mardi 15 janvier 2013

6 810 000 raisons de lire Butor

On se demande bien quel accueil serait fait aujourd'hui à 6 810 000 litres d'eau par seconde, étude stéréophonique, de Michel Butor, s'il débarquait sur les tables des libraires, alors que la presse salue le nouveau livre de Fœnkinos comme étant "son livre le plus abouti et le mieux construit" et nous signale que le dernier opus de Sollers est un "beau livre vivant, intelligent". Mais bon, en 1965, quand parut le livre de Butor, il y a de fortes chances pour qu'on ait surtout évoqué, des trémolos dans la plume, Le voyage du père, de Bernard Clavel… Certains livres ont le mérite de ne pas concourir, c'est comme ça, et il serait vain de reprocher aux juges hippiques de préférer les chutes de reins aux chutes d'eau. Chacun ses chutes, a-t-on envie d'écrire. Choir versus déchoir ?
Situons. La Modification est paru il y a à peine huit ans et déjà son auteur est ailleurs. Il a donné Mobile et Réseau aérien, deux panoptiques ambitieux. En 1965, certains lecteurs ont lu, le souffle coupé, La route des Flandres de Claude Simon et L'Inquisitoire de Robert Pinget. Deux ans plus tard, ils liront, estomaqués, Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat. Années fastes? Difficile à dire aujourd'hui, tant l'intérêt pour les travaux de Butor, Simon et Pinget semblent désormais réduit, discret, voire déplacé. Mais nous sommes en 1965 et voilà que le magicien Butor prend pour matrice une icône américaine: les chutes du Niagara.
C'est un projet complexe, qui cherche à faire entendre une multiplicité de pistes, de textes, de voix, de sons. Au centre de ce dispositif, comme un éternel retour, coule le texte de Chateaubriand, cette description des chutes qu'il fit dans Atala, et qu'il reprit dans ses Mémoires d'outre-tombe:
Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Erié et se jette dans l'Ontario.
A environ neuf milles de ce dernier lac, se trouve la chute; sa hauteur perpendiculaire peut être d'environ deux cents pieds.
Mais ce qui contribue à la rendre si violente […]
Ce texte séminal, Butor va le désosser, l'essaimer, l'éparpiller, le laisser gicler en en faisant le texte du lecteur, tandis qu'autour passeront, plus ou moins ténues, d'autres voix, celle du speaker, qui décrit le commerce lié aux chutes (assiettes, chemises, médaillons, etc. à leur effigie), celles de très nombreux personnages, venus communier, en amour ou nostalgie, regret et doute, au pied de la furieuse cataracte.
Le texte tout entier se veut une partition. Il y a des récitants (speaker et lecteur), la vaste chorale des visiteurs et le texte de Chateaubriand, qui roule indéfiniment au centre, tantôt invisible dans sa répétition, tantôt incandescent par sa juxtaposition, texte-chute composé d'une myriades de syllabes, des bribes, des énoncés, des notations, au rythme des mois, dans un ballet diffracté qui dit le même et la différence.
Le lecteur fait alors une expérience rare. Car ici la lecture linéaire, en liant la théorie des énoncés hétérogènes, est la lecture la plus expérimentale, celle qui produit la plus forte cadence poétique. Mais le lecteur peut lire aussi en zig-zag, ne lire qu'une voix à la fois, ou deux, ou trois, en modulant le texte au fil des yeux grâce aux indications sonores. Au début, bien sûr, on tâtonne, on est comme ces visiteurs assaillis par la violence des Chutes, on ne sait trop comment distinguer les intensités dans ce brouhaha. Puis, lentement, avec la bénédiction impassible et cependant de plus en plus prégnante du texte de Chateaubriand, la symphonie prend forme, des mouvements se dégagent, des pans se soulèvent, des solos se signalent.
On sent bien que derrière cette construction à la fois totale et éclatée se cache un désir qu'on pourrait presque qualifier de radiophonique. Faire du lecteur un transistor ébloui, mieux, une table de montage sonore, lui laisser à la fois les manettes et les rôles. Butor donne des indications, propose des lectures, redessine les partitions possibles, mais au final le lecteur devient le texte lui-même, son réceptacle et son émission. On pourrait dire de certains textes de Butor – en gros, ceux relevant du "génie des lieux" – que ce sont des textes sans auteur, dans la mesure où celui qui les produit se confond avec le mouvement et les conditions mêmes de leur production, hors toute économie de moyens et sans peur du risque de dissolution. Ce sont bien plutôt des textes pour lecteur, et ce de façon éminemment généreuse. Des textes-déjà-lectures, en un pluriel à la fois libre et calibré. Ils rassemblent et libèrent des énergies, inventent des rythmiques, fabriquent de la forme. Sont-ils sans histoire? ce serait mal y voyager. On trouvera dans 6 810 000 litres d'eau par seconde le récit d'une chemise offerte par des enfants de propriétaires terriens à un travailleur noir, et le sort de cette chemise contient à lui seul un pan entier de l'histoire nord-américaine.
Dans Papier Collés II (1973), Georges Perros fait un portrait fascinant de l'œuvre en cours de Michel Butor:
[Il] remet en branle ce qu'une mauvaise lecture, aussi bien du journal que du monde alentour, a figé, sclérosé; il écrit, il lit, il photographie […] dans le sens du merveilleux, du fantastique, mobilisant ce qu'il perçoit de plus efficace dans son travail, dit-il, d'entomologue. […] Chacun de ses livres est une machine de guerre à plusieurs dimensions. Confrontation d'une masse, d'une lave de mots avec une ville, un monument, un pays, un fleuve, un tableau, une partition. […] Ses livres sont d'extraordinaires carrefours, j'allais dire pièges, où le hasard maté ne se veut comblé que par un autre hasard, d'ordre poétique. Magique.
"Une machine de guerre à plusieurs dimensions": on ne saurait mieux définir ces livres que nous aimons par dessus tout, et dont la monstruosité – picturale, chorale – est le signe certain et symphonique qu'un patient travail d'écriture et de pensée organique a été accompli au mépris de toutes les facilités.


3 commentaires:


  1. Superbe article, salutaire aussi au sens de quelques mélancoliques, mais indispensables rappels...Oui,"difficile à dire aujourd'hui, tant l'intérêt pour les travaux de Butor, Simon et Pinget semblent désormais réduit, discret, voire déplacé." (et l'on pourrait y ajouter Ollier, la constellation réunie autour de la collection "Le Chemin" de Lambrichs, le collectif "Change", et j'en oublie), mais nous sommes encore quelques-uns à les fréquenter avec bonheur et fidélité...
    Quant au raisons de lire Butor, je te dirais en plaisantant que je te trouve modeste, tant elles dépassent, et de loin, la quantité de litres d'eau évoquée...

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  2. Oui, ajoutons Ollier : je frémis à l'idée de ce qui ne dirait pas la presse, si "Une histoire illisible" débarquait sur les tables des libraires, si "La Vie sur Epsilon" débarquait sur les tables des libraires. Mais pour en revenir au déluge du Niagara, je crois avoir lu autrefois qu'une version en avait été faite pour la scène du théâtre de Grenoble, à l'occasion des Jeux Olympiques de 1968.

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  3. Petite rencontre avec Michel Butor... :-)
    http://bit.ly/OfrKfn

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