jeudi 13 juin 2013

Géographie du bruit cartonneux

Le style est-il l'homme? Ce qui est sûr, c'est que c'est du boulot, n'en déplaise aux pissotiers de la prose qui pensent qu'écrire c'est dire et/ou raconter. Il est même possible qu'une des exigences de la prose consiste à produire des énoncés inédits – non pas des énoncés nécessairement extraordinaires ou clinquants, mais des énoncés qui n'ont pas encore été usés par la répétition, et que l'usage peinera sans doute à éroder. Il est toujours intéressant de vérifier si telle association de mots, relevée chez tel auteur, a déjà un long casier textuel.
Ainsi de ce "bruit cartonneux" que je découvre en lisant Le vent de Claude Simon. C'est l'occasion rêvée de se servir de Google pour aller voir si ces noces entre les vibrations de l'air et ce matériau rigide et léger ont déjà été célébrées. Le fait est que non. Ou plutôt que : si, mais… uniquement chez Claude Simon.
Dans Le vent (1957), le syntagme apparaît ainsi:
"Car ce fut en définitive la dernière chose dont il me parla, avec cette méticulosité dans le détail, l’insignifiant – ou du moins ce qui, pour tout autre, paraissait insignifiant --- ce qui faisait hausser les épaules aux gens, s’attachant à me décrire le bruit cartonneux des feuilles froissées par le souffle de la nuit, les formes des feuilles semblables à des étoiles découpées et le va-et-vient sporadique des branches rigides, raides."
Mais on peut également la repérer dans ce fragment extrait d'un texte intitulé "Sous le Kimono", paru dans un numéro des Lettres françaises de janvier 1961:
"foire qui se tenait à l'automne, peu après la rentrée, alors que les hauts platanes de la promenade où elle était installée finissaient de perdre leurs feuilles que le vent balayait chassait en troupeau hoquetant et titubant avec un bruit cartonneux entre les baraques, la nuit qui tombait chaque soir un peu plus tôt"
On retrouvera d'ailleurs ce fragment modifié dans Histoire (1967), toujours de Claude Simon:
"l'allée de cerisiers les feuillages remuant avec un bruit cartonneux et elle à cheval sur une branche le haut du corps invisible et Paulou en bas nous regardant "
Le fait de réutiliser une même expression atypique est courant chez Claude Simon – dix ans séparent le premier usage du troisième, pourtant. Simon savait-il qu'il le réemployait, ou l'a-t-il simplement laissé recommencer dans sa prose? Il n'en reste pas moins que, sauf preuve du contraire, cette rencontre du "bruit" et du "cartonneux" sur la table de dissection du magicien Simon n'avait encore jamais eu lieu dans aucun autre texte. Elle n'a pourtant rien d'extraordinaire. Mais elle est "juste". Son heure était venue. L'invention de la phrase simonienne avait réuni les conditions de son surgissement, discret mais efficace. Son surgissement, et même, donc, son retour.
On pourrait se livrer aux mêmes recherches avec, toujours pioché dans Le vent, le syntagme "œil épineux" (autrement appliqué qu'au sébaste, bien sûr). Mais surtout n'allez pas tenter pas ce genre de recherches avec des syntagmes prélevés dans le tout-venant qui paraît. Vous seriez atterré. Par exemple, recherchez "allure démentielle" (trouvé dans La délicatesse de David Foenkinos): vous aurez droit à 4380 occurrences…
Telle la nature du vide, la chimie littéraire a horreur du lieu commun.

2 commentaires:

  1. je garde (notamment mais pas que) la première phrase pour plus tard. Elle est foutrement bonne !

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  2. Pour sauver l'allure démentielle, il faudrait avoir l'air d'un fou.

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