vendredi 20 décembre 2013

De la suspension du clavier dans l'irréalité immédiate

Le Clavier Cannibale va une fois de plus suspendre ses coupables activités quelque temps, histoire de se régénérer les neurones (osons le pluriel) et ce au vert (osons la couleur). Reprises des hostilités le 6 janvier, a priori. La valise de livres commence à s'étoffer : y figurent déjà le bouquin d'Adely à paraître chez Inculte (cf. post d'hier), Le portique du front de mer, de Manuel Candré, Plus noire avant l'aube de Béatrice Fournel, Le désordre azerty, d'Eric Chevillard – et on espère bien pouvoir y rajouter Réparer les vivants de Maylis de Kérangal si la poste fait son travail correctement.

Côté sortie perso (CSP, en langage texto…), on vous rappelle qu'on a deux livres qui sortent en janvier. Les souffrances du jeune ver de terre, en Babel Noir (un polar paru au siècle précédent au Fleuve Noir sous le titre nettement plus spongiforme de Eloge de la vache folle), avec une rencontre prévue à la librairie L'Alinéa (rue de charenton) le 9 janvier (vous aurez droit à une piqûre de rappel, cela va de soi) et un recueil de critiques chez Inculte, à paraître fin janvier intitulé Cannibale Lecteur (et, oui, rassurez-vous, il y aura dedans mon insensé panégyrique de Florian Zeller…).

Côté traductions, vous aurez droit en 2014 à La langue d'Altmann, de Brian Evenson (en Lot49), à L'univers de carton, de Christopher Miller (également en Lot 49, la collection que je dirige au cherche midi avec Arnaud Hofmarcher et qui, alléluia, fêtera l'an prochain ses 10 ans), et enfin L'innocence, de Brian DeLeeuw chez un nouvel éditeur dont vous risquez d'entendre sacrément parler…

(Sinon, pour ceux que ça intéresse, côté livre en cours, ça avance, un peu comme un modèle descriptif et épistémologique dans lequel l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination hiérarchique — avec une base, ou une racine, prenant origine de plusieurs branchements, selon le modèle de l'Arbre de Porphyre—, mais où, tout élément peut affecter ou influencer tout autre. Bref, autant vous dire que ça risque de prendre encore quelques années…)

Bon vent dans l'irréalité immédiate !

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Ill. Mona Claro & Sonic

jeudi 19 décembre 2013

Le plus long titre de post de blog en ligne qui parle de livres, d'écrivains, de littérature et aussi parfois de choses plus légères ou plus acides et qu'on peut consulter tous les jours pour peu qu'on bénéficie d'une connexion internet

Ah, je vois que vous aimez les titres longs. Eh bien, ça tombe bien, le Clavier Cannibale peut vous conseiller quelques livres qui, pour ce qui est des manières titulaires (comme disent les universitaires), ne sont pas en reste, comme par exemple: Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir memorial à Manhattan de Louis Wolfson, ou Les Grandes perturbations surviennent dans les régions où l'atmosphère est d'ordinaire instable de Voituriez Tancrède, ou encore Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs cœurs de Jens August Schade. Je vous épargne les titres les plus longs de films, qui eux sont pléthore, et me contenterai d'en citer un qui vaut le détour: Night of the Day of the Dawn of the Son of the Bride of the Return of the Revenge of the Terror of the Attack of the Evil, Mutan, de James Riffel (je ne l'ai pas encore, vu mais bon, rien ne presse je crois).
Toutefois, il semblerait que ce soit Emmanuel Adely qui s'apprête à battre cet improbable record avec son livre à paraître en janvier prochain aux éditions Inculte. En effet, ce court texte – staccato, performatif – qui prend pour pivot narratif le soldat américain ayant abattu Ben Laden ("Il n’est pas argentin il est américain il n’est pas bélizien il est américain il n’est pas bolivien il n’est pas brésilien il n’est pas canadien il n’est pas chilien il n’est pas colombien il n’est pas costaricien il n’est pas équatorien il est états-unien il est américain lui / il est blanc il est américain il a les cheveux châtains il est américain il a des lunettes de soleil Prada (350 $)" s'intitule tout simplement:
La très bouleversante confession
de l’homme qui a abattu le plus grand
fils de pute que la terre ait porté

ou qui lui a tiré dessus le premier
ou qui lui a tiré dessus le second
ou qui est le premier à l’avoir vu mort
ou qui est celui qui dans l’hélicoptère
s’est assis sur son cadavre

ou qui a tout inventé pour
avoir une histoire à raconter. 

Et d'après ce qu'on en a lu jusqu'ici, ce livre est aussi percutant que son titre est long (on vous en cause au janvier, quand on sera revenu de notre spa de luxe en Bolivie où on compte passer sa journée à lire des notices nécrologiques). Voilà, nous sommes à peu près jeudi et il est fort probable que nous restions encore quelque temps dans l'irréalité immédiate.

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Ill. René-Jaques (René Giton), Cirque Médrano, Paris, 1946


mercredi 18 décembre 2013

L'écriture: comment ça marche et à quoi bon ?

Pourquoi écrit-on? Et aussi: comment? Et encore: à quoi bon? Ces questions, on le sent bien, sont tout sauf éternelles. Pas plus tard qu'hier, je suis tombé sur l'entretien qu'a donné un jeune écrivain à un magazine. Il venait de publier son premier roman, et le journaliste lui posait des questions indubitablement pertinentes. Par exemple, comment il en était venu à l'écriture. L'auteur, que nous appellerons Monsieur X, n'hésite pas:
"C’est en écrivant que j’ai eu l’idée d’un roman, d’en faire une histoire plus longue en étoffant les premiers textes car je les avais écrits sans but précis, comme cela venait ! Ce n’est qu’après avoir écrit tout le texte que je l’ai découpé en chapitres, que je l’ai structuré."
Vient ensuite cette étrange question: "Quel rapport avez-vous avec l’écriture ?" Je crois que je ne la comprends même pas. On a envie de répondre "sexuel" ou "de très bons rapports". Mais en fait non, c'est plus simple qu'on ne l'imagine:
"Écrire m’apporte une manière de m’échapper du quotidien, une liberté de parler de tout et de n’importe quoi, de choses réelles mais aussi imaginaires."
Ainsi recadré, le débat d'idées peut avancer et le journaliste passer aux choses sérieuses en posant au jeune auteur cette question fabuleuse: Quel message dans ce roman ? Pas "quel texto?", non, mais bien: quel message? L'auteur a dû réfléchir longtemps à cette question, car sa réponse, bien qu'à côté de la plaque, décale le débat vers quelque chose d'essentiel:
"C’est un parcours initiatique, le parcours philosophique d’une personne. Mais, en même temps c’est plein de légèreté, ce n’est ni lourd, ni pompeux et l’on se laisse prendre rapidement par l’histoire. Les personnages sont attachants, on apprend, aussi, sur soi-même, en le lisant."
Et l'avenir? Notre auteur y pense-t-il? A-t-il des projets?
"J’ai bien l’intention, si ce livre 'marche' de poursuivre dans cette direction."
Ah, Monsieur X, que tu as de la chance! Tu étoffes ton texte et il devient roman; tu t'échappes du quotidien, tu peux parler de tout et de n'importe quoi; ce que tu écris n'est ni lourd ni pompeux et en prime tu apprends des choses sur toi-même !!! Tu fais bien de poursuivre dans cette direction, car crois-moi, dans l'autre sens c'est le désert. Et dans le désert, comme tu ne le sais sans doute pas, personne ne t'entend écrire.
Bonjour, nous sommes mercredi et l'irréalité immédiate est une fois de plus au rendez-vous…

mardi 17 décembre 2013

Comme m'habite Danton Q: traduire la lettre

Tout traducteur peut s'enorgueillir à idoine escient de masteuriser la doulce langue. Mais oncques sa dive fréquentation des sieurs Bossuet et Longfellow ne poussera nenni sa nef si très guère loin. (Je schématise, bien sûr.) Pas plus tard qu'hier, alors que je traduisais une page de Mark Leyner (extraite de son dernier livre, Divin Scrotum, à paraître en Lot 49), je suis tombé sur un passage qui m'a vite rappelé que j'étais né avant même que Pompidou ne batte Poher aux présidentielles – ouch). Le passage était le suivant:
"DYHAB DUM DUBWHTPHFIYAWYC GYPO IWFU DYSL GNOC SMB EWI ATG CTA (etc.)".
Considérons le contexte plutôt que le homard. Il est question d'un dieu fou qui pertube l'ADN des messages entre humains — aussi ai-je cru dans un premier temps que l'auteur jouait simplement avec les lettres, tel un joueur de scrabble ivre (ma naïveté is without bornes…), puis, conscience professionnelle oblige (et avec l'aide d'un soupçon de méthylphénidate), j'ai un peu gratté la chose (scrouich scrouich) et compris que ce passage était en fait, hum, du langage… SMS (acronyme signifiant, et ne faites pas comme si bien sûr vous le saviez: "short message service").
Par exemple, DYHAB veut dire "Do You Have A Boy-friend". IFWU signifie à peu près "I Will Fuck You" (et non  "Independent Factory Workers Union", comme je l'avais très naturellement subodoré à première lecture). CTA veut dire apparemment "Cover Thy Ass" (Surveille tes arrières, ou Protège ton popotin, mais non : Comme Tu Analyses).
Heureusement, mes filles (qui font des études supérieures) m'avaient INKULKÉ quelques jours plus tôt de novatrices joyeusetés du style CMB ("comme ma bite") ou DTC ("dans ton cul") ainsi que le très allusif "CTM" ("comme ta mère"). Bon, étant donné que je leur avais expliqué vingt ans plus tôt ce que signifiaient CQFD, QED et ETC, ce n'était là qu'un juste échange de procédés. (Faudrait pas non plus qu'elles s'imaginent que leur génération a inventé l'abréviation, non mais.)
Bref, tout ça pour dire que dès lors que FMUTA signifie "Fuck Me Up The Ass" (qui lui-même signifie: "je t'invite à introduire profondément ton pénis dans mon anus": en français:: "JT'IAIPTPDMA"), le traducteur comprend qu'il ne peut décemment rester sourd aux innovations langagières de son temps et doit s'aventurer au-delà des primitifs LOL et MDR. Globalement, ça veut dire que le traducteur est obligé de traduire plusieurs fois (d'abord du langage sms anglais en anglais désabrégé, puis de ce désabrégé en langue anglaise, puis de la langue anglaise en langue française, puis de la langue française en langue sms française…). Donc, traduire… quatre fucking fois!! Et ce pour le même tarif!!!! 
Il est grand temps, je crois, que les traducteurs se rebiffent et demandent un tarif quadruplement supérieur au tarif préconisé par les éditeurs et l'ATLF (l'association des tricheurs linguistiques fous?) dès lors qu'il s'agit de traduire des ouvrages comportant des expressions abrégés (sans compter que, comme nous sommes payés au signe, WTF – what the fuck! – ne rapporte pas lourd comparé à "non mais qu'est-ce que c'est que cette connerie?!"  VM'AC, comme disait 2Gol.
Bonjour, nous sommes mardi et une fois de plus, bienvenue dans l'irréalité immédiate.

lundi 16 décembre 2013

Janvier comme si vous y étiez

Décembre touche à sa fin et déjà se profile la rentrée littéraire de janvier. Ça tombe bien, on n'avait plus rien à lire. Las de relire Proust, marre de se farcir Kafka, pitié plus de Musil! Il nous fallait du neuf, du sang frais, de quoi rêver, bref, un phénomène futur comme même Mallarmé n'osa en rêver. On a donc fait son marché. Il faut dire que les romans annoncés ont de quoi faire kiffer un âne atteint d'ataraxie.
On va donc pouvoir s'aventurer avec Sollers, par la seule magie de la lecture, "dans un petit restaurant, sur les quais de Venise, où le narrateur a ses habitudes, et où il goûte à l'atmosphère à la fois simple et magique d'une chaude après-midi, en compagnie d'une femme qu'il aime", et si jamais nous ressortons vivant de cet émerveillement, nous filerons aussitôt, avec Patrick Besson, au chevet  de "Clara B., ancienne top-modèle atteinte de la maladie d'Alzheimer". Puis, revigoré, nous assisterons avec Tahar Ben Jelloun, à "l'ablation de la prostate d'un mathématicien". Fort de cette expérience, nous irons à "New York et à Londres" dans l'avion de Katherine Pancol pour "affronter le passé et ses ennemis", avant de nous offrir "un huis-clos étouffant au bord de l'Atlantique" signé Philippe Besson. Mais ce sera pour mieux nous réfugier sous l'aile de Christian Bobin et, espérons-le, "rétablir le lien perdu avec le passé, jouir des mots et lutter contre le monde moderne, électronique et amnésique qui tend à faire du livre un objet obsolète". Ainsi sauvé, il nous faudra alors nous "éprendre", comme l'Alice de Nathalie Reims, "d'un chirurgien esthétique". Relifté et léger, nous pourrons alors nous asseoir à côté d'un dénommé Bernard qui, grâce à la plume enchanteresse de David Foenkinos, "voit sa vie complètement chamboulée, perd son travail, sa femme, retourne vivre chez ses parents, et ce jusqu'au jour il rencontre la fille d'un quincaillier". Rideau. Dodo.
Dûment rassasié, nous n'aurons plus alors qu'à nous étendre sur un banc du boulevard Bourdon et murmurer en rendant l'âme: longtemps je me suis couché comme un cancrelat dépourvu de qualités. Bonjour, nous sommes lundi et une fois de plus, bienvenue dans l'irréalité immédiate.


vendredi 13 décembre 2013

Les livres accessibles sont nos amis pour la vie

Il y a peu, sur ce blog, je citais des propos éclairés de Douglas Kennedy sur les raisons de son succès (mais que font les descendants d'Oswald, putain ?!). C'était simple et direct: Douglas, dixit Douglas, a un "style accessible". J'aurais pu gloser sur cet adjectif, mais j'ai cru sur le moment que c'est parce que DK n'en avait pas trouvé d'autre, son dictionnaire des synonymes lui servant visiblement de cale-porte depuis très longtemps. Or voilà qu'à l'occasion de la remise du Prix Rossel en Belgique, on a pu lire dans la presse, et plus précisément dans Le Soir, les propos suivants (merci au passage à Emmanuel Requette, nautonier du Ptyx, d'avoir relayé l'édifiante info), des propos relatifs au livre primé :
« Son livre est accessible et lisible.  Ce n’est pas un prix dédié aux élites. » (Jean Dufaux, Scénariste de Blake et Mortimer)
et
« C’est un auteur toujours drôle avec une écriture très accessible. » (Viviane Vandeninden, Attachée de presse indépendante)
Jean, Viviane: je vous aime. Et j'espère que les petits fours ne comportaient aucun éclat de verre. Bon, je crois qu'il est temps de se pencher sur ce mot. Accessible, renseignements pris, veut tout bonnement dire "ouvert". Donc, facile d'accès. Un livre accessible est donc un livre ouvert à tous. Mais est-il naturellement ouvert à tous ou a-t-il travaillé à cette ouverture? C'est sans doute la même chose. En tout cas, voilà qui plaît. Parce que, n'est-ce pas, que ferait-on d'un livre fermé, ou à tout le moins entrouvert? D'un livre qui, au lieu d'ouvrir grand les bras, resterait bras croisés? D'un livre qui ne chercherait pas à vous faciliter l'accès ? D'un livre qui exigerait de vous d'être autre chose qu'un courant d'air susceptible de tourner les pages sans se fouler les doigts? D'un livre qui ne vous attendrait pas, mais attendrait quelque chose de vous?
L'accès contre l'excès? Ce qui est sûr, c'est que ce qui devrait faire la valeur d'un livre – sa résilience – est désormais considéré comme une tare. D'un côté le sympathique prêt-à-lire, de l'autre les prises de tête pour élites, donc. Comment faut-il s'y prendre pour avoir une écriture accessible? En demandant à David Foenkinos de remettre le prix Rossel au lauréat, le jury devait avoir sa petite idée sur la question, c'est certain. Pourquoi ne pas aller plus loin? Ils devraient créer le Prix du Livre Accessible. Ou Le Prix du Livre Ouvert à Tous. Ou le Prix du Livre Dédié aux Non-Elites. Ou, tant qu'à faire, et là ça serait parfait: Le Prix du Livre Lisible. (Ou le Prix Lisible. Voire le Prisible…)
Il existe fort heureusement un antidote à cette pathétique montagne de conneries démagos. C'est une phrase de Jorge Luis Borges:
"La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.

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Ill. Vera-Ellen (of White Christmas fame) with turkey, c. 1950s

Des gradés hagards gardent grande leur ardeur

Connaissez-vous le Lucknow Literature Carnival? En dépit de son appellation anglo-saxonne, il ne s'agit pas d'un lit-bang déjanté, mais d'un très sérieux festival littéraire qui se tient chaque année en Inde, dans la ville de Lucknow, capitale de l'État de l'Uttar Pradesh en Inde. Lors de sa dernière édition, un intervenant a fait sensation. Il s'agit de l'ancien chef des armées, le général Shankar Roy Chowdhary, invité à participer à une table ronde sur "La littérature militaire en Inde" en compagnie du Lieutenant général P C Katoch, du major général Ravi Arora et du major général  G D Bakshi. Chowdhary n'est pas content, il trouve que l'Inde n'a pas assez d'écrivains vantant les valeurs militaires. Et de déplorer, avec les autres intervenants, le fait que les éditeurs indiens veulent bien traiter la question mais, hélas, sous l'angle de la controverse, au lieu de simplement "faire l'éloge des héros militaires modernes pour enseigner les valeurs morales aux jeunes enfants". Mais ce quatuor de gradés ne désespère pas complètement: en effet, il existe selon eux une littérature vernaculaire qui exalte la lutte contre le crime, et elle est incarnée par…  Dhruva Mehra ! Ce dernier est le héros d'une bande dessinée crée en 1987 par Anupam Sinha. Pas de masque, pas de super-pouvoirs, juste une belle et saine envie d'en découvre avec le Mal.
Ah, pourquoi n'invite-t-on pas plus souvent les militaires dans les festivals littéraires! La Grande Muette a pourtant tant de choses à dire (oui, bon, je sais, "pourtant tant" n'est pas très heureux phonétiquement, mais ça a à la fois un petit côté fanfare militaire…). Mais quel super-héros français susceptible d'exalter les valeurs militaires pourrait bien rivaliser avec l'irréprochable Dhruva Mehra ? Je n'en vois aucun. Ah, si ! C'est… SuperDupont!!!!!


Nous sommes vendredi et vous aussi vous vivez dans l'irréalité immédiate. A lundi!

jeudi 12 décembre 2013

Le choix d'Altmann, la langue d'Evenson

A paraître en janvier dans la collection Lot 49 (cherche midi éditeur), le premier recueil de Brian Evenson, publié aux Etats-Unis il y a vingt ans. Dès 1994, comme on le verra, Brian Evenson travaille ses thèmes de prédilection : le double, les liens parent-enfant, le fanatisme, etc. Que ce soit en quelques lignes – comme avec la percutante Tragique histoire abrégée du Barbier d’Auschwitz – ou dans le format d’une novella – L’affaire Stanza –, il sait varier les styles et les approches, tour à tour faulknérien, borgésien, kafkaïen… A chaque fois, grâce à une langue impeccable et à un humour corrosif, c’est l’âme humaine qui est présentée, sondée, abandonnée à son mystère ou à sa vacuité. Absurdes dans leurs actes, ou du moins obéissant à des logiques aberrantes, les personnages mis en scène par cet auteur nous frappent par la force de leurs convictions, et nous rappellent que ce qui constitue peut-être l’humanité relève autant des lois que de l’aveuglement. Livre littéralement rempli de bruit et de fureur, mais également de silence et d’effroi, La Langue d'Altmann apparaît alors comme un théâtre des solitudes où l’arbitraire frappe et sourit sous les auspices d'un dieu trépané. Extrait:
"Après avoir tué Altmann, je suis resté près du cadavre d’Altmann à regarder la vapeur de la boue s’élever autour de lui, obscurcissant ce qui avait naguère été Altmann. Horst me parlait à voix basse : 'Tu dois manger sa langue. Si tu manges sa langue, tu deviendras un sage', disait Horst à voix basse. 'Si tu manges sa langue, tu pourras parler le langage des oiseaux !' D’un coup de poing, j’envoyai Horst au sol et braquai le fusil sur lui, puis, comme par erreur, appuyai sur la détente. L’instant d’avant j’écoutais Horst parler, les yeux brillants – 'le langage des oiseaux' – et l’instant d’après je l’avais tué. J’examinai le cadavre à côté du cadavre d’Altmann. J’avais eu raison de tuer Altmann, pensai-je. Entre tuer ou ne pas tuer Altmann, j’avais choisi la première solution et ce choix, en fait, était le bon. Nous passons notre vie à faire des choix en permanence."

mercredi 11 décembre 2013

Ne pas vouloir dire

Loin de moi l'idée (ou l'envie) de chercher des poux au traducteur William Desmond dont on lira avec profit le texte mis en ligne sur le site de Pierre Assouline, texte dans lequel Desmond s'interroge sur la traduction. Son approche est pertinente à de nombreux égards, par exemple quand il rappelle que l'œuvre traduite n'a pas atteint la perfection, l'auteur n'ayant bien évidemment pas accompli le livre rêvé. Et quand il estime que toute œuvre est "déjà une traduction", ma foi, je serais encore prêt à le suivre, si ce n'est qu'il précise ceci:
"[…] l’ouvrage dans sa langue d’origine – est déjà une traduction. Oui, une traduction. L’auteur, pour l’écrire, a en effet été obligé de traduire sa pensée."
Qu'entend Desmond par cette formulation? Il faut, pour le comprendre, en passer par la citation de Valéry qu'il donne alors, citation complexe s'il en est:
« Écrire quoi que ce soit, aussitôt que l’acte d’écrire exige de la réflexion et n’est pas l’inscription machinale et sans arrêts d’une parole intérieure et toute spontanée, est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre."
Mais pour Desmond, cette "traduction" d'un genre particulier s'expliquerait de la sorte:
"Comme nous le vivons tous quotidiennement dans nos têtes, il existe un au-delà des mots que nous appelons pensée, chose par définition toute personnelle et totalement insaisissable dans son unicité, et que la langue que nous employons a pour charge de restituer au mieux."
Je ne suis pas sûr que c'est ce qu'ait pensé (ou écrit) Valéry. Et j'en suis encore moins sûr quand je lis, quelques lignes plus bas, ce qu'en infère Desmond:
"Le discours, parlé ou écrit, est donc le résultat d’un compromis entre une pensée à la coloration unique, ondoyante, fuyante, et le langage, l’instrument à notre disposition pour la traduire par le biais d’une langue particulière avec son vocabulaire, sa syntaxe et sa grammaire, c’est à dire une structure complexe, d’une grande souplesse, certes, mais en fin de compte fixe et en principe cohérente."
D'abord, je vois mal de corrélation entre discours parlé et discours écrit. Ensuite, j'en vois encore moins entre discours écrit et écriture. Je doute que l'écriture procède d'un "compromis", d'un équilibre entre un flux intérieur (lié au processus mental de la pensée) et une volonté de structurer le pensé. Desmond précise:
"[…] nous avons toujours plus ou moins l’impression, en particulier quand nous ne nous exprimons pas « machinalement », que nous n’avons pas dit exactement ce que nous voulions dire. Et comme nous le savons bien ! Qui n’a jamais eu l’occasion d’avouer : Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ne sais pas comment le dire… C’est difficile à dire… et ainsi de suite."
Mais écrire, n'est-ce pas précisément se soustraire au diktat du vouloir-dire, et même du dire tout court? L'écriture traduit-elle vraiment une pensée (hors langage?) ou ne produit-elle pas justement autre chose, qui échappe à la pensée tout en s'inspirant de sa puissance conceptuelle? Et ne parvient-elle pas à renoncer au dire pour permettre à autre chose que la pensée de s'écrire? La langue depuis laquelle j'écris – et qu'évoque Valéry – est-elle la langue de la pensée pure affranchie du carcan linguistique, ou n'est-elle pas plutôt – déjà! – une pensée-langue en cours de structuration (ou de déstructuration, d'ailleurs) ?
Quand j'écris, je ne retranscris rien. J'entre en écriture afin qu'advienne une forme nouvelle, qui puisse faire de la phrase un événement quasi corporel. J'accède à quelque chose qui n'est pas de l'ordre du dire – sinon je fais du roman et la marquise me donne l'heure à la seconde près. Certes, je n'écris jamais le livre que je voulais écrire, mais non parce que je ne suis pas arrivé à dire ce que je voulais dire. Je n'écris pas le livre que je voulais écrire, parce que l'écriture me permet de m'affranchir du vouloir-dire pour entrer dans l'espace du pouvoir-faire. L'échec ici est expérience, non compromis. Et l'unique cordeau des trompettes marines ne dit pas autre chose.

mardi 10 décembre 2013

Pour un style accessible et pas obsédé par les mots (ou comment s'exporter)

Pourquoi la littérature française se vend-elle mal à l'étranger? Cette grave question, Hugh Schofield, de BBC News, se l'est posée. Il a donc enquêté. Et a demandé leur avis à des écrivains français. Pour Christophe Ono-dit-Biot (prix Renaudot des Lycéens), c'est la faute des agents étrangers. Oui mais pourquoi? Eh bien, on nous considère comme des intellos. Oui mais pourquoi? Eh bien c'est à cause du déconstructionnisme, tout ça, la théorie française s'est bien vendue et du coup on nous juge cérébraux et incapables de pondre des histoires. Pour Marc Levy (26 millions d'exemplaires vendus dans le monde), la cause est définitivement perdue pour les Français, il faut se faire passer pour un auteur espagnol si on veut avoir une chance d'intéresser un éditeur anglo-saxon (lo siento, pero sigo sin entenderlo…). Pour Marie Darieussecq (prix Médicis, traduite dans une trentaine de langues), c'est un grave manque de curiosité, qui s'explique par le fait qu'on nous prend pour des intellos (encore!!!!), alors que
"Nous ne sommes pas intellectuels. Nous ne sommes pas obsédés par les mots. Nous écrivons des romans policiers. Nous écrivons des histoires à suspense. Nous écrivons des histoires d'amour."
Pour David Rey, libraire à Atout-Livre (75012), c'est normal qu'on ne s'exporte pas : "French books are precious, intellectual - elitist." Intellectual? Atchoum! Quant à l'auteur de l'article publié par BBC News, il trouve que nos couvertures ne sont pas très excitantes (il cite en exemple l'austère Carte et le Territoire de Houellebecq – exemple hyper probant). Mais c'est sans doute Douglas Kennedy qui semble avoir trouvé la clé du mystère:
"Le roman français ne s'est jamais remis des expérimentations de l'après-guerre. Si mes livres sont si populaires en France, c'est parce que je combine un style accessible avec des observations sérieuses sur ce qu'on pourrait appeler 'la façon dont nous vivons aujourd'hui'."
Bon, Hugh Schofield devrait sans doute se reconvertir dans l'agro-alimentaire plutôt que de pondre des articles aussi indigents. Mais n'empêche, ça lui permet de soulever quelques pierres. (Du coup, je me demande je ne commets pas une erreur en étant "obsédé par les mots" et si je ne devrais pas "combiner un style accessible avec des observations sérieuses".  Peut-être ne me suis-je jamais remis des expérimentations de l'après-guerre?) Prenez le cas de Joel Dicker, tiens. Penguin vient d'acheter pour une somme record les droits de son dernier roman. Dicker n'est pas OPLM (obsédé par les mots), lui non plus, et il fait le maximum pour combiner un SA (style accessible) avec des OS (observations sérieuses), et se fout pas mal des EAG (des expérimentation d'après-guerre). Il n'écrit donc pas des livres PIE (précieux, intellos et élitistes). Tout ça fait réfléchir. Voici donc la magique formule du bonheur que nul n'élude:
(SA + OS) - (OPLM + EAG + PIE ) = € + $ = BINGO
Mais n'est-ce pas ce que nous expliquait en son temps Henry Ford, quand il disait: "Le secret du succès, s'il existe, c'est la faculté de se mettre à la place de l'autre et de considérer les choses de son point de vue autant que du nôtre." Vous pouvez rangez vos affaires, le cours de marketing est fini. (Et en plus je dois retourner écrire des livres obsédés par les mots d'un style inaccessible dénué d'observations sérieuses…)





jeudi 5 décembre 2013

Et puis Bastia…

Samedi, je serai en Corse, plus exactement à Bastia, et ce dans le cadre des 3ème Journées de l'édition – Scontri di u Libru. Au programme, deux rencontres au Musée municipal d'art et d'histoire, la première samedi 7 décembre dans l'auditorium de 10h30 à 12h, sur le thème de «La traduction», avec également Marianne Costa et Paul Desanti (rencontre animée par Alain Franchi, enseignant).
Puis, à partir de 14h30, le même jour, on causera de Taxi Driver, le roman de Richard Elman paru récemment aux éditions Inculte. Ces rencontres sont organisées par le réseau des bibliothèques de la ville de Bastia.
Une occasion, aussi, de faire un tour en librairie, par exemple au 10 rue Napoléon, à côté de la Place du Marché, pas loin de la Place Saint-Nicolas, où se trouve la librairie Les Deux Mondes. On ira aussi, bien sûr, à la librairie Le Point de Rencontre qui elle est dans le secteur du théâtre, au tout début de la montée Saint-Claire.
(Mais l'autre motivation de ce déplacement – ne nous voilons pas la face – n'est autre qu'une certaine salaison de viande et de foie de cochon corse plus connue sous le nom de figatellu, qu'on peut consommer grillé à la braise, dans une sauce avec des lentilles ou encore cru lorsqu'il est sec. Avec  de la pulenda et du brocciu, c'est encore mieux.)

Où et comment mettre la langue

Aron Aji est traducteur. Né en Turquie mais ayant grandi dans une famille "multilangue", il dit ne pas trop savoir quelle est sa langue maternelle; en revanche, sa langue "littéraire", celle de ses études et de ses lectures, c'est l'anglais. Désireux de retrouver le chemin de sa "turquitude", il a compris qu'il lui fallait s'aventurer en "traduction", et c'est pourquoi il traduit désormais du turc à l'anglais. Ce parcours atypique lui fait dire cette chose étonnante (ici):
"J'ai désormais le sentiment que la traduction est ma langue natale."
Il y aurait long à dire sur ce sentiment, qui voit (perçoit, ressent, éprouve) le processus de la traduction comme une langue en soi. A première vue, on peut se demander comment une "opération" linguistique pourrait être assimilée à un "ensemble de signes". Pourtant, quiconque traduit a eu l'intuition de cette épiphanie:  le traducteur ne navigue pas tant entre deux langues qu'entre deux écritures, et le processus (doublement décalé, donc) qui lui permet d'aider un livre à "recommencer" autrement est vécu moins comme une pratique artisanale que comme une expérience que je n'hésiterai pas à qualifier de "magique".
Bien sûr, magique est ici à prendre au sens non pas chamanique mais très concret : tout le monde sait que le magicien a un truc, et tout le monde sait que ce truc a nécessité des heures d'entraînement, mais tout le monde se laisse illusionner. Le traducteur escamote le texte original et lui en substitue un autre, en espérant qu'on n'y verra que du feu. N'y voir que du feu: l'expression, soudain, semble plus ardente que le laissait paraître son usage désinvolte. On a brûlé/consumé le texte original, et de ses cendres surgit un étrange phénix. Et avec un peu de chance, la colombe s'envole (et le lapin finit en civet).
Aron Aji explique que quand il traduit, il approche ses mains de sa bouche, et murmure les phrases jusqu'à ce que chaque son lui semble rouler de façon satisfaisante sur sa langue, heurter à bon escient ses dents, attentif aux mouvements des lèvres, au gonflement des joues, à la sensibilité de son palais… On l'aura compris: la traduction est affaire de muscle et de souffle. Non seulement elle exige de se forger une poétique mais contraint également à s'inventer une physique
Une physique de la traduction? Pourquoi pas. On attend avec impatience un dictionnaire des positions du traducteur…

mercredi 4 décembre 2013

Tous en Terrasse !

Demain soir  jeudi 5 décembre à partir de 19h30, la librairie La Terrasse de Gutenberg (9 rue Emilio Castelar, 75012) fêtera ses 30 ans. Ce sera l'occasion d'une carte blanche à l'écrivain Carole Zalberg, qui a décidé d'inviter plusieurs auteurs, lesquels liront un extrait d'un de leurs livres et présenteront également un ouvrage qu'ils ont particulièrement aimés. Se succéderont ainsi Fabrice Colin (qui parlera de David Mitchell), Nathalie Kuperman, Stéphanie Hochet, Luc Lang (qui, ô jubilation, présentera Le Jardin des Plantes de Claude Simon), Mathieu Larnaudie (qui parlera de Philippe Vasset), Gilles Leroy (sous réserve), Thomas B. Reverdy, Virginie Lou-Nony, Karim Miské, Maylis de Kérangal et moi-même (je lirai un extrait des Souffrances du jeune ver de terre et causerai de Maintenant tu es mort, le siècle des bombes de Sven Lindqvist, un ouvrage formidable paru en 1999 aux éditions du Serpent à Plumes et republié depuis par La Découverte sous le titre Une histoire du bombardement).
Une occasion, également, de fêter cette grande dame de la librairie, Michelle Ferradou.
Venez très beaucoup!

L'heure de la cadence, ou quand les phrases trichent sur leur âge

S'il est bien un exercice redoutable, c'est celui de la datation des textes. Lisez à quelqu'un une phrase, ou même un paragraphe, et demandez-lui d'estimer la date à laquelle a été écrite la phrase (ou le paragraphe). Je fais régulièrement le coup à mes étudiants de master avec une phrase de Flaubert tirée de Madame Bovary et ça ne rate jamais: ils me disent "autour de 1950". Non qu'ils soient sourds, mais la phrase en question est piégée, c'est une phrase "orale", balbutiante, prononcée par le père d'Emma au début du roman  :
"[…] j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied d'un arbre, je pleurais; j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin."
Admirez au passage le rétrécissement de la phrase, son devenir-goulot, ces taupes hallucinées, la musique "(vers + grouillant) - (ventre + crevé) = enfin" – et cette danse macabre des virgules… (Je leur fais aussi le coup avec un passage de Claude Simon et ils me répondent souvent Proust. Du coup, je leur mets une bonne note.)
Bon, ce genre de blind-test n'est peut-être pas très malin mais il a le mérite d'être révélateur. La langue d'un écrivain est moins facile à dater que la langue de son époque (c'est-à-dire que l'idée linguistique qu'on se fait de la langue de son époque après avoir lu plusieurs langues d'écrivains de cette époque…) Et elle peut auss  varier énormément à l'intérieur d'un même ouvrage, ou d'un ouvrage à l'autre du même écrivain. Bref, quelque chose en elle résiste à son historicisme. Elle s'est déjà "échappée", elle est en train de fuir, elle bouge – elle court-circuite la langue majeures, s'involute, se déguise, etc. Stratégies d'affranchissement. On peut certes reconnaître (parfois) le style d'un écrivain à sa phrase, mais souvent la phrase échappe aussi à son style, car son style, s'il peut se déduire abstraitement (statistiquement?) d'une masse de données concrètes, n'est souvent que la partie immergée (réifiée) de son écriture, sa projection plus que son action. Or son écriture cherche à s'affranchir du carcan du style, et l'on pourrait dire en un certain sens que le phrasé habite la phrase pour mieux la déph(r)aser. Comme si la force physique de la langue en devenir cherchait à faire craquer aux coutures la peau, même souple, du style ; comme si elle trahissait l'idée de "confection" qui l'a vue naître pour s'en aller piétiner une boue nouvelle, et y laisser une empreinte – une forme – plus mobile. La cadence a toujours un temps d'avance sur le style.
Ainsi, bien malin qui pourrait dire, à l'oreille, de qui est la phrase suivante, et de quand date sa naissance:
"Les fantômes de corps qui me trottaient par la cervelle menaient grand tintamarre."
Rappelons qu'à ce jeu il n'y a ni gagnant ni perdant. Les taupes restent accrochées aux branches et la cervelle à son tintamarre, c'est comme ça et c'est tant mieux.
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nodadnoM ed siuoL ed noitcudart al snad ,nitsuguA tnias ed tse eétic esarhp aL

lundi 2 décembre 2013

Commentaire: Comment taire?

L'inventeur de la notion de filtre n'a pas dû se faire que des amis. Quiconque tient un blog aura pu s'en rendre compte. Car une fonction permet en effet de publier ou non les commentaires dont parfois se fendent les "internautes". Donc, on peut filtrer (ça évite de publier les spams, entre autres). Enfin, moi, je filtre. Ça ne prend pas beaucoup de temps parce que ce blog attire peu les commentaires, ce dont je ne tire ni tristesse ni fierté, sinon le constat suivant: le Clavier Cannibale appelle moins les commentaires que la lecture. Oui, c'est vrai: ici, on n'est pas très porté sur la com'… Alors parfois, je ne publie pas certains commentaires, non parce qu'ils ont un caractère raciste ou insultant, mais parce qu'ils me semblent davantage adressés à moi qu'au blog, et donc me semblent avoir peu de pertinence aux yeux des gens qui lisent ce blog. Ou parce que parfois ils sont confus, ou incohérents, sans intérêt, etc. En outre, j'ai la naïveté de croire que les gens qui vont sur mon blog viennent surtout pour le lire et non pour lire des rares commentaires. Or voilà que récemment je reçois ce commentaire (qui d'ailleurs n'a rien à voir avec le post sur lequel il est publié, mais passons…):
"Je ne pensais pas rencontrer d'administrateur avec des ciseaux dans cette maison que je visite tous les jours. Je n'avais jamais laissé de commentaire avant, mais là, je suis un peu "chiffon" de voir cela. En plus j'avais lu le commentaire avant qu'il ne disparaisse; il semblait plutôt affectueux et taquin.
Je viendrai désormais moins souvent. X [je ne mets pas son vrai nom] (admirateur depuis le début du blog et Cosmoz en livre de chevet). So long!"
Qu'en déduire? Que la hantise de la censure l'a emporté sur l'intérêt porté à mon travail? Voilà qui est certainement révélateur d'un étrange pli pris par les usagers de la blogosphère. Il y a sélection, donc il y a atteinte à la démocratie. Et donc fascisme larvé. Quoi, des ciseaux? Hop, représailles: "je viendrai désormais moins souvent"! Face à ce type de réaction, l'écrivain qui tient un blog n'a plus je crois qu'à se rappeler cette phrase de Thomas Bernhard que nous citions tantôt:
"le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Il doit surtout se rappeler ceci: son travail ne consiste pas à se faire de nouveaux amis. L'illusion d'une communauté électronique ne doit pas lui faire oublier que son lecteur reste son "lointain", et non son prochain. Désormais, ce blog n'acceptera donc plus aucun commentaire, et espère que cette décision éminemment fasciste lui ôtera les rares lecteurs qui croient qu'un commentaire non publié est une atteinte portée aux droits de l'Homme et la preuve que l'écrivain dont ils appréciaient (à tort?) le travail n'est qu'un "administrateur avec des ciseaux". Je rappellerai également qu'il n'y a pas que les ciseaux qui coupent: eh oui:: le papier, lui aussi, coupe. Il entaille. Et il peut aussi envelopper le caillou et recouvrir le puits. Le danger est partout!

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Photo: © Julia Kennedy

vendredi 29 novembre 2013

Quand Oates chantait à coups de hache

En ce moment, et jusqu'au 6 décembre 2013, on peut aller au théâtre Jean-Vilar, à à Louvain-la-Neuve, au cœur du Brabant wallon (Belgique) pour assister au Triomphe du singe araignée, adaptation théâtrale du roman éponye de Joyce Carol Oates, que j'avais traduit en 2010 pour les Allusifs, alors dirigés par Brigitte Bouchard (on le trouve actuellement dans la collections Points/Seuil, en principe). La mise en scène et l'adaptation scénique sont signées Marie-Line Lefebvre, et c'est le comédien Alexis Goslain qui porte le texte sur ses épaules. N'ayant pas vu la pièce, je me contenterai de vous parler du roman…

Le texte de Oates est paru quant à lui en 1976 et reste sans doute l'un des textes les plus atypiques de la romancière (c'est juste une intuition, car il va sans dire que je n'ai pas lu tous ses livres, et la chair est loin d'être triste, qu'on se rassure). Un texte très seventies, derrière lequel plane l'ombre de Charles Manson, où le cinéma joue un rôle effrayant, où le devenir-animal (et le thème de l'enfant sauvage) travaille la phrase de Oates en un long monologue tout en sarcasmes et fureurs, et qui raconte la geste sanglante d'un dénommé Bobbie Gotteson (God's son?), serial killer maniant la hache et la dialectique, devenu coqueluche du public, poète-boucher aux mille cavales. Peut-on être monstrueux et américain? A grand renfort azimuthé de collages, de lambeaux de poème, de  rapports de procès, de fausses confessions et de délires chorégraphiés, Joyce Carol Oates fait dans ce court livre une ahurissante expérience de free-jazz mental. Singe ou araignée? Agité ou patient? Hop, extrait déchiré :

"je dormais dans le cocon
étiré au point d'occuper la taille exact du cocon
un mètre soixante et onze
je dormais là parfaitement heureux
quand l'alarme sonna
mes frères adoptifs sont accourus dans la chambre
mon père adoptif m'a empoigné par les chevilles
je lui ai crié de ne pas me tirer ainsi à l'envers
mais il a ri et dit C'est l'heure de se lever!
ils ont tous ri et m'ont traîné à l'envers
hors du cocon
et quand vous êtes ainsi tiré en arrière
l'intérieur du cocon se change en rasoirs
même vos yeux s'enfoncent dans votre crâne
et quand votre tête est dégagée
votre cerveau suffoque
mais vous vous habillez quand même
et vous allez quand même à l'école"




mercredi 27 novembre 2013

Ptyxissime

La librairie Ptyx, sise à Ixelles en Belgique, est sûrement le seul endroit au monde où il ferait bon être emmuré. Tous ceux qui y ont mis le pied y ont laissé un quart de leur cœur (et quelques euros). Fondante à l'extérieur, elle croustille à l'intérieur. Il faut dire que le libraire – Emmanuel Requette – la dirige d'une baguette assez magique. Derrière cette magie, bien sûr, il y a du savoir-faire, mais surtout des convictions:
"On est farouchement opposé à cette légende de la « péréquation ». Vendre un Guyotat ne se peut que si l’on vend cent Musso (ou Lévy, ou Nothomb, ou Moix ou autres, soyons larges) ?!? Cela ne se peut que si et seulement si on pense que les gens sont majoritairement cons. Ne le pensant pas, on a donc décidé de ne pas leur donner cette impression. Et donc de choisir (oui, TOUT ce qui est présenté chez nous l’est par choix, et donc lu) et de ne proposer sur nos tables et dans nos rayons que le bon. Et donc, oui, chez nous pas de Lévy, Musso, Finkielkraut et autres…"
Si vous voulez en savoir davantage sur ce lieu d'exception, allez faire un tour sur le site des éditions Inculte, à la rubrique "Paroles de libraire" – vous apprendrez entre autre pourquoi un type qui a lu Le roi vert de Sulitzer à onze ans et ne lit le catalogue Grasset que pour se poiler est capable de vendre du Pinget comme des petits pains. Ou mieux encore, allez sur le site de Ptyx pour dénicher les perles rares dont les journaux n'ont pas le temps (ni surtout l'envie) de vous parler. Ou mieux encore, franchissez ses portes de corne et d'ivoire – y étaient exposées il y a peu des photos originales de Claude Simon, c'est pour dire. Vous verrez que la traversée du Ptyx est de celles qui réveillent les neurones.
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Librairie PTYX
Rue Lesbroussart
39 1050 Ixelles, Belgique
Ouverture les mardis, mercredis, jeudis et samedis de 10h à 18h30, et les vendredis de 10h à 20h30.
Ouvertures exceptionnelles les dimanches 8, 15 et 22 décembre.

Bernhard et l'avoine

En même temps que Goethe se mheurt, dont on a parlé récemment ici, Gallimard publie un recueil de textes de Thomas Bernhard intitulé Sur les traces de la vérité (conseil: il convient, pour chaque texte, de se reporter en fin de volume afin d'en mieux connaître le contexte, qui est loin d'être anodin). Dire qu'on y retrouve l'esprit délicieusement fielleux de Bernhard, sa fringante détestation de l'Autriche, son obsession quasi musicale pour la ritournelle de la mort, son dégoût des distinctions qui puent, sa salutaire paranoïa, c'est dire qu'on y retrouve l'auteur de Béton tel qu'en lui-même: retranché et tranchant. Le lecteur pourra également lire ce recueil comme un "guide de l'écrivain en milieu hostile" et y puiser de précieuses recommandations. Contre la canonisation, par exemple :
"C'est impossible d'y échapper. On vous jette dans une marmite, on vous remue et on vous cuit avec le reste, sans que vous ayez votre mot à dire. Il faut juste essayer d'être le plus dur à cuire possible" (p.153)
La résistance à la cuisson comme éthique littéraire, voilà qui n'est pas inutile à l'heure où il est de bon ton de vanter la tendresse de sa fibre. De même, on prendra la salubre mesure d'une déclaration comme celle-ci:
"[…] car pour moi le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Quand il est interviewé, chose rare, Bernhard reste Bernhard, alors que nous devenons tous souvent un autre face à linterlocuteur, un autre affable et patient soucieux de répondre à des questions souvent incapables de servir ne serait-ce que de bloque-porte. Ainsi, quand on lui demande: "A qui pensez-vous quand vous écrivez?", la réponse ne se fait pas attendre: "En voilà une question particulièrement stupide." Car Bernhard n'a guère d'appétence pour les illusions ("Trois ou quatre mille personnes sont tout au plus susceptibles de s'intéresser vraiment à mon œuvre, sept mille, à la rigueur, capables de me suivre"). Lucidité d'un auteur pour qui la littérature n'a pas besoin d'enfiler de fiers habits démocratiques pour nous montrer notre nudité.
On trouvera dans ce recueil un texte particulièrement térébrant qui n'a pas son pareil pour talocher les taupes ::: je vous laisse en son – incandescente – compagnie:
"Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c'est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde [….] Ce qu'il vous faut, ce n'est pas des prix d'encouragement, des bourses ou des assurances sociales; c'est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l'impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien […]. Ce qu'il vous faut, c'est tous les lieux où quelqu'un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle."
La flétrissure du monde. Pas des prix d'encouragement. C'est noté? Un peu plus loin dans ce texte, Bernhard fustige la prose qui "colle au palais tel un fade brouet d'avoine". Inconditionnellement cannibale, on ne peut que claquer de la langue – et reprendre de ce festin nu.
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Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité – discours, lettres, entretiens, articles, sous la direction de Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades/Gallimard, 22,50€

mardi 26 novembre 2013

Sang et stupre à la radio: Redécouvrir Kathy Acker

Je me permets de vous interrompre en pleine lecture pour vous signaler que ce soir France Culture diffusera la première partie d'une pièce radiophonique inspirée de Sang et Stupre au lycée, le roman de Kathy Acker que j'avais traduit en 2005 pour les éditions Laurence Viallet, et adapté pour l'occasion par Simon Guibert, et dans une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. C'est ce soir, donc, sur France Culture, à 23h. Un petit rappel du "mouvement" du livre:
"La narratrice, Janey Smith, est orpheline de mère, elle vit seule avec son père, jusqu’au moment où il commence une liaison amoureuse. Elle part alors vivre à New York, fait l’expérience des MST, de plusieurs avortements, du punk rock et vend des cookies. Elle rencontre un marchand d'esclaves persan qui la tient prisonnière et la forme à la prostitution. Libérée, elle entreprend une sorte de" voyage au bout de la nuit " jusqu’à Tanger, où elle fait la connaissance de Jean Genet. Tous deux, pouilleux et décharnés, se rendent jusqu'en Egypte, séjournent en prison. Puis Janey meurt. Alors les rêves se déploient…"
Et en prime, ce qu'a écrit l'écrivain américain Dennis Cooper sur l'indispensable Acker:
 « Une femme peut-elle, à la fin du XXeme siècle américain, écrire avec impertinence, brillamment, irrévérencieusement, sans aucun souci de bienséance, sans être réduite à une caricature jetable, une rebelle stylisée ou une salope impudique ?  Peut-elle mettre en cause la base indestructible de l’identité sans qu’on essaie de la réduire au silence ?  Ces questions demeurent mais, heureusement, l’écriture de Kathy Acker aussi ».
Il y aura une deuxième partie, le 3 décembre. Tout ça, bien sûr, pourra être écouté à d'autres heures, en allant sur le site de France Culture (au cas où vous seriez, à 23h, en train de lire un truc essentiel, comme par exemple Sang et Stupre au lycée de Kathy Acker…)

Neuf fois sur le métier: lire et traduire

Combien de fois un traducteur lit-il le livre qu'il traduit? Eh bien, il le lit une première fois, sous forme de manuscrit, de livre, ou de pdf (lecture déflorante). Bon, d'accord, il arrive qu'on ne lise pas l'ouvrage en entier, histoire de se ménager un peu de fraîcheur au moment d'abattre la forêt…
Puis il le lit à mesure qu'il le traduit, du coin de l'œil, en un perpétuellement décollement – et ce deux fois, une fois quand il lit la phrase pour s'assurer qu'il la comprend (lecture tremplin), une autre fois en la traduisant (lecture d'adieu).
Ensuite, il le lit encore deux fois, mais de l'autre côté, dans sa réapparition en français, une fois quand il tape son texte (il écrit, ergo il lit: lecture-écriture), texte qui n'est bien sûr qu'un premier jet — puis une autre fois quand il relit ce qu'il vient juste de taper pour amender, corriger au débotté (lecture de tapissier – qui lisse, tend, défroisse, recloue).
Quelques centaines d'heures plus tard, il lit sa traduction désormais achevée mais pas rabotée, et c'est là commence le gros œuvre (il se produit alors sûrement de multiples micro-lectures, mais ne mégotons pas: c'est la lecture-silence-on-tourne).
Puis il l'imprime et le lit parce que rien ne vaut une relecture sur papier (lecture en flux tendu). Puis il le lit quand l'éditeur lui renvoie son texte avec des propositions de corrections (lecture stroboscopique). Puis il le lit quand on lui envoie le premier jeu d'épreuves: lecture de la dernière chance. (Ne comptons pas une éventuelle et ultime relecture lors d'une réédition – lecture remords)

Faites le calcul. En moyenne, un traducteur lit donc neuf fois le texte (trois fois dans sa version originale, six fois dans sa version en cours ou quasi achevée). Et c'est là un minimum. Certes, on pourrait contester à certaines de ces "lectures" leur statut de véritable lecture. Ce sont, il est vrai, des modalités de lecture, générées par le texte qui exige qu'on fasse de lui un usage autre que déglutif. Le cerveau découvre alors que l'acte de lire ne cesse de revenir, qu'il est omniprésent, qu'il fonde l'écriture, la traduction et jusqu'au détachement d'avec le texte à lire. Comme si la lecture se différenciait du texte pour exister en soi et devenir alors nomade, hésitant entre un éternel détour et  un devenir-imperceptible. Le texte, qui s'est donné à lire, disparaît alors au profit de sa lecture diffractée, réinventée.
L'autre soir, Georges-Arthur Goldschmidt me parlait d'une envie qui le chatouillait depuis quelque temps : refaire une de ses propres traductions, histoire voir ce qu'il en serait plusieurs années après. Décidément, le roi lire n'est pas prêt de jeter sa couronne…

lundi 25 novembre 2013

Trois cerveaux sinon rien: Bellanger inspiré

"Tu peux écrire sans Internet ?" Drôle de question à poser à un écrivain, mais qui à elle seule résume assez bien la conception que certains se font de l'écriture. On aurait pu demander: "Tu peux écrire sans électricité?", qu'on ne serait guère allé plus loin dans la marelle de l'interrogation. Cela dit, tout dépend de la personne à qui on pose cette question. Car quand les Inrocks sollicite les lumières d'Aurélien Bellanger, auteur de La Théorie de l'information (SNCF, 2012), la réponse est aussitôt à la hauteur:
"Non, j’en suis quasiment incapable. J’ai absolument besoin de faire du fact-checking en permanence. Au final, 50% de mon inspiration provient du hasard des recherches Google. Quand je travaille, j’ai vraiment accès à Google comme au troisième hémisphère de mon cerveau pour reprendre le slogan de l’un de ses fondateurs."
Certes, qui dit troisième hémisphère présuppose, même au mépris de l'étymologie, deux autres hémisphères, mais bon, on sait désormais ce qu'il en est de cette fameuse "inspiration". Verra-t-on un jour les écrivains se répartir en "trois" hémistiches? Ceux d'inspiration Google, ceux d'inspiration Yahoo et ceux d'inspiration… d'inspiration… euh… Zut j'ai oublié le nom de ce troisième moteur de recherche. Pas grave, je vais aller faire un peu de fact-checking, il paraît que c'est bon pour les neurones. "Niveau télématique, j’ai le niveau d’un enfant de CP", nous dit aussi le généreux Bellanger. Niveau télématique seulement?

Une langue pour souci: le vaillant Goldschmidt

On a donc pu faire la connaissance de Georges-Arthur Goldschmidt, grâce à la fine fleur de la revue La femelle du requin et les libraires de l'Acacia, à la faveur d'une rencontre croisée, vendredi dernier. Goldschmidt, traducteur de Nietzsche, Kafka, Handke, Benjamin, supporte ses quatre-vingt-cinq ans avec un frais sourire, conscient d'avoir connu pire que ce qu'il appelle sa "vieillerie". Quand il parle écriture, quand il évoque la littérature, quand il s'interroge sur la traduction, son souci reste le même: être clair et humble et ne jamais oublier quel salut fut pour lui la "langue", ce français qu'il apprit entre autres par les punitions scolaires, assorties de fessées à l'ancienne (branches de coudrier!), ce français qui montait des dictées de La Bruyère aussi bien que du poste de radio, quand les sanglots de Verlaine résistaient au-delà de la Manche. Ce soir-là, à l'Acacia, devant une petite vingtaine de personnes, il a rappelé qu'on ne vit pas la langue de la même façon quand on a été jouet de l'histoire, quand on n'a pas choisi son destin et qu'enfant on a dû fuir, quitter ses parents, se cacher et découvrir qu'on était juif alors qu'on se croyait allemand et protestant.
Ecrire sur soi? Goldschmidt n'y pensait guère, avant que Denis Roche insiste pour que l'homme entreprenne ce trajet-là, et nous découvrons alors le rôle qu'a joué dans nos vies respectives l'auteur de Louve Basse, point commun qui nous émeut autant que de nous savoir tous deux traducteurs et écrivains. Il fut ce soir-là question de traduction, bien sûr ("l'allemand est une langue assez con, quand même"), mais aussi de Rousseau, d'onanisme, de piétisme, on a parlé de Sebald, de Kafka et de Vialatte ("qui traduisait moins bien certains passages quand sa germaniste de femme était absente"), d'un livre que Goldschmidt adule (Anton Reiser, de Karl Philipp Moritz). On a souri aussi en sa compagnie légère et profonde, surtout quand on a compris que Goldschmidt, à dessein, disait systématiquement SNCF au lieu de NRF… Et puis on est reparti, ravi d'avoir croisé quelques heures le fer de le complicité avec ce "vaillant". On est reparti, certes, mais pas seul: avec, en poche, Une langue pour abri, court texte paru en 2009 qui évoque les années de guerre et le rapport à la langue – on vous en parle bientôt.

vendredi 22 novembre 2013

Cum together: Blanquet et le porno-double

Allez jouer ailleurs les enfants, Le Clavier voudrait entretenir vos parents d'un sujet grave et torride… C'est bon? Ils sont partis? Ouf. Maintenant causons un peu porn-art (eh oui, toujours cette fameuse histoire de "style"…). L'artiste Stéphane Blanquet, dont a pu admirer les travaux chez divers éditeurs – au Chacal Puant, à L'Association, chez Alain Beaulet, etc. – n'a pas son pareil pour en découdre avec les formes souvent déliquescentes de la réalité humaine. Sous sa plume, comme sous le volubile acier d'un dermographe, les visages se tordent, enflent, leurs gros yeux enchâssés dans l'inquiétante végétation d'un devenir freak. Les murs suintent la guimauve psychotropique, les corps-poupées opèrent le réel, tout se passe comme dans un cauchemar emprunté à l'indécence mentale.

Autant de raisons de suivre son travail et d'aller faire un tour au Musée de l'érotisme, où il expose jusqu'à mai prochain des "images" à double détente, sous l'appellation "rendez vous moi en toi": à savoir, la traduction en noir et blanc d'images d'archives pornographiques. Le trait redouble et déplace en même temps la charge crue des images sélectionnés, les tirant du côté de chez Topor ou Schulz. Et parmi les dessins "hot", le moindre n'est pas celui où l'on voit un doigt s'introduire dans une orange pelée (faites marcher votre imagination, que diable!).
Pour ceux qui n'osent pas s'aventurer jusqu'au marigot Pigalle pour contempler de visu les membres épars de l'antique pornopassion, il existe un livre, qu'on peut commander ici ou même sûrement auprès de votre libraire si vous le savez le prendre par les bons sentiments.
Donc, deux solutions: soit vous allez au Musée de l'Erotisme, 72 boulevard de Clichy, à Paris, dans le 18ème arrondissement, musée ouvert de 10h du matin à 2h du matin, soit vous commandez Rendez vous moi en toi (Dessins redessinés d'après photos troubles porn, 100 pages noir et blanc, 16x23,5 cm, 10 euros).
Voilà. Je sens que vous avez moins froid, maintenant. Remerciez donc Blanquet…

Méchante créature


« Mais que pensons-nous du roman ? Sautons-nous de joie en pensant au merveilleux avenir qui l’attend ? Ou bien hochons-nous tristement la tête en espérant que cette méchante créature n’aura plus que quelques jours à vivre ? Le roman est-il un vieux pécheur sur son lit de mort ? Ou bien un charmant petit être trottinant autour de son berceau ? »
— D. H. Lawrence, « Opération du roman, ou une bombe », in Eros et les chiens, trad.. Thérèse Auriol, 10 :18 (1969)

jeudi 21 novembre 2013

Goldschmidt, les requins et l'Acacia

Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…Bon, tout est marqué là, je n'ai donc pas besoin de me répéter…

Léviathan, le bébé dont la foi déplaçait des taupinières



Jadis, Léviathan était un gros poisson un peu mythique qu'on croisait dans la Bible ou le Miocène. Puis il a évolué et il est devenu ce monstre froid appelé Etat, sous la houlette du sieur Hobbes (mais sans Calvin). Enfin, après moult péripéties, Léviathan est devenu le bébé le plus sagace du monde, grâce au talent de Peter Blegvad: ce qu'on pourra dès aujourd'hui vérifier en lisant la bande dessinée intitulée Le livre de Léviathan, qui sort aux éditions de l'Apocalypse, traduit par votre serviteur (j'adore cette expression: "par votre serviteur" — ça me permet de m'imaginer quelques secondes avec la tête de Nestor, le majordome dans Tintin, ce qui n'est pas un mince exploit…).

Peter Blegvad est né en 1951, cinq jours avant Mélenchon, ce qui est assez malin, somme toute. Comme les Beatles, il a commencé sa carrière musicale au centre du monde: à Hambourg. Guitare, chant – et un goût prononcé pour l'acrobatie verbale comme en témoigne ce chouette palindrome:
"Peel's foe not a set animal laminates a tone of sleep."
Sans renoncer à la musique, Blegvad se consacre également à la bande dessinée, et, de 1992 à 1999, The Independent va publier son étonnant comic-strip mettant en scène le bébé pataphysicien baptisé Leviathan, petit bonhomme au visage dépourvu du moindre trait, grand expérimentateur de la réalité et des songes, apprenti chamane de sa propre improbabilité, assisté d'un chat sentencieux passablement tigré. Leurs aventures oniriques, verbales, mentales (et fantasques) s'inscrivent quelque part dans l'interlope galaxie Krazy Kat/Little Nemo/Calvin et Hobbes/Alice au pays des merveilles… On lira avec profit son entretien dans The Believer, ici.
Léviathan bricole donc le monde à la seule force de ses grisantes neurones. Il cherche à mettre un ordre merveilleux dans l'inquiétant désordre du monde adulte. Blegvad a plus d'un pinceau à sa palette et s'amuse à varier les styles, les approches, les angles, il cite graphiquement Munch, Picasso, Muybridge, pratique le cut-up, le collage, le faux, et parvient même à dessiner l'abstrait, le paradoxal et l'ineffable. Chapeau ! (Et dans ce chapeau, un lapinou très spécial, aussi…)

Blegvad sera à Paris pour une rencontre exceptionnel samedi 23 novembre, au Lou-Pascalou, 14 rue des Panoyaux, à Paris, dans le XXème arrdt, de 15h à 18h (métro Ménilmontant). Laquelle rencontre sera suivi d'un mini-concert vers 19h, avec Blegvad
et John Greaves. Venez très beaucoup!

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Peter Blegvad, Le livre de Léviathan, traduit de l'anglais par Claro, lettrage d'Amandine Boucher, éd. L'Apocalypse, 29€

mercredi 20 novembre 2013

Les souffrances du jeune ver de terre

A paraître le 8 janvier 2014. En Babel Noir. Ours polar? Nouare novelle? Allez savoir. Ce texte, paru au vingtième siècle au Fleuve Noir sous le défunt titre Eloge de la vache folle (mais  épuisé même sur Amazon.arnak, c'est pour dire) reparaîtra donc sous de nouveaux atours. C'est un texte drôle [sic] qui parle de la mort du nouveau-né, des corrections qu'on mérite et aussi d'une méthode inédite d'épilation des harengs (ainsi que des amitiés défuntes). Ça sera le numéro 100 de la collection Babel Noir. On vous dit ça, on ne vous dit rien. Allez, extrait:
"Je m’apprêtais à entamer une quatrième et improbable longueur lorsque mes yeux rougis au chlore devinèrent, à l’extrémité du plongeoir de trois mètres – celui réservé aux acrobates suicidaires –, une forme évidemment féminine, nettement gracieuse et certainement inabordable. Mais les bains prolongés ont la particularité de développer chez moi une certaine assurance propice aux fantasmes.
Le bras caoutchouteux, la bouche fontaine, je crawlai ingénument vers le point de chute hypothétique de la naïade. Celle-ci tourbillonna trois fois sur elle-même dans l’air immobile et vitré, se contracta en une turbulence fuselée, puis, à l’instant même où ses muscles magnifiés par l’effort se détendaient, disparut dans les eaux soudain brouillées, comme avalée, niée, bue. Je la cherchai vainement autour de moi. aucun remous. nulle bulle. je levai les yeux en direction des douches. Personne. Le maître nageur était occupé à réprimander un yuppie qui avait gardé sa cravate pour, disait-il, mieux flotter.
Soudain, petit miracle neptunesque, la déité réapparut sur ma droite, mystérieusement souriante, logiquement mouillée, le crâne capuchonné d’un bonnet ponceau. Son maillot de bain était le plus heureux des hommes."

Style: quand Bergounioux n'en fait pas trop

Le style: son centre serait-il partout et sa circonférence nulle part – ou l'inverse? Hier, on l'a vu associé à un prix, mais dépourvu de toute valeur. Aujourd'hui, le voilà historique, sous la plume de Pierre Bergounioux, dont paraît aux éditions de l'Olivier un court essai, Le style comme expérience. Une soixantaine de pages qui tournent autour d'une intuition tout entière résumée au dos du livre, et qui est que le style serait historiquement lié à l'émergence de l'esclavage. Mais très vite, une nuance est apportée: ce n'est pas le style en fait, qui naît des conditions d'asservissement, mais l'écriture. Allons bon. Pourquoi alors parler de "style", en intitulé ? On s'attendait, à tout le moins, à des considérations d'ordre littéraire, faute d'une évocation sensible. On s'attendait surtout à plus de tensions, à lire un texte qui, à l'instar par exemple de ceux de Meschonnic, "fait ce qu'il dit". Mais Bergounioux creuse un sillon pataud, se faisant le scolaire historiographe de l'apparition de l'écriture, ne nous épargnant même pas l'inéluctable définition et le fatal rappel étymologique du mot "style". Rien ne nous est tu d'un savoir cent fois compilé: Cro-Magnon (p.9), les ruines de Sumer (p.12), le cru et le cuit, Gilgamesh, etc. On apprend que "l'écriture fixe la parole" (p.13);  que "la phrase la plus longue de notre littérature est de Marcel Proust" (ah bon?); que l'œuvre de Proust, invoquée entre Cro-Magnon et Sumériens, est "d'une richesse inépuisable" (tiens donc?); que "les divers modes de production supposent, tous, la division du travail et la formation […] de classes" (sans blague?); que Hume et Hobbes sont "de flegmatiques Anglo-Saxons" (diantre!). 
Que fait Bergounioux? Que cherche-t-il à faire? Tantôt il se réfugie dans l'objectivité, le factuel, en scribe docile; tantôt il lâche une intuition, sibylline, comme par exemple quand, après avoir expédié Freud, Einstein, Husserl et l'Allemagne nazie en quinze lignes, il assène: 
"C'est pourquoi la littérature s'exile pour tout reprendre, elle aussi, aux fondations, au fin fond du Mississipi."
Quelle que soit la validité de cette intuition, elle méritait d'être creusée, et on voit mal l'intérêt de laisser au lecteur, qu'on a traité jusqu'ici en élève assoupi, deviner qu'on évoquait Faulkner. Surtout, elle manque singulièrement de "corps" dans cet essai qui s'enfonce dans la dissertation comme dans son ombre.
Bergounioux délaisse ensuite l'épatante aventure de l'écriture (l'argile! Persépolis!) pour nous causer littérature.  On a droit à l'épisode napoléonien du Rouge et le Noir, par l'entremise de Stendhal qui "possède comme personne l'art de raconter" (précieux renseignement…). Puis d'autres invités-surprises défilent, comme sur un idéal plateau d'Apostrophes: Joyce ("malvoyant"), Kafka ("poitrinaire"), Proust ("asthmatique"). A ce stade de "vignettisation", on se frotte les yeux. Les clichés, pensés et écrits ici, font la queue comme devant un pôle emploi littéraire, et on reste un peu sceptique devant cet "esprit de suite qui guident les artistes", dont nous parle l'auteur à propos de Faulkner, qui enfin vint, of course. Le livre s'achève sur le point nodal de la thèse de Bergounioux: le style reste entaché d'un relent d'inégalité. Le plaisir stylistique est encore impur (mais ça changera, quand nous aurons instauré l'égalité entre les hommes, patience).
La copie refermée, on reste songeur, Bic aux lèvres. Le style comme expérience? Ce sont bien les deux seuls mots dont on ne trouvera aucune résonance dans ce texte.

mardi 19 novembre 2013

Prix littéraires et zoophilie : Coïncidence? ( je ne crois pas)

La presse nationale en a peu parlé et pourtant un drame insoutenable vient de frapper notre belle France. Un drame littéraire, qui plus est. Encouragé par cette saine pratique qui consiste à prendre les écrivains pour des chevals [sic] qui jouent leur carrière au Loto, le conseil général de l'Aveyron a eu la bonne idée de créer… un prix littéraire. Jean-Claude Luche [sic], le président de la collectivité (whatever it means…) a même réussi à définir ce qu'on nomme, faute de termes moins rachitiques, la "culture", laquelle selon lui est synonyme d'«outil de développement de l’attractivité du département». Hélas, le manque de candidats – quatre seulement se sont timidement proposés à ce jeu déroutant – a contraint le généreux conseil à ne couronner personne «Quatre auteurs, cela faisait trop juste pour pouvoir décerner un prix», a justifié Jean-Michel Lalle [sic], vice-président du conseil général en charge de la culture, lors de la cérémonie. Seul Jean-Luc Barthe est parvenu à décrocher une "mention spéciale" (autrement dit un prix de consolation, car les prix littéraires sont restés finalement pathétiquement scolaires) pour son roman «Les mémoires d’un diable», qui, on ne peut pas tout avoir, n'a toujours pas d'éditeur.
Je sais bien que les prix littéraires font vendre, mais ne devrions-nous pas tous tirer une leçon de ce drame humanitaire ? Du genre: le ridicule ne tue pas, certes, mais c'est dommage.

Rappelons pour ceux que ça déride que le week-end prochain, Le Touquet-Paris-Plage et Le Monde accueillent « Les Rencontres des lauréats des Prix Littéraires ». Pourquoi Le Touquet? Je suppose que c'est parce que cette commune était en 1944 la plus minée de France (on y a  recensé en effet 106 745 mines: 38 620 en ville, 54 125 dans les dunes, le champ de course et l'aérodrome, 13 800 sous les maisons et 200 dans la piscine). Mais pourquoi je vous dis tout ça? Ah oui. Les prix littéraires, donc. On va mettre tous les écrivains primés cette année devant une assiette et ils vont manger des choses, puis on les mettra devant leurs livres et ils vont les signer (au moins, pendant ce temps, ils n'écrivent pas…). Il y aura même d'autres prix remis, parce que plus on est de prix plus on rit (ah ah ah): le Prix du Jury ("jusque 35 ans" [sic]) sera présidé par Philippe Alexandre (journaliste et écrivain [sic]) et Michel Kempinski, président de Plastic Omnium Environnement [sic]. Je vous laisse imaginer la fierté qu'on peut ressentir à se voir remettre un prix par le président de Plastic Omnium Environnement, dont le groupe s'occupe de la "conteneurisation des déchets" [sic]. On doit se sentir non seulement primé mais recyclable. Et puis, le dimanche, parce que la messe c'est un peu dans l'esprit de tout ça – tu vouâââ –, vous aurez droit à 11h à une "Conférence débat philosophique" (what the fuck!??!) animée par Mgr Podvin [sic]. Ça ne s'invente pas.
Bref: ridicule + honte + pognon: les prix littéraires, décidément, ne se refusent rien.

Léal dans la jungle du bien et du mal

Onze ans qu'on suit Léal, de livre en livre, depuis le fabuleux Selva! qui nous avait convaincu de la pertinence de ses chorales explorations. Onze ans qu'on le lit avec une curiosité qu'il sait moduler, jamais semblable, adoptant parfois la nonchalance dans le style pour mieux cingler nos attentes, tantôt forçant la page à se split-screener, tantôt incrustant dans son récit des éclats et des voix, toujours allant son chemin, qu'il sait à la fois fragile et têtu. Asparagus, dans sa folie adventice, semble avoir germé d'une côte de Selva! puisqu'il reprend un médico-troufion entraperçu dans ce précédent ouvrage. Mais attention, pas le soldat lambda, mais un vivant véto pour presque bibèpes, qui aime la communion des haleines et le fric-frac des expériences. Un type en fait inoubliable qui revient dans la prose de Léal tel le refoulé dans le marigot de la vie-qui-continue. C'est qu'il s'en passe des choses, en Guyane, quand la flore est laissée à l'appréciation des légionnaires… 
Asparagus, sous ses allures de travelogue made in Jean Galmot, avec sa foulée de pirogue un feu folle, est en fait ni plus ni moins un tombeau, littéralement. Un memento mori, aussi, une stèle bancroche érigée en souvenir d'un dénommé Jean-Charles Hérisson, sorte de double-Robinson du Bardamu-Léal devenu en ces pages "Rod Loyal", comme si l'eau de écriture déformait le bâton des identités pour mieux les redresser. C'est donc l'histoire d'une amitié, que le narrateur s'en veut d'avoir peut-être négligée et dont l'objet revient avec une insistance dont la lancinance têtue, au fil des pages, ne cesse d'opérer sur le lecteur comme une expérience vaudou. Car Léal – ou plutôt Loyal, cet infidèle – a trouvé en Hérisson le doppelgänger de ses expériences avortées. Il ne le magnifie pas. Il le laisse exister au gré des souvenirs et anecdotes qui finissent par resserrer inexorablement le nœud coulant du récit autour d'un drame. Car bien que tombeau cahotant, et chant contrarié, Asparagus est aussi, en dépit de ses écarts et échauffourées, une tentative de reconstitution d'un massacre annoncé. 
Une fois de plus, Fred Léal a su créer son livre de toutes pièces – et les pièces sont là, vibrantes et oscillantes, en témoignage d'un certain indicible qui fait de ce "roman" un inquiétant voyage au cœur des ténèbres militaires.
Mais qui dit tombeau dit fantôme, et celui qui erre de page en page, en spectral parrain du dire, et de la voie choisie par Léal, n'est autre que Maurice Roche. Façon de dire – pardon: d'écrire – que tout ce qui touche à la mort n'est pas inconnu à ceux que
"les trompettes de la renommée n'avaient pas contraints à singer les cadors inégalables ni à saupoudrer les partitions d'un filet dissonant juste pour la forme…"
Léal, comme Roche (et Des Forest), ne travaille pas "juste pour la forme". Mais pour la forme juste, ajoutera-t-on. C'est risqué, évidemment. Il n'en saurait être autrement dès lors qu'on se pose la question ultime:
"Qu'est-il arrivé, mon ami? Quel naufrage a eu raison de vous?"
Surnagé, le lecteur remercie.
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Fred Léal, Asparagus, P.O.L, 15 €