vendredi 3 mai 2013

La flamme noire, ou le voyage de Danzy Senna

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Si l’Amérique était un arbre généalogique, celui de Danzy Senna serait un Yggdrasil ravagé par la foudre, aux branches sectionnées, envahi par le lierre, avec quelque part une cabane abandonné. L’escalader reviendrait non à atteindre les plus hautes branches pour rechercher le soleil, mais à s’égarer dans ses racines pour sonder les ombres.
Dans Où as-tu passé la nuit ?, l’auteur tente non seulement de démêler les fils (et pères) – souvent rompus, cachés, tus – de son histoire familiale mais de comprendre pourquoi ils furent emmêlés, rompus, cachés, tus. Fille de Fanny Howe, une descendante de la haute société bostonienne, et de Carl Senna, jeune écrivain noir ayant grandi dans la misère, Danzy Senna décide un jour de voyager dans le brouillard des dénis, mensonges, demi-vérité, fictions qui enveloppent ses origines. L’échec du mariage de ses parents, la vie plus que mystérieuse de sa grand-mère paternelle, les raisons qui ont fait que son père a cessé d’être un « écrivain prometteur » pour sombrer un temps dans l’alcool et la violence conjugale, le parcours de chacun et de ses prédécesseurs dans une Amérique où la mixité était interdite mais courante, où l’argent de l’esclavage se changeait en blanches et belles demeures pour les Nantis : les écueil sont nombreux, mais Danzy Senna les affronte tous.
Un jour, elle part avec son père retrouver les lieux d’enfance de ce dernier. L’odyssée est brève et âpre. Pourquoi Anna, la mère de Carl, l’a-t-elle laissé dans un orphelinat pendant plusieurs années avec ses frères ? Le prêtre irlandais qu’aimait Anna fut-il davantage qu’un simple amant ? Le boxeur mexicain dont Carl ne possède rien d’autre qu’une coupure de presse vantant un de ses match est-il vraiment son père ? Les questions se bousculent, se heurtent, se défient. Une Amérique honteuse et secrète résiste ici à s’exprimer.
Mais ce travail d'excavation n'empêche pas Danzy Senna de garder la tête froide et de nous offrir des scènes d'anthologie, des moments de bravoure (au sens littéral), comme cette "messe noire" où l'entraîne une lointaine parente et où les corps voltigent sous la force de la rédemption, ou encore cet inénarrable repas de famille, "cène" bigarrée où la pluralité des sangs évite l'explosion.
Mais Danzy Senna a surtout compris que c'est par l'écriture qu'elle éluciderait cette suite de charades dévastées, et son livre est, par sa construction et son montage alterné, musical, un effort pour réécrire la mémoire de ce qui fut détruit. Menant son enquête tel un détective privé, en sachant que le crime commis continue de se perpétrer à chaque instant, elle s’enfonce autant dans le Sud des Etats-Unis que dans le sud de son être, où elle sait que réside non la vérité mais la perception de toutes les contradictions. Proche par bien des côtés du Livre de Jon, d’Eleni Sikelianos, Où as-tu passé la nuit ? est un chant têtu dans la forêt des origines.
Cherchant les mots pour dire son rapport à son père, Danzy Senna peut enfin écrire :
« […] je suis sa créature noire : sans lui, je ne serais rien, rien qu’une wasp au bronzage permanent ; sans lui, je serais dénuée de tout point de vue, de toute flamme. »
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Danzy Senna, Où as-tu passé la nuit ? Une histoire personnelle, traduit de l’américain par Béatrice Trotignon, éd. Actes Sud

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