mardi 5 février 2013

L'annulaire de Tolstoï et le monde tel qu'il hait

CaConrad est un poète américain vivant à Philadelphie. Il a publié plusieurs recueils et décerne chaque année le "prix du poème le plus sexy". De son propre aveu, il se décrit comme "le fils de l'asphyxie white trash", et aurait passé son enfance à vendre des fleurs sur le bord de l'autoroute pour sa mère et à aider celle-ci à se livrer au vol à l'étalage. Son recueil The Book of Frank, publié en 2009 par Wave Books, est une sorte de roman-poème, ou plutôt de personnage-poème, mettant en scène un dénommé Frank, dont on suit le parcours déchiré depuis la naissance ("voici ton horrible fils Chéri/ton fils n'a pas de con") jusqu'à sa mort provisoire ("Après son suicide/ Frank revint sur terre un/poisson rouge à la queue fantaisie que sa femme/ avait acheté à la boutique d'animaux pour ses 3 / piranhas amazoniens"), en passant par divers épisodes inquiétants. Frank n'est pas Plume, loin s'en faut, mais le monde dans lequel il vit obéit aux mêmes lois absurdes et cruelles. Le poème dit la faille, la plaie, l'absurde humain. Le monde tel qu'il hait, reflété dans la boue des yeux, avant qu'un mot les crève:
Frank aime sa bouteille de Coca Cola
elle l'aime
il aime sa taille sa jolie taille fine
elle aime ses tétons en béton
il fourre sa bite dans sa petite bouche en verre
elle se fend et
tous deux sont bien embêtés
De désastre en épiphanies, une vie faite de bris, de disparitions (la mère meurt, le père pas mieux, l'épouse itou), où souvenirs et décisions s'échangent leurs fatidiques talents.
après la mort de maman
sa robe rouge
continua de
faire cuire des tartes
de récurer les toilettes
de battre les tapis
"elle ne me manque même pas"
disait Frank le soir
à son assiette
de la viande coincée
dans son sourire
Le lecteur est confronté aux aléas du dégoût, à l'humour aussi, niché comme ce bout de viande dans un sourire qui n'arrive pas à se poser durablement sur des dents dont on sent bien qu'elles vont tomber, emportées par le vent des renoncements. CaConrad travaille par touches, sans peur du moisi, le pinceau en suspens au-dessus d'un pot d'affects viciés. Ses influences? Il les bouffe, suppose-t-on:
dans le menu des
auteurs morts
Frank choisit
les seins d'Emily
Dickinson aux boulettes
et la cuisse braisée
d'Anaïs Nin
sa femme commande
l'annulaire de Tostoï avec
du caviar et les organes génitaux
confits de Kerouac
la bite raide de Kerouac
arrive toute scintillante
dans le gras
"Mmmm" dit-elle
en grignotant le gland
Frank la fusille
du regard et plante son
couteau dans un sein
Alors oui, la poésie de CaConrad est trash. Recyclable, peut-être. Un kitsch trash abortif homéopathique proto-Disney, ainsi que le laisse entendre Eileen Myles dans sa postface, qui parle aussi de "fables à l'agonie"? Why not. On vient bien de retrouver le cadavre de Richard III sous un parking de Leicester pendant qu'un député UMP parlait de "triangle noir" à l'Assemblée lors de débats sur le mariage gay. "La théière de Frank / voulait des yeux": ça ne sera pas du luxe. (Promis, demain on vous parle de Ben Mirov auteur du recueil Hider Rose.)

2 commentaires:

  1. une poésie abordable,surprenante,déroutante;y'en-a-t-il pour longtemps de tous ces mélanges pour obtenir une couleur qui s'échange?

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