en espérant que cette méchante créature n’aura plus que quelques jours à vivre ? Le roman est-il un vieux pécheur sur son lit de mort ? Ou bien un charmant petit être trottinant autour de son berceau ? »
— D. H. Lawrence, « Opération du roman, ou une bombe », in Eros et les chiens, trad.. Thérèse Auriol, 10 :18 (1969)

jeudi 21 novembre 2013

Goldschmidt, les requins et l'Acacia

Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…

Léviathan, le bébé dont la foi déplaçait des taupinières



Jadis, Léviathan était un gros poisson un peu mythique qu'on croisait dans la Bible ou le Miocène. Puis il a évolué et il est devenu ce monstre froid appelé Etat, sous la houlette du sieur Hobbes (mais sans Calvin). Enfin, après moult péripéties, Léviathan est devenu le bébé le plus sagace du monde, grâce au talent de Peter Blegvad: ce qu'on pourra dès aujourd'hui vérifier en lisant la bande dessinée intitulée Le livre de Léviathan, qui sort aux éditions de l'Apocalypse, traduit par votre serviteur (j'adore cette expression: "par votre serviteur" — ça me permet de m'imaginer quelques secondes avec la tête de Nestor, le majordome dans Tintin, ce qui n'est pas un mince exploit…).

Peter Blegvad est né en 1951, cinq jours avant Mélenchon, ce qui est assez malin, somme toute. Comme les Beatles, il a commencé sa carrière musicale au centre du monde: à Hambourg. Guitare, chant – et un goût prononcé pour l'acrobatie verbale comme en témoigne ce chouette palindrome:
"Peel's foe not a set animal laminates a tone of sleep."
Sans renoncer à la musique, Blegvad se consacre également à la bande dessinée, et, de 1992 à 1999, The Independent va publier son étonnant comic-strip mettant en scène le bébé pataphysicien baptisé Leviathan, petit bonhomme au visage dépourvu du moindre trait, grand expérimentateur de la réalité et des songes, apprenti chamane de sa propre improbabilité, assisté d'un chat sentencieux passablement tigré. Leurs aventures oniriques, verbales, mentales (et fantasques) s'inscrivent quelque part dans l'interlope galaxie Krazy Kat/Little Nemo/Calvin et Hobbes/Alice au pays des merveilles… On lira avec profit son entretien dans The Believer, ici.
Léviathan bricole donc le monde à la seule force de ses grisantes neurones. Il cherche à mettre un ordre merveilleux dans l'inquiétant désordre du monde adulte. Blegvad a plus d'un pinceau à sa palette et s'amuse à varier les styles, les approches, les angles, il cite graphiquement Munch, Picasso, Muybridge, pratique le cut-up, le collage, le faux, et parvient même à dessiner l'abstrait, le paradoxal et l'ineffable. Chapeau ! (Et dans ce chapeau, un lapinou très spécial, aussi…)

Blegvad sera à Paris pour une rencontre exceptionnel samedi 23 novembre, au Lou-Pascalou, 14 rue des Panoyaux, à Paris, dans le XXème arrdt, de 15h à 18h (métro Ménilmontant). Laquelle rencontre sera suivi d'un mini-concert vers 19h, avec Blegvad
et John Greaves. Venez très beaucoup!

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Peter Blegvad, Le livre de Léviathan, traduit de l'anglais par Claro, lettrage d'Amandine Boucher, éd. L'Apocalypse, 29€

mercredi 20 novembre 2013

Les souffrances du jeune ver de terre

A paraître le 8 janvier 2014. En Babel Noir. Ours polar? Nouare novelle? Allez savoir. Ce texte, paru au vingtième siècle au Fleuve Noir sous le défunt titre Eloge de la vache folle (mais  épuisé même sur Amazon.arnak, c'est pour dire) reparaîtra donc sous de nouveaux atours. C'est un texte drôle [sic] qui parle de la mort du nouveau-né, des corrections qu'on mérite et aussi d'une méthode inédite d'épilation des harengs (ainsi que des amitiés défuntes). Ça sera le numéro 100 de la collection Babel Noir. On vous dit ça, on ne vous dit rien. Allez, extrait:
"Je m’apprêtais à entamer une quatrième et improbable longueur lorsque mes yeux rougis au chlore devinèrent, à l’extrémité du plongeoir de trois mètres – celui réservé aux acrobates suicidaires –, une forme évidemment féminine, nettement gracieuse et certainement inabordable. Mais les bains prolongés ont la particularité de développer chez moi une certaine assurance propice aux fantasmes.
Le bras caoutchouteux, la bouche fontaine, je crawlai ingénument vers le point de chute hypothétique de la naïade. Celle-ci tourbillonna trois fois sur elle-même dans l’air immobile et vitré, se contracta en une turbulence fuselée, puis, à l’instant même où ses muscles magnifiés par l’effort se détendaient, disparut dans les eaux soudain brouillées, comme avalée, niée, bue. Je la cherchai vainement autour de moi. aucun remous. nulle bulle. je levai les yeux en direction des douches. Personne. Le maître nageur était occupé à réprimander un yuppie qui avait gardé sa cravate pour, disait-il, mieux flotter.
Soudain, petit miracle neptunesque, la déité réapparut sur ma droite, mystérieusement souriante, logiquement mouillée, le crâne capuchonné d’un bonnet ponceau. Son maillot de bain était le plus heureux des hommes."

Style: quand Bergounioux n'en fait pas trop

Le style: son centre serait-il partout et sa circonférence nulle part – ou l'inverse? Hier, on l'a vu associé à un prix, mais dépourvu de toute valeur. Aujourd'hui, le voilà historique, sous la plume de Pierre Bergounioux, dont paraît aux éditions de l'Olivier un court essai, Le style comme expérience. Une soixantaine de pages qui tournent autour d'une intuition tout entière résumée au dos du livre, et qui est que le style serait historiquement lié à l'émergence de l'esclavage. Mais très vite, une nuance est apportée: ce n'est pas le style en fait, qui naît des conditions d'asservissement, mais l'écriture. Allons bon. Pourquoi alors parler de "style", en intitulé ? On s'attendait, à tout le moins, à des considérations d'ordre littéraire, faute d'une évocation sensible. On s'attendait surtout à plus de tensions, à lire un texte qui, à l'instar par exemple de ceux de Meschonnic, "fait ce qu'il dit". Mais Bergounioux creuse un sillon pataud, se faisant le scolaire historiographe de l'apparition de l'écriture, ne nous épargnant même pas l'inéluctable définition et le fatal rappel étymologique du mot "style". Rien ne nous est tu d'un savoir cent fois compilé: Cro-Magnon (p.9), les ruines de Sumer (p.12), le cru et le cuit, Gilgamesh, etc. On apprend que "l'écriture fixe la parole" (p.13);  que "la phrase la plus longue de notre littérature est de Marcel Proust" (ah bon?); que l'œuvre de Proust, invoquée entre Cro-Magnon et Sumériens, est "d'une richesse inépuisable" (tiens donc?); que "les divers modes de production supposent, tous, la division du travail et la formation […] de classes" (sans blague?); que Hume et Hobbes sont "de flegmatiques Anglo-Saxons" (diantre!). 
Que fait Bergounioux? Que cherche-t-il à faire? Tantôt il se réfugie dans l'objectivité, le factuel, en scribe docile; tantôt il lâche une intuition, sibylline, comme par exemple quand, après avoir expédié Freud, Einstein, Husserl et l'Allemagne nazie en quinze lignes, il assène: 
"C'est pourquoi la littérature s'exile pour tout reprendre, elle aussi, aux fondations, au fin fond du Mississipi."
Quelle que soit la validité de cette intuition, elle méritait d'être creusée, et on voit mal l'intérêt de laisser au lecteur, qu'on a traité jusqu'ici en élève assoupi, deviner qu'on évoquait Faulkner. Surtout, elle manque singulièrement de "corps" dans cet essai qui s'enfonce dans la dissertation comme dans son ombre.
Bergounioux délaisse ensuite l'épatante aventure de l'écriture (l'argile! Persépolis!) pour nous causer littérature.  On a droit à l'épisode napoléonien du Rouge et le Noir, par l'entremise de Stendhal qui "possède comme personne l'art de raconter" (précieux renseignement…). Puis d'autres invités-surprises défilent, comme sur un idéal plateau d'Apostrophes: Joyce ("malvoyant"), Kafka ("poitrinaire"), Proust ("asthmatique"). A ce stade de "vignettisation", on se frotte les yeux. Les clichés, pensés et écrits ici, font la queue comme devant un pôle emploi littéraire, et on reste un peu sceptique devant cet "esprit de suite qui guident les artistes", dont nous parle l'auteur à propos de Faulkner, qui enfin vint, of course. Le livre s'achève sur le point nodal de la thèse de Bergounioux: le style reste entaché d'un relent d'inégalité. Le plaisir stylistique est encore impur (mais ça changera, quand nous aurons instauré l'égalité entre les hommes, patience).
La copie refermée, on reste songeur, Bic aux lèvres. Le style comme expérience? Ce sont bien les deux seuls mots dont on ne trouvera aucune résonance dans ce texte.

mardi 19 novembre 2013

Prix littéraires et zoophilie : Coïncidence? ( je ne crois pas)

La presse nationale en a peu parlé et pourtant un drame insoutenable vient de frapper notre belle France. Un drame littéraire, qui plus est. Encouragé par cette saine pratique qui consiste à prendre les écrivains pour des chevals [sic] qui jouent leur carrière au Loto, le conseil général de l'Aveyron a eu la bonne idée de créer… un prix littéraire. Jean-Claude Luche [sic], le président de la collectivité (whatever it means…) a même réussi à définir ce qu'on nomme, faute de termes moins rachitiques, la "culture", laquelle selon lui est synonyme d'«outil de développement de l’attractivité du département». Hélas, le manque de candidats – quatre seulement se sont timidement proposés à ce jeu déroutant – a contraint le généreux conseil à ne couronner personne «Quatre auteurs, cela faisait trop juste pour pouvoir décerner un prix», a justifié Jean-Michel Lalle [sic], vice-président du conseil général en charge de la culture, lors de la cérémonie. Seul Jean-Luc Barthe est parvenu à décrocher une "mention spéciale" (autrement dit un prix de consolation, car les prix littéraires sont restés finalement pathétiquement scolaires) pour son roman «Les mémoires d’un diable», qui, on ne peut pas tout avoir, n'a toujours pas d'éditeur.
Je sais bien que les prix littéraires font vendre, mais ne devrions-nous pas tous tirer une leçon de ce drame humanitaire ? Du genre: le ridicule ne tue pas, certes, mais c'est dommage.

Rappelons pour ceux que ça déride que le week-end prochain, Le Touquet-Paris-Plage et Le Monde accueillent « Les Rencontres des lauréats des Prix Littéraires ». Pourquoi Le Touquet? Je suppose que c'est parce que cette commune était en 1944 la plus minée de France (on y a  recensé en effet 106 745 mines: 38 620 en ville, 54 125 dans les dunes, le champ de course et l'aérodrome, 13 800 sous les maisons et 200 dans la piscine). Mais pourquoi je vous dis tout ça? Ah oui. Les prix littéraires, donc. On va mettre tous les écrivains primés cette année devant une assiette et ils vont manger des choses, puis on les mettra devant leurs livres et ils vont les signer (au moins, pendant ce temps, ils n'écrivent pas…). Il y aura même d'autres prix remis, parce que plus on est de prix plus on rit (ah ah ah): le Prix du Jury ("jusque 35 ans" [sic]) sera présidé par Philippe Alexandre (journaliste et écrivain [sic]) et Michel Kempinski, président de Plastic Omnium Environnement [sic]. Je vous laisse imaginer la fierté qu'on peut ressentir à se voir remettre un prix par le président de Plastic Omnium Environnement, dont le groupe s'occupe de la "conteneurisation des déchets" [sic]. On doit se sentir non seulement primé mais recyclable. Et puis, le dimanche, parce que la messe c'est un peu dans l'esprit de tout ça – tu vouâââ –, vous aurez droit à 11h à une "Conférence débat philosophique" (what the fuck!??!) animée par Mgr Podvin [sic]. Ça ne s'invente pas.
Bref: ridicule + honte + pognon: les prix littéraires, décidément, ne se refusent rien.

Léal dans la jungle du bien et du mal

Onze ans qu'on suit Léal, de livre en livre, depuis le fabuleux Selva! qui nous avait convaincu de la pertinence de ses chorales explorations. Onze ans qu'on le lit avec une curiosité qu'il sait moduler, jamais semblable, adoptant parfois la nonchalance dans le style pour mieux cingler nos attentes, tantôt forçant la page à se split-screener, tantôt incrustant dans son récit des éclats et des voix, toujours allant son chemin, qu'il sait à la fois fragile et têtu. Asparagus, dans sa folie adventice, semble avoir germé d'une côte de Selva! puisqu'il reprend un médico-troufion entraperçu dans ce précédent ouvrage. Mais attention, pas le soldat lambda, mais un vivant véto pour presque bibèpes, qui aime la communion des haleines et le fric-frac des expériences. Un type en fait inoubliable qui revient dans la prose de Léal tel le refoulé dans le marigot de la vie-qui-continue. C'est qu'il s'en passe des choses, en Guyane, quand la flore est laissée à l'appréciation des légionnaires… 
Asparagus, sous ses allures de travelogue made in Jean Galmot, avec sa foulée de pirogue un feu folle, est en fait ni plus ni moins un tombeau, littéralement. Un memento mori, aussi, une stèle bancroche érigée en souvenir d'un dénommé Jean-Charles Hérisson, sorte de double-Robinson du Bardamu-Léal devenu en ces pages "Rod Loyal", comme si l'eau de écriture déformait le bâton des identités pour mieux les redresser. C'est donc l'histoire d'une amitié, que le narrateur s'en veut d'avoir peut-être négligée et dont l'objet revient avec une insistance dont la lancinance têtue, au fil des pages, ne cesse d'opérer sur le lecteur comme une expérience vaudou. Car Léal – ou plutôt Loyal, cet infidèle – a trouvé en Hérisson le doppelgänger de ses expériences avortées. Il ne le magnifie pas. Il le laisse exister au gré des souvenirs et anecdotes qui finissent par resserrer inexorablement le nœud coulant du récit autour d'un drame. Car bien que tombeau cahotant, et chant contrarié, Asparagus est aussi, en dépit de ses écarts et échauffourées, une tentative de reconstitution d'un massacre annoncé. 
Une fois de plus, Fred Léal a su créer son livre de toutes pièces – et les pièces sont là, vibrantes et oscillantes, en témoignage d'un certain indicible qui fait de ce "roman" un inquiétant voyage au cœur des ténèbres militaires.
Mais qui dit tombeau dit fantôme, et celui qui erre de page en page, en spectral parrain du dire, et de la voie choisie par Léal, n'est autre que Maurice Roche. Façon de dire – pardon: d'écrire – que tout ce qui touche à la mort n'est pas inconnu à ceux que
"les trompettes de la renommée n'avaient pas contraints à singer les cadors inégalables ni à saupoudrer les partitions d'un filet dissonant juste pour la forme…"
Léal, comme Roche (et Des Forest), ne travaille pas "juste pour la forme". Mais pour la forme juste, ajoutera-t-on. C'est risqué, évidemment. Il n'en saurait être autrement dès lors qu'on se pose la question ultime:
"Qu'est-il arrivé, mon ami? Quel naufrage a eu raison de vous?"
Surnagé, le lecteur remercie.
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Fred Léal, Asparagus, P.O.L, 15 €

lundi 18 novembre 2013

Opération Zazen

En avril dernier sortait aux éditions du cherche-midi, dans la collection Lot 49 que je dirige avec Arnaud Hofmarcher, un premier roman intitulé Zazen, écrit par Vanessa Veselka et traduit par Anne-Sylvie Homassel. Publié aux Etats-Unis par Red Lemonade, sous la houlette de l'excellent et très actif Richard Nash, ce roman décrit une Amérique "parallèle" au bord de l'explosion, dans laquelle un certaine Della, jeune paléontologue éprouvée par la vie, cherche refuge dans d'étranges activités : elle collectionne des photos d'immolations célèbres, joue avec des rats morts, déclenche de fausses alertes à la bombe… La réalité la rattrape le jour où un attentat frappe le centre commercial voisin. La ville s'enfonce alors peu à peu dans un climat de violence et de répression policière. Della décide de rejoindre un groupuscule radical, avec pour seule perspective l'enfer sur terre. 

Cette semaine, Vanessa Veselka est à Paris et nous vous invitons à deux rencontres. La première aura lieu demain mardi 19, à la Maison de la Poésie, où seront lus, par Claire Delaporte et en présence de l'auteur, un autre texte de l'auteur, intitulé L'autoroute des disparus, que publient les toutes jeunes éditions en ligne Moyen-Courrier, une maison d’édition numérique spécialisée dans les documentaires littéraires (essai personnel, reportage, histoire de procès, enquête scientifique, exploration des confins de la vie quotidienne…), des textes rangés dans la catégorie creative nonfiction de l’autre côté de l’Atlantique. L'autoroute des disparus est traduit par Philippe Aronson. C'est à 19h. C'est 5 euros la place. C'est ici.

La deuxième rencontre aura lieu jeudi 21 dans les murs très réceptifs de l'effervescente librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012), c'est à 19h également, et nous essaierons de répondre avec le libraire, l'auteur, et ses traducteurs à cette inquiétante question: Comment rester immobile quand on est en feu? Vous pouvez lire l'excellente critique écrite par le libraire Hughes Robert sur Zazen en allant faire un tour sur le site de Charybde, critique dans laquelle il décrit ce roman comme
"virtuose et drôle, cruel et ironique, critique sauvage d'une dérive capitaliste potentiellement finale et des illusions et de l'impuissance des "contre-cultures", [et s'inscrivant] d'emblée parmi les grands, lorgnant du côté des meilleurs Vonnegut, Ballard, Aldiss ou Womack."
Chez Charybde, c'est gratuit et en plus on vous offre le godet. Vous voilà prévenus. Venez très beaucoup.

Thomas Bernhard: l'art de la discorde

Pauvre Goethe ! A peine a-t-il découvert l'œuvre de Wittgenstein qu'il lui faut mourir sans avoir pu rencontrer l'auteur du Tractatus, mort lui aussi, quelques jours avant l'impossible rencontre… Hum. Qu'importe si les dates ont été un peu trafiquées, puisque de toute façon Goethe ne rencontrera pas Wittgenstein. Mais il l'attendra, l'espérera – et ce, grâce au talent incomparable de Thomas Bernhard, dont Gallimard publie en un court volume quatre textes, dont Goethe mheurt (en allemand: Goethe schtirbt – mais un "ch" est venu "ampouler"le "stirbt" attendu), qui donne son titre à l'ensemble.
Ces quatre textes courts, qui datent de 1982 (l'année où paraît Béton), permettent, une fois de plus, de se frotter à la grande affaire de Bernhard: le motif de la "brouille". Chez Bernhard, il y a souvent fâcherie, mésentente, rupture, reproche, amertume, départ, bref, installation sous le capot de l'écriture du très efficace moteur de la discorde – or qui dit discorde dit aussi : discordance. Le dissentiment, qui est à Bernhard ce qu'est l'atermoiement à Kafka, permet de moduler indéfiniment la disharmonie. La discorde a besoin d'être entretenue, exposée, rappelée, ravivée : les personnages bernhardiens n'ont de cesse d'interpeller leurs "bourreaux" afin de visiter avec eux les ruines de l'entente ratée. L'autre est toujours coupable et je suis toujours sa victime: ce principe de base, dont Bernhard ne démord jamais, devient vite l'équivalent d'un pacte. J'ai besoin de l'autre pour m'ériger en perpétuelle victime. Je le fuis mais dans ma fuite je ne fais qu'attiser (et magnifier pathétiquement) les raisons de ma fuite – et ma mauvaise foi me préserve tant bien que mal du renversement des rôles.
L'effet inattendu de cette perversion est bien sûr le rire, un rire tranchant et plein de rochers qui crissent:
"L'orage arrivait et c'était ma faute, une avalanche s'est déclenchée et c'était moi, disaient-ils, qui l'avait provoquée. Car le sommet de la montagne était aussi l'endroit où culminait la haine de nos parents contre nous, la haine contre leur progéniture ratée […]."
Ainsi va la vie chez Bernhard: zizanique jusqu'au bout des pensées. Goethe se brouille avec Eckermann; le narrateur de "Montaigne, Un récit" accuse ses parents "de dire le mensonge et la vérité"; celui de "Retrouvailles" se vautre dans la haine de sa famille; et celui de "Parti en fumée" fuit l'Autriche, "le plus laid et le plus ridicule du monde". La discorde fonde le discours. Toutes les lettres de "râler" piaffent déjà dans le verbe "parler".
Il y a, dans "Parti en fumée", un passage hilarant, dans lequel Bernhard décrit un foyer norvégien où trône un piano à queue Bösendorfer
"tellement désaccordé que même la musique la plus galvaudée, par exemple celle de Schubert, devenait intéressante lorsqu'on la jouait dessus; avec leurs pianos désaccordés, les gens de Mosjøen ont réussi, plus ou moins spontanément, à se procurer, me semble-t-il, un aperçu de ce qu'on appelle la musique contemporaine, même si naturellement ils n'ont aucune idée de quoi il s'agit au juste."
C'est, en quelque sorte, ce que fait Thomas Bernhard dans tous ses livres: il accompagne Eris, déesse de la discorde, en jouant des sonates irascibles sur le piano préparé de la langue allemande. Mais vous le saviez tous: Goethe est mort et John Cage autrichien.
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Thomas Bernhard, Goethe mheurt, récits, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, 13, 50 €
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Illustration: © Brian Christensen

vendredi 15 novembre 2013

Le cycle d'Oz, volume 2

OZ-2 a débarqué. I repeat: OZ-2 a débarqué! Le volume 2 de la célèbre saga de L. Frank BAUM – le cycle d'Oz – est sorti cette semaine, avec des traductions inédites d'Anne-Sylvie HOMASSEL et de Blandine LONGRE, et toujours les incroyables illustrations de Stéphane LEVALLOIS. C'est au éditions du cherche-midi, dans la collection Ailleurs, et ça coûte seulement 18 euros. Pour les petits et les grands, il va courir de ville en ville, alors il faut le suivre, comme disait l'autre. 
Ce volume contient deux titres, Ozma au pays d'Oz et Dorothy et le magicien au pays d'Oz.

Dans Ozma du Pays d'Oz, Dorothy, en compagnie de la poule Billina, est projetée par-dessus bord alors qu'elle se rendait en Australie. Elle échoue sur les mystérieuses rives du pays d'Ev où elle fera la connaissance de Tik-Tok, le sympathique Homme mécanique, mais aussi celle des Nomes, une tribu d'êtres disgracieux qui lui donneront bien du fil à retordre. Heureusement, la princesse Ozma et les trois légendaires compagnons de Dorothy viendront au secours de la fillette et de la famille royale d'Ev...

Dans Dorothy et le Magicien au Pays d'Oz, un tremblement de terre empêche Dorothy d'arriver à destination et la précipite dans l'étrange contrée des Mangaboos... celle des hommes-légumes ! C'est là qu'elle reverra son cher Magicien, épaulé par une armée de porcelets. On ne vous dira rien en revanche sur les gargouilles de bois et les invisibles habitants de la Vallée de Voe...

Le volume 3 est en préparation. Et pour ceux qui veulent mieux faire connaissance avec le travail de Stéphane Levallois, allez sur son site!

Les weight-watchers de la littérature

Dans un article paru récemment sur le site Salon, Laura Miller s'interroge sur les "longs livres", ces béhémoths qui seraient selon elle la hantise des critiques littéraires. N'ayant rien à dire d'intéressant, elle en arrive à ce double constat: quand un long livre est bon, c'est super; quand il est mauvais (ou difficile à lire), c'est fichu. Donna Tartt, oui; Thomas Pynchon, non. Je schématise à peine l'indigence de son propos. Bon, il faut dire que pour elle, Docteur Sleep, de Stephen King est un "gros" livre. On n'ose imaginer sa réaction si on l'enfermait dans une cave avec le plus beau livre du monde, Miss Macintosh, My Darling, de Marguerite Young (750 000 mots).
Il y a trois ans, c'était le jeune écrivain débutant Garth Risk Hallberg qui, sur le site The Millions, se penchait sur la même question. Son e-papier est un peu plus intéressant. D'abord parce qu'il rappelle les raisons contextuelles qui expliquent longtemps l'existence de "longs romans" (ou "big books"): la parution en feuilletons, dont le roman victorien est l'exemple par excellence. Ensuite parce qu'il soulève un paradoxe lié à notre époque: la profusion actuelle des "gros livres" se heurterait aux troubles déficitaires de l'attention croissant qui sont notre DFA (désormais fatal apanage). Mais Hallberg remarque néanmoins que plusieurs mammouths de papier on réussi à franchir le rubicon de la critique et les alpes du lectorat: Littell et ses Bienveillantes, Bolaño et son 2666, Chris Adrien et The Children's Hospital, Wallace et Infinite Jest, etc. Hallberg postule également que, rapport qualité/poids, le lecteur fait franchement une affaire. Imperial de Vollamnn serait plus "rentable" que tel petit opus de Mario Bellatin. Enfin, et surtout, lire de longs livres c'est, toujours pour le jeune Garth, "entrer en résistance". Il faut dire que Garth Risk Hallberg prêche pour sa paroisse: il vient en effet de terminer un livre de 900 pages  – City on Fire – dont les droits ont été achetés 2 millions de dollars par l'éditeur américain Knopf. Mais attendons de lire la chose avant de nous réfugier dans le moelleux cocon de nos troubles déficitaires de l'attention…
Bref, le débat sur la taille des livres est finalement assez vain. Mais il est révélateur. Pour la critique, la notion de "forme" n'est plus structurelle mais pondérale. On voit déjà venir le jour où on vous demandera: "Alors, le nouveau livre de X, il est en forme?" ou "Dis donc, il aurait pas un peu maigri, le recueil de nouvelles de Y?" ou "Je serais le livre de W, je ferais attention: il a pris un peu trop de pages ces derniers temps", ou "T'as lu le bouquin de S ? Il entre même plus en librairie depuis qu'il se bourre de flux de conscience", ou, "Elle devrait suivre un régime, la saga de F."
Heureusement, tout le monde sait que lire c'est faire de l'exercice…
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Illustration © Eric Delcroix, Redu - village du livre - monument livre

jeudi 14 novembre 2013

La langue n'est pas un train: dégonflez, ô grenouilles

Tous les traducteurs ou presque vous le diront: ça enfle. Comprenez: la traduction est toujours plus long que l'original. C'est ce qu'on appelle, dans le jargon, le "coefficient de foisonnement". Selon certains experts (ouch!), il serait de 20% entre l'anglais et le français. La raison à ce miracle boursouflant? Oh, on vous dira que c'est parce que l'anglais est fortement monosyllabique, le français formidablement cartésien, etc. Bref, il se produit une augmentation du volume (ou de la masse?) entre la langue d'arrivée et la langue de départ. Allons bon. Tant mieux pour le traducteur, certes, puisqu'il est payé au signe. Mais n'est-on pas là en présence d'un fabuleux contre-sens? L'expérience montre – la mienne, en tout cas – que plus ce fumeux coefficient tend vers zéro, plus ardente est la traduction. On pourrait même considérer la traduction comme une écriture à contrainte: same thing but different.
En fait, le contre-sens est le suivant: Il y aurait une langue de départ (l'anglais, par exemple) et une langue d'arrivée (le français, en l'occurrence). Belle métaphore ferroviaire, mais qui semble se tromper gravement de "locomotif". Tout d'abord, parce que la soi-disant langue de départ n'est pas l'anglais, mais la langue pratiquée par l'auteur (qui, lui, en revanche, est parti de l'anglais – l'a quitté – pour arriver – échouer? – dans sa propre langue). Je ne traduis pas de l'anglais, mais de Pynchon, Rushdie, etc. Mais le contre-sens va plus loin encore. Car, disons-le tout net au risque de choquer les roux et combaluzier que sont nos sourcistes et ciblistes, la langue de départ, pour le traducteur, c'est le… français! Et la langue d'arrivée, en revanche, ce n'est pas le "français" mais l'autre langue que va m'obliger à écrire le livre original.
Quand je traduis, je pars du français, c'est de lui que je m'élance, à son attraction que j'essaie d'échapper le temps d'un voyage dans une troisième langue (celle de l'auteur, du texte). Je pars du français-terreau pour arriver à un autre français, un français-végétal, qu'il me faut faire pousser en jardinier de l'improbable. Je traduis, pour reprendre la pensée de Meschonnic, une poétique, pas une mécanique. Mon problème n'est donc pas le "foisonnement", mais la fièvre: ce degré d'ébullition auquel a été portée la langue de l'auteur, et que je suis censé "revivre" dans un autre corps.
Ni départ ni arrivée — mais:: une péripétie – du grec περιπέτεια (peripeteia), de περιπετής peripetès: « qui tombe autour, qui tombe sur ». Choir, donc.

mercredi 13 novembre 2013

L'almanach des mots: Barbaut dans les grands fonds

Jacques Barbaut écrit peu mais bien. Il y a trois ans, les éditions NOUS publiait A As Anything. Anthologie de la lettre A. Cette fois-ci, Barbaut délaisse l'alphabet pour le calendrier – car telle est sa matière, et le voilà chronophile –, nous livrant une chronique de l'année 1960. Certes, c'est l'année de la naissance de Barbaut, mais ce dernier n'est pas d'humeur autobiographique – c'est tout le contraire. 1960 est un livre à la croisée de Perec et de David Markson, où, en se faisant compilateur, l'auteur recherche, par le choix des éléments retenus, un compromis séditieux entre effacement et création. Un almanach a pour vocation d'être une œuvre sans auteur. Qu'à cela ne tienne! Barbaut en fera l'œuvre d'un auteur qui aime à se dissoudre dans son œuvre. 
Au fil des pages, des années, des jours, nous sont contés (comptés?) les faits (les effets?) marquants (marqués?) qui ponctuent l'an 60 – car il s'agit bien ici de ponctuation: l'année est une longue phrase qu'il s'agit de ponctuer, par la virgule des événements, le tiret des anecdotes, la parenthèse des aveux, les guillemets des choses dites, les appels de note à la réflexion.
Sous l'apparente factualité dont s'enorgueillit modestement ce recensement des jours gît le projet du livre: faire advenir le sens dans les interstices, écrire à travers la sélection opérée. Comme chez Markson (cf. Arrêter d'écrire), les figures invitées sont souvent des écrivains, non que ce soit eux qui fassent l'Histoire, mais plutôt parce que ce sont eux qui font des histoires (au sens de : chiens dans jeu de quilles). Barbaut, qui sait son nom celui d'un poisson, peut ainsi, parfois, se glisser dans la page, comme en ce 23 janvier, quand l'océanaute Jacques Picard s'en va explorer les grands fonds du Pacifique nord:
— à la lueur des projecteurs: une, puis deux crevettes
rosâtres passent devant le hublot, puis un poisson plat,
d'espèce inconnue
D'espèce inconnue, certes, mais aux mouvements vifs et rusés. A l'instar d'un Frédéric Léal, Barbaut laisse son sujet adopter la page: le nouveau franc apparaît en grisé, comme par frottement du crayon sur le papier; les invectives du capitaine Haddock rythment la chasse au Yéti; il y a des réclames (Bic, what else?), des blasons, des presque calligrammes, des timbres, des encarts, des dessins… On croise Nabokov et Arno Schmidt, Pinget, Camus et Massu, comme autant de saints probables ou incongrus de ce voyage dans le temps.
Avec cet éphéméride attaché à son année zéro, Barbaut nous propose un collage sans colle autre que la vibration des faits, accompli avec les ciseaux non de l'arbitraire mais de la connivence: connivence avec ce qui, dans les plis des jours, fonde la possibilité de son arrachement au silence amniotique.
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Barbaut, 1960, éd. NOUS / disparate, 19, 60 € (ça va de soi…)
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Illustration: © André Britz

mardi 12 novembre 2013

Brive: La foire aux invités

La foire du livre de Brive, qui vient de se terminer, peut s'enorgueillir, voire être fière, de son vif succès. C'est hyper important les festivals littéraires de ce genre. Ça met en avant la littérature, les livres, les écrivains, les éditeurs et les mots imprimés (et aussi les phrases qui sont ponctuées). Ça rappelle des choses importantes, à savoir que la littérature ne se résume pas à des individus assis chez eux et tapant sur un clavier, en prise avec les démons de la langue.
Voilà pourquoi Brive a fêté à sa modeste façon les puissances indéfectibles de l'écriture avec des mots à l'encre. En invitant, audace oblige, le prix Goncourt, le prix Renaudot, le prix Fémina et le Grand Prix du roman de l'Académie française. Mais l'audace étant une chose illimitée, Brive a aussi invité Amélie Nothomb, Jean Rochefort, Line Renaud, Michel Drucker, les frères Bogdanov et Nelson Monfort, histoire de montrer que la littérature des pages écrites avec des mots composés de lettres se portait bien, merci. Et parce que le génie est une fête, on aura pu aussi croiser Bernard Werber, Alexandre Jardin, Régine Desforges, etc. Il y a eu aussi des prix décernés, parce que trop de prix c'est mieux. Le Grand prix de poésie de l'académie Mallarmé a donc été décerné à Alain Duault – vous savez, le type qui vous invite à écouter de l'opéra entre deux bandes annonces au cinéma.
Bref, si vous pensiez que la littérature n'intéressait plus personne, il fallait aller à Brive pour la toucher du doigt comme saint Thomas (oui je sais: quelle plaie…). Mais bon, vous avez peut-être bien fait finalement de rester chez vous après un petit détour par votre libraire préféré…

Kabbalerie légère

Pop Yoga? Le titre d'un album inédit des Residents? Le mot de passe enfoui de Philip K. Dick? Une position gnostique dangereuse ? Cherchez encore. Pensez Pacôme Thiellement et vous brûlerez, d'un feu facétieux qui agace les ombres et dérange les grilles. Car le bifide "pop yoga" n'est autre qu'une
"méthode pour accéder à l'union de la divinité par l'étude active des œuvres de la culture populaire".
Autrement dit: comment relire les dits & chants de ces chevaliers crispés dont, bon gré mal gré, nous avons fait les nouveaux croisés de notre sémillante modernité, et tant pis si le Graal est du soda, tant mieux si notre haridelle fait vavavoum.
Dans Pop Yoga, recueil de textes qui paraît ces jours-ci aux éditions Sonatine (dont certains inédits, et d'autres seulement prononcés), Pacôme Thiellement, revisite, en ouroboros attentif, les multiples cas de possession et autres lieux hantés par des quasi stars vite devenus trous noirs. Sa constellation, qu'il maîtrise tel un Bergerac les états de la lune, est constituée des plus vifs et des plus sombres attracteurs: Elvis Presley, John Lennon, Les Residents, David Lynch, Pynchon, Schreber, Pink Floyd, Fantômas, Jarry, Lowry, Burroughs, Fred, Joyce, Zappa, Andy Kaufman, etc. Pop Yoga se veut festin nu pour cannibales lysergiques, exégèse fractale, magic tour du monde des symbioses dangereuses.
Comme s'il réinventait la foule des spectres de l'album Sergent's Pepper, Thiellement fait se croiser et dialoguer mythes et cultures, rituels et sessions, En-Sof et pré-pop. Qu'on se rassure, la Kabbalerie est légère, car la plume de maître Thiellement se rit de la cuistrerie autant qu'elle se méfie de l'analyse définitive. 

Tout commence donc par Elvis, le king au jumeau mort, "comédien de son idéal", devenu à force de déhanchements "le crash-test d'une expérience sur l'humanité". Car l'icône pop, même gavé de substances, a toujours quelque chose à nous dire sur l'enfer. Ainsi en va-t-il, par exemple, de Lowry, dont Thiellement rappelle fort à propos les liens avec Stansfeld Jones (disciple de Crowley), mais dont il a l'intelligence de nous dire:
"[…] Ce qui est surtout curieux avec ce roman, c'est que Malcolm Lowry, en travaillant la matière ésotérique, a finalement produit un parcours de contre-initiation."
Nous invitons toutes les personnes encore vivantes à pratiquer le pop yoga entre deux cures de yoga pop. Ce livre leur ouvrira tout un tas de portes de corne et d'ivoire – qu'on se le dise.
Le lecteur rompu aux exégèses joyeuses et court-circuitantes de Thiellement sera par ailleurs ravi (transporté? comme Timothy Archer ?) d'apprendre que les éditions MF rééditent le scarabique opus de l'auteur Poppermost, considérations sur la mort de Paul MacCartney, dans une "nouvelle édition suivie de textes inédits de Mark Alizart, Claro, Aurélien Lemant, Laure Limongi, Wilfried Paris, Pierre Pigot et Laurent de Sutter, auxquels Pacôme Thiellement a ajouté sa propre contribution".
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Pacôme Thiellement, Pop Yoga, éd. Sonatine, 23 € + Poppermost, éd. MF, 16 €
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Illustration: Kyunghwan Kwon, Concept Drawing, 2010

lundi 11 novembre 2013

László Krasznahorkai, maître de l'apocalypse

Bon, si vous ne devez lire qu'un seul livre ce mois-ci (ou cette année), vous savez ce qu'il vous reste à faire: acquérir sans tarder Guerre et Guerre de László Krasznahorkai, qui vient de paraître aux éditions Cambourakis. László Krasznahorkai – celui que Susan Sontag a qualifié de "maître hongrois de l'apocalypse" – est un immense auteur, naguère publié par Gallimard (quand Gallimard croyait encore à l'éternité…), et dont on peut, non, dont on doit tout lire. A fortiori Guerre et Guerre, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, et dont voici la présentation par l'éditeur français:
"Petit historien local travaillant dans un centre d’archives poussiéreux situé à deux cent vingt kilomètres de Budapest, Korim, qu’une tristesse sans âge tenaille au point de lui faire perdre la tête, découvre un jour un mystérieux manuscrit que nul n’avait dérangé depuis des décennies. Ce texte, d’une force poétique bouleversante, relate l’éternelle errance de quatre figures angéliques poursuivies sur terre et à travers l’Histoire par l’extension inexorable du règne de la violence. Pénétré par l’absolue vulnérabilité de ces personnages, Korim se donne pour but de délivrer au monde l’obsédant message porté par le manuscrit. C’est à New York, au "centre du monde", qu’il décide d’accomplir cette tâche, avant d’entrevoir, au terme de sa course folle, la possibilité d’un refuge pour ses compagnons..."
On l'avait lu en traduction anglaise il y a quelques années – l'impression de traverser au ralenti un incendie… – et on a hâte de s'y replonger en traduction française et de vous en reparler. Il suffit d'avoir lu Le Tango de Satan ou La Mélancolie de la résistance (ou d'avoir vu  Les Harmonies Werkmeister du cinéaste Béla Tarr) pour se douter qu'on va vivre une intense expérience de lecture. Que mille bougies fleurissent donc sur le seuil des éditions Cambourakis qui prouvent une fois de plus, si besoin était, que la grande littérature est l'affaire des petits éditeurs — cessons d'ailleurs de les appeler "petits éditeurs", puisqu'ils sont grands par leur exigence et leur ambition, et réservons l'adjectif "petits" à ceux qui prennent les livres pour des avances sur recettes.

P.-S. Les mêmes éditions Cambourakis ont publié un court texte de Krasznahorkai, La venue d'Isaïe, également traduit par Joëlle Dufeuilly, et "conçu sous la forme d’une lettre au destinataire non identifié, […] au ton étrangement prophétique - un homme, Korin, entre dans un buffet de gare et délivre par bribes un message énigmatique, dont la solennité contraste avec l’environnement miteux" et qui joue comme un prologue au roman Guerre et Guerre.


vendredi 8 novembre 2013

Pas d'ascenseur = pas de Chevillard

Le lecteur de ce blog a pu s'en rendre compte: je fais souvent ici l'éloge des livres d'Eric Chevillard. Il y a à cela une excellente raison: Eric Chevillard tient une chronique littéraire hebdomadaire dans le journal Le Monde.
Ainsi, pensais-je naïvement, peut-être qu'à force de dire le plus grand bien de ses livres, je finirai bien par m'attirer sa bienveillance et, partant, un article élogieux sur mes propres œuvrettes, signé de son influente main. Las! Il y a pire que la gratitude, il y a l'éthique! Comme me l'a expliqué Chevillard lui-même – à qui j'écris souvent de longs mails flatteurs et larmoyants –, mon soutien constant et enthousiaste à son travail se révèle en fait… contre-productif! Car plus j'encense ses textes et plus il lui devient difficile, pour ne pas dire impossible, d'en faire de même pour moi dans les colonnes du Monde, sous peine d'être taxé de "renvoyer l'ascenseur". J'ai donc perdu beaucoup de temps à le lire et à écrire sur lui. J'en suis mortifié. Tout ça pour… ça? Et moi qui croyais que ça marchait comme ça, dans l'édition… Le dépit est de taille.

Du coup je ne parlerai pas du dernier livre de Chevillard, Péloponnèse, paru récemment chez Fata Morgana, un livre pourtant réjouissant qui se veut un florilège de coups de gueule, d'acrimoniques diatribes contre divers éléments de notre quotidien – les pierres, le ciel, la contemporanéité, la porte, etc. –, l'auteur se livrant, tel un Ponge irascible et mutin, à un démantibulement systématique de ces évidences qu'on sait pourtant superfétatoires. Ainsi la porte, qui finit par occasionner l'érection de murs, et donc nécessite la présence d'un maçon, or qui dit maçon dit poste de radio, d'où nuisance sonore…
On le voit – ou plutôt, non, on ne le verra pas, puisque je m'interdirai d'en parler – la méthode Chevillard consiste à traquer la logique de l'inanimé (en cela il est poète) afin de faire fuir (et déborder) la langue à tout propos. Mais ce qu'il faudrait rappeler, si l'on n'avait pas décidé de taire la chose, c'est combien, derrière l'apparente légèreté de ces textes (dont on ne dira rien) qui font la part belle à l'incongru, tremble toujours, évanescent mais têtu, le spectre de la finitude:
"Ce vieillard accroche encore comme des linges élimés ses chairs grises et jaunes aux tringles mal jointes de son squelette tordu, brinquebalant, désormais inapte à la locomotion, à la préhension et qui rassemble ses dernières forces pour se roidir dignement dans son suaire." (Le temps)
En vérité, Chevillard, dans ce roboratif Péloponnèse (que je m'abstiendrai bien d'encenser), se fait peintre des plus rugueuses vanités, et le lecteur qui mâchera sa prose sentira plus d'une fois craquer sous sa fragile dentition le mortifère et oblong os de seiche dont on sait qu'il sourit, une fois reflété & redressé dans notre mémoire, du sourire du crâne futur – mais tout ça, bien sûr, je ne le dirai ni ne l'écrirai, car Chevillard m'a bien fait comprendre que c'est peine perdu: l'ascenseur ne remontera pas.
Qu'à cela ne tienne ! La prochaine fois qu'il sort un livre, je te l'agrippe, toc. Je te le ragrippe, toc. Je le pends au portemanteau. Je le décroche. Je le repends. Je le décroche. Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffe. Je le salis, je l'inonde. Il revit. Je le rince, je l'étire, etc. – et ciao Michaux!

jeudi 7 novembre 2013

Scoop ! Des dinosaures hétérosexuels dans l'Indre!

Quoi de neuf du côté des antigays? Oh, trois fois rien. Le conseil municipal de Fontgombault a menacé de démissionner s'il était contraint de procéder au mariage d'un couple d'homosexuels. Sept conseillers sur dix ont voté en faveur de cette décision, arguant que deux personnes du même sexe sont "radicalement incapables de procréer un être humain (…) et par conséquent de l'éduquer à titre de parents dans l'altérité et la complémentarité".
Bon, on ne va pas expliquer à ces gens que, quand ils marient d'autres gens, ils ne leur demandent pas un papier prouvant qu'ils ne sont pas stériles. On suppose aussi qu'ils ne traquent pas toute leur vie les gens qu'ils ont mariés pour les obliger à divorcer si jamais par malheur ces derniers ne procréaient pas. Non, ça serait les prendre pour des idiots.
En revanche, comment peut-on être incapable d'éduquer un enfant qu'on n'a pas procréé ? Parce que, bon, si on est incapable de l'éduquer, ça veut dire qu'il existe, et donc qu'on l'a procréée, si je suis bien leur logique. Nous prendraient-ils (et eux-mêmes dans la foulée) pour des idiots? Ah mais ce n'est pas tout: ils invoquent également :
"une loi naturelle supérieure aux lois humaines, d'après laquelle depuis les origines du monde, aucune union n'a été célébrée officiellement entre deux personnes du même sexe au titre d'un 'mariage' […]."
Depuis les origines du monde???!!! Difficile de lutter contre de tels arguments scientifiques, historiques et pathétiques. Faut-il leur apporter deux fossiles pédés entrelacés pour ébranler leurs convictions? On ne sait pas. Mais le coup de la "loi naturelle", ça c'est balèze. Car la "loi naturelle", eh bien, comment dire, les eugénistes nazis nous ont déjà fait le coup, je crois. C'est un peu éculé.
Cher conseil municipal de Fontgombault, tu sais quoi? Peut-être n'es-tu tout simplement pas fait pour appliquer la loi et respecter la personne humaine. Lance-toi plutôt dans la politique.

La vérité nue sur le Manifeste des 343 salauds

Allons bon, il paraît que Beigbeder a lancé une pétition, que la "revue" Causeur s'en fait le porte-parole, que ça fait polémique, que ça parle de putes. Bigre! J'ai cherché à en savoir un peu plus. J'ai lu le "Manifeste" dit des 343 salauds. Bon, tout d'abord, je trouve que pour écrire un texte, y a pas besoin d'être autant, mais bon, peut-être fallait-il dans le cas présent mettre en commun autant de "talents" pour être sûr de remplir la page. Donc, j'ai lu la chose. Effectivement, c'est du lourd. Il y est question de défense des libertés et de droit de payer pour tirer son coup. Apparemment, ça s'adresse aux hommes, aux vrais. Mais bon, je me suis dit qu'il ne fallait pas juger hâtivement. J'ai donc fait des recherches dans les archives de Causeur et, en bon hacker que rien ne rebute, j'ai pénétré le disque dur dudit canard et retrouvé la toute première version du sulfureux "Manifeste", qui est légèrement différente de la version finale telle qu'elle circule aujourd'hui. Voici donc la version "princeps" de ce texte musclé:

En matière de publicité, nous sommes malins, rusés ou astucieux.
Certains d’entre nous sont allés, vont, ou iront sous les "projos"– et n’en ont même pas honte.
D’autres, sans  avoir été personnellement connus (pour des raisons qui ne regardent qu’eux), n’ont jamais eu et n’auront jamais le réflexe citoyen de dénoncer ceux de leurs proches qui ont recours à la publicité.
Mondains ou germano-pratins, libertins ou crétins, branleurs ou volages, nous sommes des publicistes. Cela ne fait pas de nous les frustrés, pervers ou psychopathes décrits par les partisans d’une répression déguisée en combat moral. Qu’il nous arrive ou pas de payer pour être vu, nous ne saurions sous aucun prétexte nous passer du consentement de nos sponsors. Mais nous considérons que chacun a le droit de vendre librement son image – et même d’aimer ça. Et nous refusons que des anonymes édictent des normes sur nos cocktails et nos réseaux.
Nous n’aimons ni le mousseux, ni les œufs de lump, ni le jambon sous plastique. Et nous attendons de la puissance publique qu’elle mette tout en œuvre pour lutter contre les excès de la pensée.
Nous aimons la pépète, la publicité et la coke. Et quand l’Etat s’occupe de nos narines, elles sont toutes les trois en danger.
Aujourd’hui la publicité, demain… la publicité : qu’interdira-t-on après-demain ?
Nous ne céderons pas aux ligues de vertu qui en veulent aux dames (et aux hommes) de petite vertu. Contre le publicitairement correct, nous entendons vivre en roublards.Tous ensemble, nous proclamons:
Touche pas à ma pub !
Il faut savoir lire "entre les lignes", c'est tout. On pensait d'ailleurs Beigbeder expert à cet exercice depuis son blanchiment de capot…

Littell brisé! Littell martyrisé ! Mais Littell traduit !

Nous évoquions l'autre jour la pénible ruse d'un éditeur retournant une phrase de Chevillard pour en orner la quatrième de couverture d'un livre… descendu par Chevillard. Il existe heureusement d'autres exemples plus réjouissants (et plus malins) de DCAFB ("détournement critique à fin publicitaire").
Prenez le tout jeune éditeur américain, Two Line Press, qui publie ce mois-ci aux Etats-Unis, dans une traduction de Charlotte Mandell et avec le soutien des Programmes d’aide à la publication de l’Institut Français, quatre novellas de Jonathan Littell en un seul volume, sous le titre The Fata Morgana Books. Drôle de titre, certes, puisqu'il regroupe des courts textes de Littell parus chez l'éditeur français Fata Morgana. Mais le contenu onirique et sexuel desdits textes s'accommode toutefois assez bien de ce titre.
Comment lancer un tel ouvrage aux Etats-Unis quand on est une petite (et récente) maison d'éditions et surtout quand on sait que la presse américaine a été d'une dureté et d'une violence phénoménales avec le précédent ouvrage de Littell paru là-bas, Les Bienveillantes?
Scott Esposito, le responsable marketing de Two Line Press, a eu l'idée de faire fabriquer des cartes postales (cf. illustration) comportant les éreintements de la critique américaine lors de la parution des Bienveillantes. L'ensemble est présenté ainsi: "Quelques critiques on trouvé répugnant le premier livre de Jonathan Littell…" Suivent alors des extraits de presse pour le moins révélateurs:
"compilation d'atrocités et de remarques antisémites"… "du porno morbide"… "le livre le plus répugnant que j'aie jamais lu"… "A la fin le lecteur a envie de vomir"…
Ces extraits de presse s'achèvent par l'accroche suivante:
"Wait till you see what he's done in his second book…"
"Attendez de voir ce qu'il a fait dans son deuxième livre…" Pour Scott Esposito, il y a certes le risque de voir la campagne "masquer" le livre, mais c'est aussi une façon de rappeler que la littérature ne laisse pas indifférent:
"Nous faisons ce métier parce les livres sont pour nous une source d'étonnement et de fascination. Cette campagne est donc en partie une façon de réinjecter un peu de ce 'fun' dans le discours."
La fin justifie-t-elle les moyens? Autant se demander si les ventes justifient la publicité… Quoi qu'il en soit, Two Line Press a imprimé ces citations sur des cartes postales, non en quatrième de couverture du livre. Le marketing reste ainsi cantonné à son espace privilégié: l'accompagnement distinct. Alors? Cynisme opportuniste ou pied-de-nez aux critiques? Jamais la critique, quand bien même lancé dans des circonstances contingentes, du fond d'un naufrage, n'abolira les beaux-arts…

mercredi 6 novembre 2013

Le Clavier Cannibale doit-il changer de look?


Dissonances par la peau

Le numéro 25 de la revue Dissonances vient de sortir. Je le sais parce que cette "revue pluridisciplinaire à but non objectif" (ouf) m'a soumis à son redoutable questionnaire. Oui, parce qu'ils sont comme ça, chez Dissonances. Ils vous posent des questions qu'on ne vous pose pas d'habitude, du genre "Qu'avez-vous vraiment raté?" ou "Quelle femme auriez-vous aimé être". Dans ce numéro, qui coûte 4 € – alors ne faites pas les radins, hein –, vous trouverez également quatre contributions sur La Peau et les Os de Georges Hyvernaud, because la "peau" est précisément le thème retenu cet hiver par Dissonances.
Il y a un portfolio avec des photos de Gisèle Bonin, des textes à contre-courant de peau de Frédéric Le Moigne, Romain Fustier, Derek Munn et bien d'autres.  Des critiques, aussi, sur des livres publiés par des éditeurs discrets mais actifs. On peut commander la revue par la poste, s'abonner, l'acheter en librairie, par exemple au Monte-en-l'air, au Regard Moderne, à Bimbo Tower (pour Paris), à Vent d'Ouest (Nantes)…
Bref, à l'heure braillarde des prix-littéraires-ces-dictées-qui-nous-enchantent, éteignez votre poste et allez voir du côté de Dissonances qui a mis en tête de ce numéro cette phrase d'Artaud:
"C'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits".
N'est-ce pas là ce qu'on vous répète ici tous les jours…