mardi 15 octobre 2013

Quel effet ça fait de faire ce que fait le texte

Si, comme l'a dit Henri Meschonnic, la tache du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu'il fait, on est en droit de se demander ce qu'il fait. Que fait le texte, donc? De l'effet? Quelque chose qui fait de l'effet?
On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l'effet, l'effet de manche. Ils s'attachent à leur proie, qu'ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d'énergie nécessaire à faire oublier qu'ils sont composés exclusivement d'ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. Bien qu'écrits, ils restent prudemment dans le dire, laissant se refléter sur la page ce que le personnage fait, pense, dit, ressent. Et ce que le personnage fait, pense, dit ou ressent leur sert de support, un support qu'il suffit de poser sur la page, comme un collage de collage. 
Un téléphone sonne, réveille le protagoniste: il suffira de dire que le téléphone sonne et qu'il réveille le protagoniste. Pour camoufler l'exploit, on qualifiera par exemple le bruit de la sonnerie – grêle, insolite, inhabituelle… – et l'on en profitera, tant qu'à faire, pour décrire l'état mental du protagoniste au réveil. Le tour, littéralement, littérairement, est joué. Pas la peine de comparer le téléphone à un scarabée ou d'opérer un prélèvement de la moelle du rêve. Il suffit de dire. Il suffit de dire pour donner l'impression de faire.
Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d'invention, la pure duplication d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation apprêtés par le dire. Par l'écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation – travaille à la création de leurs conditions d'existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d'une langue. "J'ai embrassé l'aube d'été": par ces mots, Rimbaud fait, et non dit. Aucun téléphone ne sonne dans sa phrase, qui ferait mine de nous réveiller. Mais il existe une paresse de la fiction. Elle devient alors la fiction d'elle-même, son propre fantasme. Paresse consistant à croire que dire suffit, et qu'il suffit d'orner le dire pour qu'il fasse quelque chose. Paresse de la langue qui ose à peine cogner contre les dents, et se contente de lécher le timbre qu'il suffira de coller sur la carte postale – le chromo – que le lecteur recevra.
Le traducteur, ce lecteur agité, cherche à (re)faire ce que fait le texte. Il cherche à "embrasser l'aube d'été", ou à "ôter la croûte du pain brouté" (Artaud). Si l'aube est sans saison, si le pain est sans croûte, il le saura bien vite. Il n'aura à traduire que l'aigrelette sonnerie du téléphone. Voilà pourquoi c'est le texte qui crée sa traduction, pose les conditions de sa traduction, dévoile le secret de sa traduction. Le texte-qui-fait est déjà traduction, volonté de traduction, défi de traduction, désir de traduction. Son faire appelle un recommencement. En refusant de dire, en préférant faire, il convoque d'autres instances du faire. Rien n'est dit de ce qu'il (lui) reste à faire. Et tout le reste est littérature.

6 commentaires:

  1. Fabienne Laparre15 octobre 2013 à 08:09

    Faire et en faisant se faire ; tout reste à faire en somme ;Mais que vais-je faire de ces pages que je viens d'écrire, je n'ai rien fait ;donc rien dit ; puisque pour dire il faut faire ; "la marée je l'ai dans le coeur qui me remonte comme un signe " Voilà qui est fait ! Merci Ferré . Merci Claro pour l'éclairage qui fait du bien à mes mots pour le dire . Merci pour ce billet si bien fait . Merci pour le coup de pouce , le coup de main . Merci de l'avoir fait !
    je prends exemple ; je note ; je vais tenter de faire quelque chose . Pourquoi ne le ferais-je pas ? non ?

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  2. Je viens de réécouter une vieille interview de Claude Simon qui dit à peu près : "J'écris pour faire..... et pour voir ce qui va se faire".

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  3. Ce qui fait que les larmes ou le rire montent sans que l'on s'en aperçoive à la lecture d'un texte. Ce qui fait que je peux dire que je souffre d'une allergie à Proust, non pas que je n'aime pas, mais uniquement parce que je sens, physiquement, que j'étouffe, que je sombre et que j'ai l'impression que je ne m'en sortirai jamais plus.
    Ce qui fait que certains textes gorgent d'énergie, affinent les résolutions, construisent.

    Quant à ceux qui ne font rien ... on finit par les laisser, les oublier, ne jamais plus les emporter avec nous. Voilà, merci pour ce bel article.

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  4. Ecrire c'est creuser, disait Guillevic.

    Claro si vous n'existiez pas la vie serait une erreur, enfin... pas loin.

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  5. "J'ai embrassé l'aube d'été". Dites-nous, car votre texte l'omet, alors que c'en est le point vif par lequel il souhaiterait tenir : que fait donc la langue dans cet énoncé ? Et quand vous dite "faire", que dit "faire" et que fait dire faire ?

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