jeudi 29 novembre 2012

Tous les diamants dans le vent (d'Ouest)

Je serai demain vendredi 30 novembre au soir à Nantes, pour une rencontre à librairie Vent d'Ouest, à 19h30 précise, rencontre animée par Guénaël Boutouillet, "auteur, formateur, rédacteur en chef de livreaucentre.fr, membre du comité de rédaction de remue.net, de la revue ce qui secret et des légions instinienne". Je lirai aussi des extraits parce que si je lisais l'intégralité du texte, ce ne serait plus une rencontre mais une punition. Monsieur Boutouillet me posera des questions pertinentes sur mon dernier roman, Tous les diamants du ciel, et je m'efforcerai de lui répondre par d'autres questions, moins pertinentes mais tout aussi facétieuses, et ce afin d'éviter que le débat ne tourne au pugilat ou à l'échange de compliments. Il est également prévu de déguster des liquides colorés. C'est ma dernière rencontre en librairie en province pour cette année 2012 – la prochaine rencontre aura lieu à Paris à la librairie Jonas le 7 décembre – et je vais donc pouvoir dresser un bilan non seulement de ces rencontres, toutes différentes, mais aussi de l'état des chemins de fer français et des aléas de l'hôtellerie française. Si le bilan est positif, il va de soi que j'écrirai un nouveau livre. Sinon, je serai obligé d'écrire un nouveau livre. Voyez comme on naît.

Si ? Non? Sinon Bessette


On ne s’habitue pas à Bessette. On ne l’apprivoise pas. Elle est dévoration, esquive, feu follet, ni Duras ni Stein, mais seule comme Artaud, mais autre, otage d’une langue qui réinvente la liberté en shuntant, au sens électrique, le courant syntaxique imposé par la frivole aventure romanesque. Chacun de ses livres met à mal l’histoire littéraire, anticipant des ruptures qu’on croyait acquises, innovant en marge et à la barbe des bateleurs et bricoleurs à peine naissants. Elle est, dès les années cinquante, la folle dans le grenier narratif, la souris dans le moulin à parlotte, celle qui pense en actes les noces un peu chiennes du récit et du poétique. Peu lue, peu commentée, à peine soutenue, elle fait de sa singularité un avant-poste à occuper par ceux qui viendront, qu’ils l’aient ou non découverte, et là n’est pas la moindre ironie de sa fortune contrariée.
Non que Bessette ait fait le deuil définitif des galons narratifs et cherche à s’avancer en haillons, hors tout uniforme, toute convention. Elle attache une extrême importance à confectionner des héroïnes, quand bien leur étoffe a déjà les reflets du linceul. Femmes en procédure d’isolement, tentées déçues par la copule, le conjugal, femmes au travail, ni fille ni mère ni épouse, ou les trois mais si peu, si mal, femmes prise dans les concupiscences des hommes, et sans cesse éblouies par l’idée de la sortie, de la fuite. Des héroïnes, donc, à jamais teintées de folie nervalienne et de fatalisme flaubertien, dont le cœur ne consent à battre qu’au prix d’un dérèglement de la grammaire – la grammaire : la grande affaire de Bessette, son paradis et son charnier.
Puisqu’en elle tout est décalée, froissée, et que coïncider avec le monde n’est plus de mise, il faut que la langue suive, et à son tour décale, froisse, non par un dépliement insensé, comme l’a fait Proust, non par un feuilletage savant, comme s’y ingénia Joyce, mais par une musique autre, plus proche véritablement de ce que devient, de ce qu’est devenue la nouvelle communication, celle qui feint de relier les êtres par des conversations téléphoniques où se réinvente l’interruption du message, des télégrammes rétifs à la conjugaison, des slogans avares de verbes, des petites annonces renonçant aux articles et pronoms. Toutes choses déjà pressenties et expérimentées par Apollinaire, Breton et consorts, mais dans la sphère du poétique, hors le champ méprisé du roman. Bessette la folle en reprend la leçon, sa raison, dans Si, insensée variation autour du désistement de soi :
Dire que la langue de Bessette est d’essence électrique n’est pas verser dans la métaphore, figure de style que par ailleurs elle évite comme l’eau de rose ou le bon mot. Electrique est ici à prendre au sens d’alternatif. La phrase est une cadence réduite bien souvent à ses pôles, à une danse entre négatif et positif – courts-circuits bienvenus, of course. On se croit encore dans le théâtre, le vaudeville, avec ses portes claquées et ses apartés audibles de tous, on est déjà dans le cinématographique, la succession des photogrammes, le dialogue noir et blanc. Le verbe, Bessette le by-pass, littéralement – mais pas systématiquement –, non parce qu’il serait le toton bourgeois par excellence, que n’importe quelle ficelle habilement tirée fait tourner en guise de turbine, mais parce qu’elle préfère l’injecter ailleurs, sous une autre forme, à une autre intensité, en concorde mystérieuse avec un souffle qu’elle sait moduler, qui est le souffle Bessette, à la fois élan et affre, suffocation et variation.
En revanche, quand Bessette veut parler le verbe, le faire parler, elle n’y va pas par quatre chemins, elle décline, étiquette, liste, et ce afin d’extraire au plus vite le verbe écharde qui est, dans Si, la trappe par où peut-être passer, le sujet objectivé du livre :
Naître. Vivre. Mourir.
Quel assemblage. Langage des verbes.
Vivre. Dormir. Mourir.
C’est déjà mieux.
Vivre s’éveiller manger aimer dormir mourir.
La liste s’allonge des conjugaisons vitales.
Se lever travailler se coucher.
Pour dormir.
Pour vivre.
Pour mourir.
C’est monotone. Ça manque de diversion.
Venir partir retourner paraître disparaître être exister s’anéantir s’évanouir.
Liste noire. Au panier. A la corbeille. Effacer. Gommer.
C’est déjà plus accessible.
L’exercice de conjugaison est terminé.
Mais pourquoi avait-il commencé ?
Sans pourquoi.

Tout. Tous les verbes.
Mais pas : mourir.

Nous voilà de plain-pied dans ce Si, qui est à la fois condition, chiffre amputé (un six réduit à un son, bientôt motif comptable), instrument servant à l’amputation (scie appliquée aux mots, aux êtres), simple syllabe suspendue, arrachée au cœur du nom de l’héroïne : Désira.  Prénom étrange, mais guère plus obscur dans sa tenue et sa vérité que l’Emma de Flaubert, prénom piégé par le passé du verbe qu’il incarne, récit à lui tout seul qu’un a féminise in extremis. Que veut Désira ? Certainement pas revenir à la vie pour parler aux épiciers, ces nouveaux Homais. Juste s’en aller « hors et loin de l’imbroglio infâme du réel ». Commettre le « crime parfait » : se suicider – et non-vivre enfin parmi les « squelettes au rire solide ».
La question du suicide, posée par l’héroïne à elle-même, est la matrice malmenée de Si. Désira veut mener à bien cette « conversation sur le point final », preuve s’il en était besoin que le meurtre qu’elle envisage a autant à avoir avec la chair qu’avec le verbe. Lasse d’être réduite à l’attribut d’un sexe qui serait substance et identité, rétive aux compagnies les mieux attentionnées, prise dans l’étau des « joies froides » et des « joies chaudes », Désira va de colère en colère, comme autant de cases sur un jeu de l’oie qui finira cou coupé, se laisse courtiser par toute une théorie de « Marchands », résistant succombant, prêt à quelques derniers tours sur un manège de moins en moins forain, de plus en plus détraqué, cruel.
Elle essaie des remèdes – l’autre, la littérature de poche, le ciné… –, mais tout conspire à l’infantiliser, à l’objectiver, à la reconduire dans la petite boutique de la vie. « Dois-je me suicider ? » se demande-t-elle. Nous demande-t-elle ? Oscillant entre entêtement à dire et aspiration à ne plus être, sentant se rapprocher « l’heure du gardénal et du champagne », Désira, héroïne irascible et rebelle, jugée femelle et supposée putain (« Je ne suis qu’une femme. Ne que. »), entame une longue et curieuse excursion aux confins de la pulsion de mort. Mais peut-on mourir entre les pages d’un livre ? C’est finalement à cette question qu’Hélène Bessette s’efforce de répondre, et pour ce faire elle finit par déclencher des tourbillons, brouiller des pistes et concevoir des plans d’évasion qui sont les ressorts mêmes de la langue, de sa langue.
Si : non plus l’énoncé d’une condition mais la force d’une affirmation. Non. Si. Si. Non. Il n’est pas dit qu’il faille choisir puisque « toutes les histoires sont à dormir debout ». Madame rêve.
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Postface à Si, d'Hélène Bessette, éd. Laureli

mercredi 28 novembre 2012

Le cas Chevillard: Beigbeder tire son coût

Ça commence à se savoir: Beigbeder, l'immortel auteur de L'égoïste romantique, désespère de Chevillard. Il l'avait dit précédemment dans un article intitulé "Démolir Nisard" (avec un "l" ou "ll" selon l'humeur des protes…), il a remis ça hier, dans le même journal, avec un élégant "Halte au chou-fleur", article censé être une critique du dernier livre paru d'Eric Chevillard, L'auteur et moi. Hélas, de critique, le lecteur n'en trouvera point dans les 2431 signes écrits par l'immortel auteur de 14,99 euros, euh, pardon, de 99 francs. Il trouvera en revanche 1 112 signes où Beigbeder, l'immortel auteur de Au secours pardon (atchoum!) évoque son précédent article (il faut dire que Chevillard y fait allusion dans son nouveau livre), 808 signes dans lesquels est résumée l'intrigue du livre, accompagnée d'un ersatz étique de littérature comparée (histoire de citer Sagan et Coetzee…) et d'une proposition de titres alternatifs. Restent 511 signes pour conclure, ce dont ne se prive pas l'immortel auteur de L'amour dure trois ans (autrement dit 1 095 jours – décidément, Frédéric aime mettre des chiffres dans ses titres, à moins que ça ne soit le contraire). Voici donc ces 511 signes (oui, nous aussi nous savons parler chiffres, non mais!):
Chevillard épuise son grand talent à relever les défis qu'il se lance à lui-même. C'est dommage car il est bien meilleur quand il se dévoile, par exemple quand il évoque la mort de son père avec une émotion contenue, ou quand il déplore l'état de ses ventes dans son blog "L'Autofictif". L'explication de son insuccès est pourtant simple: le public n'a plus goût pour les expériences. Il rit en lisant ses articles, mais ne finit pas ses romans. Et c'est ainsi qu'Eric Chevillard est un grand écrivain gâché.
Bon, Chevillard a déjà répondu dans son blog à cette histoire édifiante de gâchis en qualifiant Beigbeder de "médiocre écrivain triomphant", et l'on s'en voudrait de revenir à la charge, de rajouter une louchée de chou-fleur sur la frémissante et fragile truite, mais enfin, le propos de l'immortel auteur de Vacances dans le coma (mais pourquoi les a-t-il abrégées, grands dieux!) est assez époustouflant. Pas seulement parce qu'il pense que le "dévoilement" et "l'émotion contenue" l'emporteront toujours en qualité sur les "défis" littéraires – on avait bien compris, à lire Beigbeder, qu'une giclée de biographoutre pèserait toujours plus lourd qu'un kilo d'expérimentade. Non, s'il est époustouflant (d'arrogance ou de cuistrerie, on ne sait) c'est surtout en raison de cette déclaration, qui sans doute provient d'une longue étude du lectorat français assaisonné d'une fière conviction personnelle: "Le public n'a plus goût pour les expériences." A première vue, ça ressemble à un sophisme. Les expériences intéressent forcément moins de monde, or le public c'est tout le monde, ergo le public se fout pas mal des expériences. Là, on a envie de dire: Frédéric, tu sais quoi? Chevillard n'écrit pas pour "le public". D'abord parce que je suppose qu'il considère ceux qui le lisent comme des "lecteurs", et non comme ces spectateurs de show télévisé auxquels semble faire allusion cet étrange mot de "public", s'agissant de littérature. Ensuite parce que ce sont ses livres qui créent des lecteurs. Mais bon, n'embêtons pas l'immortel auteur d'Un roman français (en anglais, c'est encore plus beau: A french novel) avec ces vaines arguties.
Non, laissons-le à ses activités journalistiques – au moins, pendant qu'il pond des articles, il n'écrit pas de livres (quoique…). Ce qui est en fait intéressant, dans sa phrase stupidissime, c'est ce "plus". "Le public n'a plus goût pour les expériences". Intéressant. Donc, à une époque antérieure, le public avait encore "goût" à ces billevesées? Que s'est-il passé? S'en est-il dégoûté tout seul? L'en a-t-on dégoûté? Qui l'en a dégoûté? Y reprendra-t-il goût? On ne sait pas. On sait seulement que, par exemple, La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski (qu'a apprécié Beigbeder, par ailleurs, mais Beigbeder n'est pas le public, on l'espère), un livre qui côté "expérience" se pose un peu là, s'est vendu à plus de vingt mille exemplaires en France. Ce désintérêt doit donc être assez récent. Le perte du goût est quand même un phénomène assez grave pour qu'on s'en préoccupe. On attend toujours la parution de la thèse de Beigbdeder, Considérations littéraires et philosophiques sur la désaffectation de l'expérience par le public, assortis d'exemples tirés de Bécassine se regarde dans un miroir.
Mais il y a mieux (ou pire). Car l'immortel auteur de Windows on the World (en anglais c'est encore plus beau: Windows on the World) utilise le mot "expériences", et non celui d'"expérimentation" ou même de"fiction expérimentale". Comme si le seuil de tolérance à l'égard de ce qui, qu'on le veuille ou non, définit l'essence même de la fiction, de l'écriture – renouveler ou inventer des formes, donc expérimenter – avait baissé d'un cran, et que le mot "expérimental" n'était même plus prononçable, à tel point que celui d'"expériences" suffit à lui seul à désigner ce truc dégoûtant qu'il n'est pas besoin d'expliquer pour savoir de quoi on parle.
Bref, on en serait presque à s'offusquer des propos de Beigbeder, quand soudain, bon sang mais c'est bien sûr, on se rappelle !  Oui, on se rappelle qu'il a fondé le Prix de Flore en 1994, en préside le jury, a également créé le Prix Sade, a siégé dans le jury du Prix Décembre, est membre du jury du Prix Renaudot, ainsi que du jury du prix Françoise-Sagan et du jury du prix Saint-Germain ! Pourquoi n'y a-t-on pas pensé plus tôt! Le prix, pas l'expérience! Le coût contre le goût! Mais ça saute aux yeux! C'est clair comme de l'eau de roche! Un bon coût vaut mieux qu'un goût rare ! Décidément, nous montons trop vite sur nos grands chevaux. Nous nous emballons trop vite, ça doit être la proximité de Noël. Il nous suffisait de lire la notice biographique de Beigbder sur Wikipedia… Mais non. Nous gambergeons, nous nous inquiétons, nous nous formalisons – au lieu d'additionner deux et deux font au moins cinq avec l'inflation je te rendrai la monnaie plus tard. Ah, si au moins nous savions lire autre chose que des livres…


Un rien de Jardin

Que penser du fait qu'Alexandre Jardin, à la fin de son dernier livre paru chez Grasset, Joyeux Noël (et qui pourtant porte la mention "roman" en couverture…), fasse figurer non seulement sa déclaration d'impôts mais également une photo de lui, et ce dans le plus simple appareil ? Qu'en penser? La réponse est assez simple, puisque ledit fait ne requiert nullement qu'on recourt au mécanisme de la pensée: rien. D'autant plus que l'auteur, dans un entretien à Paris-Match, s'est expliqué sur la chose:
Paris Match: A la fin de votre roman, vous publiez votre feuille d’impôts et vous posez entièrement nu !
Alexandre Jardin: J’en ai ras le bol du off. Je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une fable ou un conte farfelu. Pour qu’on croie à mon histoire, il fallait que j’y aille, j’y suis allé.
La méthode, simplissime, devrait créer un précédent. Je propose donc que les auteurs qui souhaiteraient désormais être loués pour leur imaginaire posent, en fin d'ouvrage, tout habillés, avec à la main une facture rédigée dans une langue inventée. Ça me paraît la moindre des choses, maintenant qu'on sait que la mention "roman" peut être démentie à tout moment par des preuves indubitables.
Il existe bien sûr une autre explication, farfelue certes, mais nettement plus rassurante, à cette  surprenante innovation dans le domaine fictionnel : Alexandre Jardin a fait don de son cerveau, ante mortem, à la zoopathologie.

Paris perdu: leurres divers

"La réalité, c''est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire." Difficile de trouver meilleur exergue au livre de Xavier Boissel, Paris est un leurre, que cette phrase de Philip K. Dick. En l'occurrence, cette réalité qui continue d'exister malgré tout, c'est "Paris", mais pas le Paris aseptisé d'aujourd'hui, pas ce gros escargot vieillot en passe de devenir l'épicerie de luxe des über-bobos de demain, non, mais plutôt cet ersatz invisible d'une ville fantôme que l'Etat-Major français tenta d'inventer et failli réaliser, lumières et camouflages aidant, au nord-est de la Capitale, en 1917, afin d'éviter à la ville-lumière des pluies de bombes.
Pas d'art de la guerre sans falsification. Les Zeppelins, puis les Gothas allemands menacent monuments et boulevards. Il faut donc "divertir" l'ennemi, lui faire croire, à grand renfort de pyrotechnie et de faux-semblant, que Paris est ailleurs, afin qu'il pilonne un rêve et non une réalité. Xavier Boissel, dans la lignée de Virilio, Boorstin, Bégout, Mike Davis, aidé en cela par les mânes de Benjamin et Debord, enquête donc sur ce projet d'un faux Paris destiné à leurrer l'ennemi. S'appuyant sur de rares mais fascinants documents, l'auteur ne se contente pas de partir en repérage sur les lieux où faillit s'échafauder ce gigantesque trompe-l'œil, et se livre à une analyse transversale passionnante de l'art du camouflage et la duperie architecturale. Certes, il se rend sur les lieux, et parvient même à insuffler à son récit un étrange suspense, alors même qu'il a prévenu le lecteur que, de vestiges, on n'en trouverait point. Car ce qu'il cherche, ce n'est pas une relique oubliée qui témoignerait de ce faramineux projet, mais bien la trace absente, l'écho du leurre dans la zone en friche, où d'autres couches mnésiques se sont entre-temps déposées, étouffées les unes les autres.
Après un chapitre saisissant sur la "guerre du faux", qui opère une synthèse claire et éloquente des effets mis en œuvre, à tous les niveaux, pour créer de "nouveaux objectifs" censés leurrer la frappe ennemie, l'auteur élabore une théorie, qui fonctionne autant comme une métaphore que comme un conte, et fait remonter ce fantasme de diversion à l''éclairage de la tour Eiffel par un personnage incroyable: Fernand Jacopozzi. En habillant la structure nue du derrick honni, Jacopozzi, ingénieur d'ombres et de lumières, devient non seulement le grand illuminateur de la Capitale mais également son magicien occulte, son promoteur nocturne. C'est à lui qu'on s'adressera donc pour imaginer le faux Paris réservé aux bombardiers allemands. Un parcours étonnant, et ô combien révélateur. Des guirlandes célébrant Citroën à la fausse gare de l'Est… Et Boissel de rappeler les liens entre magie et camouflage (comme par exemple avec l'extraordinaire équipe mise au point pendant la Seconde guerre par l'illusionniste anglais Maskelyne, qui dupliqua Alexandrie et le Canal à coups de projos et de bâches peintes…).
La démarche de Xavier Boissel est un petit miracle de perspicacité et d'analyse, sous-tendu par une sincère et sensible appréhension des "lieux", de leur mémoire. Sa réflexion sur le vrai et le faux ne s'abîme jamais dans une rhétorique vaine, identifiée qu'elle est par une écriture de la mise en perspective qui tient compte des affects et de la perception:
Quand bien même il n'y aurait plus que du réel qui aurait intégralement absorbé du faux, l'attention à des phénomènes microscopiques, certes d'une banalité contristante, peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d'autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de "sauvetage" de ce monde falsifié. Faire pièce à cette falsification, recueillir ses éléments avant même qu'ils ne s'agrègent, ne se figent, c'est retourner notre regard sur l'unité secrète qui la gouverne. Toute collection est une récollection. Notre divagation ne dit rien de la totalité de la vie, mais les fragments ternis qu'elle en aura retenus, ceux qui adviennent à notre conscience, il aura fallu les circonscrire, les nommer, adossé à leur immédiateté factice, en dissidence intime. Feuilleter les irrégularités du monde, les regarder à la loupe, en mettant au jour ses déchets, aura fait de nous plus des chiffonniers que des flâneurs: maintes fois nous avons eu le sentiment de rendre justice aux guenilles, maintes fois nous avons eu le sentiment que notre œil corrodait la substance des choses, les révélant dans leur nudité.
Cet appel à une archéologie de l'ineffable, on espère qu'il sera entendu, prolongé. Si, comme le disait, Georges Perec, "l'espace est un doute", alors le livre de Xavier Boissel l'arpente avec une grâce et une pertinence qui en dévoile plus que les pans.
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Xavier Boissel, Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, avec des photos de Didier Vivien et une cartographie établie par Gaspard Vivien, éd. Inculte, 13€90

mardi 27 novembre 2012

L'Inde des possibles : Tavares par Nédellec

« Les limites, les pièges, les impossibilités me sont indispensables, je pars chaque jour à leur rencontre. » 
Cette phrase du funambule Philippe Petit, extraite de son livre Magicien de Haut Vol, est reprise par Dominique Nédellec dans le passionnant texte qu'il consacre à sa traduction du Voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares, texte drôle, léger, humble, pullulant d'exemples exquis (même quand il parle de rats immondes) qu'on peut lire dans la nouvelle version – née hier – du blog de Pierre Assouline, La République des Livres.
On est évidemment plus que sensible à cette précieuse notion: l'indispensabilité des impossibilités. Nédellec s'arrête sur des exemples précis, dévoilant les hésitations ressenties, les choix accomplis en prenant soin, tout de même, de préciser:
Nota : ici, l’action est vue au ralenti et en plan serré, mais il va de soi que tout traducteur fait ça cinquante fois par page, intuitivement, au grand galop et sans descendre de son cheval toutes les deux secondes.
Cette intuition est cruciale. Elle est le produit de deux forces: d'abord d'un compagnonnage têtu, méfiant et amoureux avec la langue, puis d'une écoute tranquillement hystérique du livre qu'on traduit. Un instinct né de deux pratiques, donc, l'une générale et l'autre particulière, mais toutes deux ancrées dans la réalité des textes, dans l'entonnoir de l'oreille interne. Savoir retrouver une citation de Rimbaud est tout un art, mais le fait est que c'est le vers de Rimbaud qui vous retrouve, en fait, lui qui sait, à quelques années d'écart, sonner encore différemment. Le traducteur (comme le lecteur) entend ainsi des voix dans la voix, sent quand il y a feuilletage. Et doit parfois procéder à de faramineuses voltes. Comment va-t-on de "uma investida erecta" à "assaut sabre au clair" (le passage en fera frémir plus d'un)? Nédellec s'explique, déroule la chaîne des relais par lesquels il passe, procédant à d'intuitifs décalages. Il investit les champs sémantiques à la façon d'un étourneau, gobant ici et là quelques sens et sons en suspension, puis le voilà prêt à faire son nid avec une matière recomposée. L'opération peut être preste ou lente, qu'importe. Elle est menée au fil de ce rasoir qui permet de trancher sans qu'il y ait perte de fluide vital:
Voilà comment, pour traduire deux mots, on aura consulté un dictionnaire français en ligne, trois unilingues portugais (un du XIXème, deux du XXème siècle), un bilingue plutôt loyal, deux manuels d’argot chinés dans une vie antérieure et une monographie illustrée sur la tauromachie équestre portugaise. Il n’en reste pas moins que l’outil le plus précieux et le plus personnel du traducteur est sans doute ce que Michel Bréal nomme le « dictionnaire latent », niché on ne sait trop où dans la cervelle.
Et Nédellec de citer, outre Bréal: Michon, Larbaud,  Derrida, Erri de Luca. Il reprend d'ailleurs à Michon l'expression de "blibliothèque neuronale" – on ne dira jamais assez combien il est important que le traducteur accumule, stocke, empile, même en bazar, des pans et des strates de langage. Le moment voulu, il plongera sa carotte dans les sédiments et retrouvera bien le minerai original ou la qualité de glaise nécessaire à une durable poterie.
Lire Tavares en français, c'est donc passer par l'ombre portée de Nédellec, qui parle humblement de "trouvailles" alors que son travail, bien sûr, est plus profond et plus attentif qu'une simple démarche de dénicheur. Il nous dit à un moment que le traducteur se doit d'être "mélomane et athlétique". Il aurait pu ajouter "discret", mais il l'est sans doute trop pour avoir l'outrecuidance de s'en vanter.



lundi 26 novembre 2012

Saint Mallo et l'arbre aux souliers

De quoi sont composés les rêves? On pourrait avancer la réponse suivante:  de sucres (~55,2 %), d'huile végétale (huile de palme ~17,3 %), de noisettes (13 %), de cacao maigre en poudre (7,4 %), de lait écrémé en poudre (6,6%), de lactosérum (petit lait ~0,8 %), d'émulsifiant : lécithine de soja (~0,3 à 0,7 %), et d'arôme. Il semblerait donc que l'onirisme soit à base de Nutella, une aberration moins littérale qu'il n'y paraît, comme on pourra s'en rendre compte à la lecture de Nocilla Dream ("rêve Nutella"), roman signé Agustín Fernández Mallo, et première louchée d'une trilogie espagnole dont on espère lire bientôt les deux autres volets.
Mallo appartient à ce qu'on appelle la génération Nutella. Dis comme ça, ça fait un peu potache. Rattachons plutôt Mallo à ses pairs – Rodrigo Fresán, Juan Fransisco Ferré, Santiago Gamboa, Eloy Fernandez Porta, Robert Juan-Cantavella, Jorge Carrión et Javier Calvo, pour n'en citer que quelques-uns. On parle aussi de mouvement after-pop. Hop. Certains sont traduits, d'autres non. Mais le point qu'on puisse dire c'est que le roman expérimental espagnol se porte bien. Je dis expérimental, parce que sont là des livres chimiquement instables, qui s'intéressent davantage aux explosions qu'aux solutions, même s'ils sont tous particuliers. Mais bon, si vous avez un tant soit peu lu Fresán – par exemple, Mantra –, vous m'aurez compris. Et sinon, eh bien lisez Mantra ou Nocilla Dream, et vous comprendrez vite. Vite, parce que sont des livres qui travaillent les vitesses, les intensités, les raccourcis et les rallongis [sic]. Décomplexés face au narratif, amis de l'informatif détourné, avec, pour Mallo, ce petit côté Short Cuts ou Magnolia qui est une des ripostes possibles de la littérature face au chaos normalisé. Mais qui dit Nutella ne dit pas gloubi boulga. On s'en convaincra aisément et joyeusement en lisant Nocilla Dream, qui vient de paraître aux éditions Allia, traduit par Gabrielle Lécrivain – la première édition en espagnol date de 2006.
Le livre est composé de 113 chapitres, mais il n'est pas sûr que ce soient des chapitres. Peut-être sont-ils à l'image de ces chaussures suspendues à cet arbre en bordure de la route US50, dans le Nevada, arbre qui est comme l'anti-Yggdrasil du roman, et autour duquel tournent nombre de récits, des récits qui parfois se croisent, parfois s'évitent. Mais le roman ne procède pas uniquement par concaténation de micro-récits. Tantôt l'auteur s'adresse au lecteur, tantôt il dispense de pures informations, allant jusqu'à se contenter de citer un auteur, une source. On touche alors à une esthétique du collage. Thomas Bernhard s'arroge ainsi un chapitre entier. Il y a aussi des données chiffrées ("constantes physiques d'intérêt, p.88), un poème au contenu invisible, une géographie des utopies, un détecteur de neutrinos, une prostituée au grand cœur, Pat Garrett et Billy le Kid, un Mexicain asphyxié par des haricots, etc.
En fait, plutôt que de parler de Nutella, il faudrait parler de Meccano. Et l'on serait tenté, à première lecture, de trouver l'entreprise littéraire de Molla "mécanique", ce qui nous conduirait à dire d'elle qu'elle ressort du procédé. Mais le procédé n'est-il pas plutôt du côté de tous ces romans pavillonnaires (ou faussement nomades) qui nous parlent d'un écrivain en panne d'inspiration qui rencontre une jolie jeune fille ou d'un trentenaire ayant du mal à faire le point sur sa vie et sur l'Europe? Molla dispose ses segments avec une rare intelligence, ce qui leur confère un champ vibratoire certain. Des échos, des reflets, des correspondances naissent au fil de la lecture. Le livre se construit par le milieu, au lieu de pousser comme un gentil poireau narratif. Il raconte, en quelque sorte, sa complexe prolifération, et finit au bout du compte par rendre compte du réel sans cesse diffracté en induisant des liens tour à tour symboliques, érotiques, scientifiques, etc. Il s'interroge, non sans malice, sur les principes d'autonomie (des sociétés, comme par exemple avec les micronations, mais aussi des modules narratifs eux-mêmes). Comment fonctionne un livre? Produit-il son propre carburant? Son impulsion vient-elle de l'extérieur?
Nocilla Dream est moins un roman expérimental qu'un roman appelant une lecture expérimentale, c'est-à-dire instable, sans cesse mobile, et gaie, et légère, mais aussi tendue, tenace. Il s'empare du réel comme d'une fiction et lui ajoute des plis. Est-il chaotique? Juste malin? Teinté de désespoir? Trublionesque? Potache? Vibratile ? Musical? Un peu de tout ça, sûrement. Au lecteur d'établir un pont entre, par exemple, ces quelques segments:
"Tout le monde sait qu'écrire, c'est être mort. Seule la mort passe la vie au crible et permet, à cette distance, de la réécrire. C'est pourquoi l'auteur ne fait que raconter le monde des vivants depuis le monde des morts."
et
"Il prend la guitare, cloue à nouveau son regard au fil de l'horizon et, pour s'amuser, commence à jouer les accords de K 2000."
et
"Il prétend recueillir tous les sons qui, dans cet appartement totalement isolé de l'extérieur, ne parviennent jamais à se faire entendre: le vol d'un oiseau au ras de la fenêtre, le passage d'un hélicoptère, le sifflement d'un laveur de carreaux ou du vent, de même que les bruits imperceptibles des canalisations, les vibrations de la structure, l'oscillation des antennes, les chasses d'eau des 100 appartements alentour, le zonzonnement parasite qu'émettent les câbles électriques, la giration des roues des voitures dans le parking souterrain, le ring des caisses enregistreuses des boutiques des étages du bas, etc."
L'avantage de la superposition – qui en physique est un principe se définissant ainsi: "si un nombre donné d'influences indépendantes agissent sur un système, l'influence qui en résulte est la somme des influences individuelles agissant séparément" (p. 143) – l'avantage de la superposition, donc, c'est qu'elle procède par plans, donc par pensées de formes, et non simplement par lignes, points et raccords. Dans Nocilla Dream, on ne vas donc pas d'un point à un autre, ce qui somme toute est une bonne nouvelle. On ne risque pas de rencontrer d'écrivains en mal d'inspiration, inventés par des écrivains dénués d'inspiration.
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Agustín Fernández Mallo, Nocilla Dream, traduit de l'espagnol par Gabrielle Lécrivain, éditions Allia, 9€20

samedi 24 novembre 2012

Le suicide du général Bellanger

On aurait bien aimé vous parler du premier et dernier roman paru d'Aurélien Bellanger, mais on a calé assez tôt dans sa lecture, très tôt même, et très précisément en tombant sur cette phrase:
"Frédéric Ertanger n'était pas le fils du patron, mais ses origines familiales localement prestigieuses et son visage régulier le distinguaient des autres employés."
On s'était dit alors que ledit Ertanger (anagramme hyper futé de "étranger", dans lequel résonne le nom de l'auteur, Bellanger, à moins qu'il ne s'agisse du verbe étrangler rogné d'un "l", ou tout simplement d'une erreur informatique alors qu'il voulait écrire "argenter"…), que ledit personnage, donc, avait bien de la chance: être le seul à avoir un "visage régulier" dans une entreprise, ce n'est pas rien! Et puis on avait oublié cette pénible et longue dictée, ayant senti qu'on y perdrait pas mal d'illusions quant à la splendeur de l'écriture, et on était passé à autre chose, à tout autre chose, par exemple lire et relire Claude Simon. Mais voilà qu'un entretien donné par Bellanger au journal Politis a relancé notre désintérêt pour ce littérateur français contemporain réaliste. On aimerait se contenter de citer les propos d'Aulérien, pardon, Aurélien:
« Beckett, s’il n’avait pas été photogénique, il n’en resterait pas grand-chose."
Décidément, cette histoire de visage régulier semble poser problème à notre jeune auteur. Beckett a-t-un visage régulier qui le distingue? On ne sait trop. En tout cas, ce visage le sauve, car son œuvre n'aurait pas suffi. L'Académie suédoise qui lui a attribué le prix Nobel a sûrement voulu donner un coup de pouce à cet écrivain assez mal parti. La remarque de Bellanger est frappante. Mais que frappe-t-elle, sinon le crâne creux de celui qui l'a pondu? Attendez, il y a mieux:
"Claude Simon, je ne comprends pas comment, encore aujourd’hui, on peut s’infliger ça."
Zut, encore un Nobel qui en prend pour son grade. "S'infliger" ? Ce verbe-là  doit être l'ennemi mortel de "simplifier"… Il faut dire, et préciser, que Bellanger a une bête noire: l'innovation:
Combien de fois ai-je entendu dire d’un livre : c’est bien, mais ce n’est pas très novateur dans la forme. Ah bon, car la littérature a un devoir de progrès ?
Comment expliquer à ce monsieur qu'innovation et progrès sont deux choses différentes, et qu'en matière de littérature, on ne cherche pas à darwiner, mais à "échouer mieux"? Cela paraît impossible, d'ailleurs, au vu de sa conception de l'écriture:
C’était délicieux de cesser de me demander si j’avais un style, pour découvrir que j’avais simplement des choses à raconter, et que j’avais certaines facultés à les raconter de façon intéressante. J’ai essayé d’être élégant, de privilégier les structures grammaticales classiques et compréhensibles.
Après les propos élevés de Joel Dicker – que nous rapportions il y a peu sur ce blog –, voilà une nouvelle assertion qui vaut son pesant de cacahuètes. La littérature: raconter des choses de façon intéressante. But with élégance. Hum. Certaines facultés? On aurait préféré des facultés certaines. Mais peut-être qu'ici "faculté" est à entendre au sens de "aliment obtenu à partir de lait coagulé ou de produits laitiers, comme la crème, puis d'un égouttage suivi ou non de fermentation et éventuellement d'affinage"? Ah non, pardon, ça c'est le fromage. Toutes mes excuses. Quoi qu'il en soit, l'ambition bellangeresque  a le mérite au moins de placer la barre assez bas, voire de faire de la barre un bâton avec lequel cingler la croupe de l'âne sur lequel on peste parce que la pauvre bête refuse d'avancer, se sachant plus finaude que son cavalier. Bon, je vous laisse, car je dois m'en aller raconter des choses intéressantes à mon parapluie qui, je l'espère, une fois son entrevue achevée avec ma machine à coudre, fera tout son possible pour abolir les odieux privilèges dont ne se sont que trop targuées les structures grammaticales classiques et compréhensibles turlututu chapeau pointu.

jeudi 22 novembre 2012

Pau de fête (ou de chagrin ?)

PAU-PYRÉNÉES FÊTE LE LIVRE — Le 2ème rendez-vous littéraire d'Aquitaine après Bordeaux investit cette année la médiathèque André-Labarrère et le quartier des Halles. Du 23 au 25 novembre, les Pyrénées sont à l'honneur de ce salon qui clôture la saison littéraire de l'automne. Pau fête le livre propose trois jours de rencontres littéraires avec plus de 200 auteurs, 94 libraires, les éditeurs et les acteurs du métier du livre. Des spectacles musicaux et des spectacles d'art de la rue attendent également les visiteurs.
J'y serai vendredi et samedi, soit assis à une table face à une pile de livres dont la vitesse de fonte devrait me rappeler qu'il existe un lien évident entre littérature et glaciers, soit en débat (le samedi) pour parler de mon livre qui traite comme vous le savez des bienfaits de la drogue et des avantages de la poupée gonflable, mais aussi des sous-marins et de la farine de seigle (des sujets sensibles qui ne sont même pas effleurés, je vous le signale, dans l'œuvre d'Alexandre Jardin). Vous y croiserez entre autres Mathieu Larnaudie, qui causera politique le samedi à 14h30, et donnera dimanche à 11h non une messe – ce type est impie – mais une lecture conférence: "Hong Kong police terrorist organisation", avec son comparse et néanmoins complice le musicien Pierre-Yves Macé. Leur projet mêle principes de co-écriture et performance scénique, comme on dit quand on suit. Le texte performé est extrait d'un livre en cours d'écriture – ne le sont-ils pas tous… – et le dispositif musical est évolutif (entendez par là qu'il s'adapte comme s'il avait lu Darwin). C'est pour tous les publics ou presque et ça dure 45 minutes montre en main. Vous devez néanmoins retirer les billets  le jour même à l'accueil de l'Espace Ossau, parce que les choses il faut les faire bien.
Il y aura aussi Carol Fives, Makenzy Orcel, Fabrice Tassel et Max Monnehay. Si vous aimez la montagne, tant mieux, les Pyrénées sont les guest-stars de la manif paloise.
2012 marque le 30e anniversaire de la mort de Georges Perec, qui vécut à Pau en 1959-1960, où il effectuait son service militaire. Les éditions "Le Bleu du ciel" présenteront l'ouvrage 56 lettres à un ami qui rassemble la correspondance adressée par Perec depuis Pau à ses amis afin d'entretenir l'effervescence intellectuelle et créative malgré l'éloignement. Une lecture théâtralisée de cette correspondance paloise de Perec sera proposée sur le salon.  C'est à 14 heures le dimanche, à l'auditorium. Les billets sont à retirer le jour même à l'espace Ossau, parce que les choses il faut les faire bien (bis).
Il fera, en principe et dans l'air, 17°. Bref, tout baigne. Enfin, presque. Car la place dévolue aux éditeurs locaux et régionaux joue les peaux de chagrin. Au début, ils disposaient de plus de 4000 m2 (Hall Béarn), puis ils ont eu droit à la moitié (Palais-Baumont), et aujourd'hui, ils vont devoir se coincer derrière la médiathèque sous des chapiteaux avec moins de 1300 m2. "Cette année, le thème est les Pyrénées. Seulement, on nous relègue derrière la médiathèque. Qui viendra nous voir ? Nous n'avons qu'une heure pour installer notre stand et décharger nos livres car nous sommes obligés de passer par un accès pompier. Comment ferons-nous pour le réassort ?", se demande l'un d'eux. Bref, tout n'est pas rose dans cette ville que Lamartine décrivait comme "la plus belle vue de terre du monde". On essaiera de prendre le pouls de la situation entre une garbure et des coucougnettes.
Sinon, Henri IV est né à Pau, Isidore Ducasse y a vécu et Moncef Bey y est mort. Nous nous contenterons d'y passer, c'est plus prudent.


mercredi 21 novembre 2012

L'autel des cœurs brimés (sur le mariage gay)


Les mœurs évoluent, et les mentalités parfois les suivent, en traînant un peu la patte et la loi. Certes, le temps n’est plus où l’homosexualité était considérée comme une pathologie (depuis 1992 pour être précis), mais bon, force est de reconnaître dans notre démocratique société une certaine résistance à poursuivre jusqu’au bout une certaine logique sociale. Car si les homosexuels ne sont plus des malades, on voit mal pour quelle raison ils n’auraient pas le droit de se marier et d’avoir des enfants, sauf à estimer qu’ils ne sont plus des malades légalement mais que bon, personne n’est dupe, ces gens sont bel et bien du côté du pathologique, qu’ils le veuillent ou non. Un prof pédé reste aux yeux de certains un pédophile déguisé. Comme si l’obligation de défendre un droit sexuel était synonyme de l’exacerbation de pulsions sexuelles susceptibles de déraper à tout moment. C’est comme si tout père hétéro était soupçonné d’inceste dès lors qu’il a une fille. Bref, les mentalités évoluent, mais il est clair qu’elles font surtout semblant d’évoluer.
La question du mariage gay, et celle de la possibilité pour un couple gay d’avoir des enfants, est proprement hallucinante parce qu’elle est posée à l’envers. En effet, la question qu’on entend partout est la suivante: doit-on accorder le droit à des homosexuels de se marier (et d’être parents) ? Alors que la question devrait être plutôt : doit-on accorder le droit à des législateurs de décider qui a le droit de se marier ? Certes, le mariage est une institution, et ses conditions sont spécifiées dans le Code civil (mais pas dans la Constitution…). Dans la mesure où, même hypocritement, la société (le législateur ?) admet qu’un homosexuel n’est pas un malade, en quoi cette normalité chèrement acquise empêcherait ce dernier de passer un contrat qui, pourtant, semble à en croire certains une des bases de la société ?
On aurait pu penser, naïvement, qu’en permettant aux homosexuels de se marier, les promoteurs du mariage-comme-garant-de-l’ordre-social, verraient ainsi un moyen de « neutraliser », d’« assimiler » ces éléments qu’ils ont longtemps considérés comme pathologiques ou asociaux, ou du moins comme menaçant la cohésion de la société. Eh bien non, même pas. Une fois de plus, répétons-le, ce n’est pas le mariage gay qui pose problème, mais le fait que des acteurs sociaux et politiques aient le droit de décider de sa validité. Il faudrait arriver à prouver, pour justifier de ce droit, que le mariage homosexuel est séditieux, ou dangereux génétiquement, ou proche des réseaux terroristes, ou d’une couleur qui n’existe pas dans notre spectre policé. Parce qu’enfin, même si certains citoyens estiment que les pédés dénatureraient la sainte institution du mariage, estimer ne peut signifier légiférer. Côté Code civil, à part la phrase purement rhétorique qui constitue l’article 144 (« L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus »), il n’est partout question que des « époux ». Ceux qui se sont épousés, donc.
En toute bonne logique, il faudrait que le Code civil recense expressément tous les cas de figure où le mariage est interdit. Ce qu’il fait pour certains cas (entre frère et sœur, oncle et neveu, etc). Mais nulle part il ne spécifie qu’entre homme et femme la chose est interdite. Il ne fait que le sous-entendre en disant : « L’homme et la femme ne peuvent… »
Y aurait-il une autre raison si évidente à ce tabou qu’elle nous serait inaudible, invisible ? Des personnes mariées forment un foyer fiscal, et apparemment, jusqu’à ce jour, cet arrangement ne perturbe pas la société. Cherchons encore. Ah oui, bien sûr, il y a cette histoire d’enfants. Car qui dit mariage, dit enfants. Même si, rappelons-le, la loi n’oblige pas les gens mariés à avoir des enfants, mais passons. Donc, le problème serait le suivant : des gens de même sexe ne seraient pas aptes à élever un enfant. Mais les parents ont un devoir face à l’enfant, celui de subvenir à ses besoins, son éducation, etc. Un devoir. Or le devoir est quelque chose qui découle d’un sens acquis des responsabilités envers autrui. Il n’est dit nulle part que ce « devoir » est intrinsèquement lié à l’hétérosexualité, que je sache. On peut estimer que des homosexuels sont inaptes à élever des enfants – c’est un délire comme un autre. Mais comment établir légalement que ce délire doit avoir valeur de loi ? On ne retire pas son enfant à une veuve sous prétexte qu’elle ne forme plus un couple selon les critères édictés par le Code civil concernant le mariage. Bref, une fois de plus, on se demande de quel droit on peut interdire à des gens du même sexe d’avoir et surtout d’élever des enfants en étant mariés, puisque jusqu’à présent ils ont le droit de le faire en ne l’étant pas.
On soupçonne bien une autre et vague raison, mais outre le fait qu’elle ne saurait fonder la validité d’une loi, elle paraît un peu spécieuse. Ce serait de considérer que le couple hétéro marié constitue un modèle qui a fait ses preuves de façon éclatante, tant dans la gestion des affects que dans la bonne éducation des enfants. Bon, là, franchement, on a juste envie de rire. Parce que ce n’est pas la mixité sexuelle des parents qui garantit l’équilibre d’un enfant, mais leur bonne intelligence. Un père alcoolo et une mère foldingue ne font guère le poids devant deux lesbiennes sobres et saines d’esprit, si on veut jouer à ce petit jeu.
On comprend bien que ce qui est illégal, au fond et dans le fond, ce n’est pas le mariage gay, mais le droit de restreindre le mariage aux couples hétérosexuels. Pourtant, le mariage gay continue de représenter une menace aux yeux d’une fraction de la société. Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que les mentalités n’ont pas évolué. Parce que nombre de gens continuent à penser que l’homosexualité est une maladie. Mais surtout parce que penser que l’homosexualité est une maladie n’est pas, curieusement, considéré comme un délit de pensée. Ce qu’il devrait être, de toute évidence et en toute bonne logique. Et s’il n’est pas considéré comme tel, ça ne peut signifier qu’une chose : les personnes qui légifèrent estiment que l’homosexualité reste dans les faits une maladie puisqu’on a le droit de le penser. Et surtout, elles pensent que contrarier cette conception pathologique de l’homosexualité, ce serait s’aliéner une part de la société. Par conséquent, il vaut mieux à leurs yeux interdire contractuellement un état de fait qui n’a rien d’illégal (puisque les couples homosexuels existent hors mariage sans enfreindre la loi) plutôt que d’inscrire dans la loi cette évidence : l’homosexualité n’est pas une maladie. Autrement dit, leur attitude peut se résumer ainsi : Bah, ne nous inquiétons pas, les mentalités changeront quand elles changeront, et non quand la loi l’aura décidé. Ne nous hâtons pas. N’anticipons pas. Chaque chose en son temps. On imagine aisément ce qu’il adviendrait de l’antisémitisme s’il n’était sanctionné systématiquement.
L’attentisme a peut-être ses vertus lorsqu’il s’agit de légiférer. Sauf que dans le cas qui nous préoccupe, ce qui pose problème au niveau démocratique, c’est le droit d’un petit nombre à assurer légalement la longévité d’un délit de pensée qu’on voudrait nous faire passer pour un simple préjugé que le temps finira bien par balayer. Or ce droit devient, de fait, et en soi, un délit. Puisque : Ne pas considérer un délit comme un délit est un délit. On attend donc des maires ou des autres acteurs politiques ayant autorité sur eux, qu’ils considèrent, en leur âme et conscience, et non en leurs couilles et ovaires, l’urgence et le bien-fondé de la désobéissance civique.

Rencontre jeudi à la librairie La Terrasse de Gutenberg, animée par Carole Zalberg

Pour la reprise de ses rencontres à la librairie La terrasse de Gutenberg (9 rue Emilio Castelar 75012 Paris), l'écrivaine Carole Zalberg a jeté son dévolu sur mes livres. Le jeudi 22 novembre à 20h30, donc, elle me cuisinera, non seulement sur mon dernier roman, Tous les diamants du ciel (Actes Sud) mais également sur ma production passée (eh oui, nous sommes tous des petits producteurs indépendants…).
Née en 1965, Carole Zalberg vit à Paris. Romancière, elle est notamment l’auteur de Mort et vie de Lili Riviera (2005) et Chez eux (2004), publiés aux éditions Phébus, et de La Mère horizontale (2008) et Et qu’on m’emporte (2009), parus chez Albin Michel. Elle a obtenu le Grand Prix SGDL du Livre Jeunesse pour Le Jour où Lania est partie (Nathan Poche, 2008). Animatrice d’ateliers d’écriture en milieu scolaire et de rencontres littéraires, Carole Zalberg travaille également à des projets en lien avec le cinéma ou le théâtre : A défaut d’Amérique (Actes Sud, 2012) est actuellement en cours d’adaptation pour le cinéma.
Nous évoquerons donc ensemble CosmoZ, Madman Bovary, Plonger les mains dans l'acide, Le Clavier cannibale, Enfilades, Livre XIX, etc. Une occasion rêvée de parler non pas de ce dont parlent les livres, car les livres ne parlent pas, ce ne sont pas des marionnettes, mais de ce qu'ils fabriquent, de ce qu'ils machinent, et de ce qu'un lecteur peut en faire dans la galaxie de ses lectures, du rapport de l'écriture au corps, de la notion d'échec à laquelle se confronte gaiement la littérature, et si nous sortons indemnes de tout cela, eh bien nous prendrons un verre en parlant d'autres livres, ça tombe bien, on sera entourés de bouquins, on sera à La Terrasse de Gutenberg, et quand c'est Gutenberg qui assure le service, on n'est jamais à court d'éblouissements.

mardi 20 novembre 2012

Krazy Kat is Back – que dit Cantor?

Un roman de Jay Cantor, Krazy, traduit par mes soins, vient de sortir en Lot49 (éd. cherche-midi), avec une couverture nickel en boîte signée Rémi Pépin. Parce que Mickey, hein, bon… De quel félin s'agit-il ici? Comment? Vous ne connaissez pas Krazy (c'est un chat femelle) et Ignatz (c'est une souris mâle). Ces héros du célèbre comic-strip créé par George Herriman ont fait sourire les Américains de 1913 à 1944. Le romancier Jay Cantor a imaginé la suite de leurs aventures dans un monde en plein bouleversement. Déprimée par l'ère atomique, la fragile Krazy a renoncé au vaudeville, à la joie, à l'aventure. Pour lui redonner goût à la vie, son comparse Ignatz va essayer sur elle tous les grands remèdes du XXe siècle: le cinéma hollywoodien, la contestation marxiste, le freudisme à la sauce yankee et même la sexualité sadomasochiste... Jay Cantor entraîne ses personnages, ainsi que le lecteur, dans un maelström effréné et satirique, éprouvant avec irrévérence le couple absurde que forment l'énamourée Krazy et le vicieux Ignatz. 
À travers cette relecture iconoclaste, Jay Cantor prouve que les héros ont la vie dure et que la culture pop est une matière précieuse pour les romanciers. Il passe à la moulinette de sa plume explosive les mythes de l'Amérique moderne en réussissant le tour de force ultime : rendre drôles et émouvants des personnages d'encre et de papier qui découvrent, à leur corps défendant, que quelque part, dans un monde autre qu'imaginaire, existe une dimension intrigante : la dimension humaine.
[A signaler: vient de paraître aux éditions Les Rêveurs, le volume 1 de l'intégrale  Krazy Kat, celle de George Herriman — les strips parus entre 1924 et 1929, en noir et blanc –, dans une nouvelle traduction signée Marc Voline.]

Extrait:
« Caresse ta queue, ordonna Krazy.
– Merci », dit Ignatz d’une voix faible, en s’agenouillant devant elle sur le parquet.
Krazy savait qu’il aimait se caresser, ou tenir sa queue doucement par en dessous, comme un bijoutier – ou un boucher – présentant une belle pièce, et il obtempéra avec l’agréable innocence d’un petit garçon, et non la fierté virile d’un adolescent, comme s’il était ravi et surpris d’en posséder une. Non que sa queue comptât autant pour Krazy ; elle aimait Ignatz d’un amour unique et indivisible. Mais il se comportait parfois comme si Mr Queue était une glace à un parfum spécial (fraise ?), dotée d’une préférence présidentielle, pressée de faire sécession. Mais il était fort possible qu’elle soit en fait très éprise de sa queue, laquelle était beaucoup plus longue et grosse qu’on ne s’y serait attendu. (Pourquoi ? À cause de la petite taille d’Ignatz, ou de son métier ? On aurait pu croire que c’était son premier homme, qu’elle n’avait aucune expérience dans les choses de la nature. Mais l’amour était une chanson stupide et l’eau de rose sa boisson préférée.) Elle lui demanderait même peut-être de mesurer sa queue tout en la regardant. Ça lui plairait. Il serait fier et humilié à la fois !
« Merci, dit-il de nouveau.
– Quoi ? » dit Krazy en affichant une moue faussement fâchée.
Son agacement hautain était comme le catch ou la rumeur – on avait envie d’y croire.
« Merci maîtresse, dit-il en fixant le plancher. Laisse-moi te faire don de ma personne. »



Anne Carson en français

Suite à mon dernier post sur la poétesse canadienne Anne Carson et son texte intitulé Nox, Florence Trocmé, du site Poezibao, m'informe qu'il existe un ouvrage d'Anne Carson disponible en français, il s'agit de Verre, ironie et Dieu, traduit par Claire Malroux, avec une postface de Guy Davenport. J'aurais dû mieux chercher, mais bon, cela va nous donner l'occasion non seulement de lire Anne Carson en français mais également d'aller faire un tour sur le site Poezibao, où l'on trouvera "toute l'actualité éditoriale de la poésie : textes dans l'anthologie permanente, le feuilleton et les notes sur la création, entretiens, notes de lecture, évènements, reportages et rencontres, dernières parutions....."
Voici donc Carson in french, extrait du recueil paru chez Corti en 2004 :


JE

J’entends un léger plic ploc dans mon rêve.
Le robinet argent de la nuit goutte
le long de mon dos.
4 H. Je me réveille. Pensant

à l’homme qui
est parti en septembre.
Law était son nom.

Mon visage dans la glace de la salle de bains
montre des traînées blanches.
Je le baigne et regagne mon lit.
Demain je vais rendre visite à ma mère.

La nuit des cendres muettes (sur "Nox", d'Anne Carson)

Anne Carson est une poétesse canadienne dont l'œuvre, à ma connaissance, n'a pas encore été traduite en français, du moins en volume. Helléniste et latiniste distinguée, elle a perdu son frère il y a quelques années, un frère qui avait mal tourné puis fui le pays, la laissant sans nouvelles pendant vingt-deux ans, ne passant qu'une poignée de coups de fil au cours de ces deux décennies, puis ne refaisant surface que quinze jours après sa mort, à Copenhague, quand sa veuve réussit à joindre finalement Carson. Cette dernière lui a consacré – le mot n'est pas trop faible – un livre épitaphe: mieux, une boîte méditative, contenant un texte plié, où le poème 101 de Catulle donne lieu à une patiente exégèse lexicale – chaque mot latin se voit attribuer une entrée – accompagnée, en regard, d'un court texte de Carson, d'une tentative d'approche, par les mots, de la distance qui la séparait de son frère, de la distance qu'était devenu son frère: souvenirs, réflexions, photos, chaque texte pris dans un contexte graphique, matériel, qui se caresse du doigt et des yeux, parfois illisible, masqué, obturé, comme déposé conjointement par la mémoire et l'oubli. Un texte qui rappelle, à maints égards, le très beau Livre de Jon, d'Eleni Sikélianos (Actes Sud).
A un moment du texte, Carson dit que les phrases prononcées par son frère dont elle a souvenir sont si rares qu'elle s'invente un devoir de les traduire. Elle écrit alors ceci, qui est à la fois une réflexion sur l'acte de traduire, sur notre rapport au langage et notre évanescence inéluctable:
Prowling the meanings of a word, prowling the history of a person, no use expecting a flood of light. Human words have no main switch. But all those little kidnaps in the dark. And then the luminous, big, shivering, discandied, unrepentant, barking web of them that hangs in your mind when you turn back to the page you were trying to translate.
Paragraphe qu'on pourrait, très provisoirement, traduire ainsi, mais plus pour en rendre la vibration que pour en établir une version autonome:
 Quand tu arpentes le sens d'un mot, arpentes l'histoire d'une personne, ne t'attends pas à ce que jaillisse la lumière. Les mots des hommes ne possèdent pas d'interrupteur principal. Mais ô tous ces petits rapts dans la nuit. Et les voilà soudain qui forment dans ton esprit comme une vaste toile lumineuse, une toile frissonnante, dissoute, impénitente, beuglante, visible quand tu reviens à la page que tu essayais de traduire.
Il y aurait beaucoup à dire sur la beauté de ce "kidnaps" devenu substantif, et qui ici contient en lui et le ravissement et les siestes enfantines (= kid + nap), sur ce "discandied", participe passé d'un verbe obsolète – discandy – qu'on ne trouve quasiment que dans l'Antoine et Cléopâtre de Shakespeare et qui aujourd'hui désigne seulement l'action de "fondre un bonbon" (=dis-candy). Carson compare à un autre moment la traduction au fait d'errer dans une pièce, une maison, en quête – vaine – d'un interrupteur, pour que la lumière soit. La main tâtonne, ne touche que des murs ou du vide. Il n'y a pas de lux ex machina.
Le texte d'Anne Carson s'intitule NOX, et le poème 101 de Catulle, qui figure au tout début en latin puis, vers la fin, dans une traduction anglaise de l'auteur, est une épigramme funèbre au frère, dont nous donnerons ici une des nombreuses traductions existantes (datant de 1931 et d'un certain M. Rat):
J'ai traversé bien des pays et bien des mers pour venir, ô mon frère, apporter à tes restes infortunés la suprême offrande due à la mort et interroger en vain ta cendre muette. Puisque la fortune, t'enlevant à mon amour, me prive, hélas! si injustement du bonheur de te revoir, permets du moins que, fidèle aux pieux usages de nos pères, je dépose sur ta tombe ces tristes offrandes baignées des larmes fraternelles. Et pour toujours, ô mon frère, salut et adieu!
Interroger en vain la cendre muette – et mutam nequiquam alloquerer cineremNox ne cherche pas à faire parler la cendre, mais à articuler une dernière fois dans le noir, peut-être une mélopée, mais une mélopée composée de bris, d'éclats, de lueurs, afin de confectionner, en guise d'urne absente, un humble album, un scrap-book ou livre d'heures, que la main du lecteur délivre de la cécité du pli comme pour mieux entendre le souffle en lui contenu.
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Anne Carson, Nox, New Directions, 2010

lundi 19 novembre 2012

Chronos Kertész

Tout commence par l'abandon de l'écriture. L'écriture manuscrite, celle qui fut le mode de vie d'Imre Kertész depuis son plus jeune âge. Celle que tente d'interrompre la maladie de Parkinson. La main tremble, l'encre vacille, le papier se dérobe. L'auteur d'Être sans destin passe alors au traitement de texte, avec méfiance au début, se demandant ce qui "peut venir à l'esprit d'un homme qui pianote sur les touches d'un ordinateur". On peut sourire de ces interrogations, venant d'un homme qui a survécu à l'Holocauste. Et pourtant, cette angoisse existe, et en elle se nichent d'autres doutes, d'autres peurs. Elle est l'arbre qui cache la forêt. Car Imre Kertész est assailli par toutes sortes de démons, plus réels les uns que les autres. Il y a la maladie qui s'est emparée de sa femme, il y a ce roman qu'il couve depuis onze ans et dont la confection lui est source d'innombrables chavirements, il y a ce prix Nobel qui flotte autour de lui et qui lui vaut la rancœur de son pays, la Hongrie, il y a l'antisémitisme, prégnant, sournois, qui le talonne. Il y a la vieillesse, son naufrage imminent et patient, et le spectre du suicide, qu'il considère régulièrement. Faut-il s'élancer dans le vide? Doit-il finir son livre? En écrira-t-il d'autre? Peut-il encore vivre? Que signifie "survivre"?
Sauvegarde: tel est le titre qu'il donne au journal qu'il tient entre 2001 et 2003. Le titre renvoie bien entendu à la manipulation informatique permettant de conserver les traces écrites. Mais il sonne également comme une version moderne, trop moderne – et dévoyée – du mot "survie". Tantôt lucide, tantôt déprimée, tantôt critique, tantôt enthousiaste, Kertész traque sans cesse ce qui, dans sa vie, s'accroche au nécessaire, à l'essentiel. Concernant Liquidation, sur lequel il travaille à l'époque, il se pose les questions suivantes:
"Je dois me décider: ce roman est-il nécessaire? Le fait que j'y travaille depuis environ onze ans prouve-t-il qu'il est nécessaire? Que je considère ce travail comme l'aboutissement, le couronnement de toute mon œuvre prouve-t-il qu'il est nécessaire?"
Vivant dans un mondé né de la "catastrophe", l'auteur ne se fait aucune illusion sur la vie, qu'il nomme erreur, "parce que l'homme fonde son existence sur des principes, alors que la vie, le principe fonctionnel et la pratique de la vie sont amoraux". Kertész a conscience de vivre comme un mort, comme quelqu'un sans existence. Mais devant "la distance qui sépare [son] balcon de l'asphalte", il "recule, effrayé". Qu'est-ce qui le retient? Le texte en cours? Ou ce lien organique avec l'activité d'écrire, ce rapport du corps – du corps écrivant – avec le langage, le seul qui, aux derniers jours, continue de résister, de s'entêter, parce qu'il est travail, un "faire" plus puissant que cet "être sans existence" avec lequel il faut bien composer, parce que les heures, parce que les jours, parce que, peut-être, encore, les années.
Kertész, que sa condition abat et agace, sans cesse confronté à la déchéance physique et intellectuelle, finit par se poser cette effroyable question:
"Ai-je encore le droit d'écrire des livres?"
A cette question, il ne répond pas vraiment. Et sans doute serait-ce faire preuve d'une présomption déplacée que d'imaginer qu'il donne à cette question, dans le sombre puits de son esprit, la réponse suivante: le droit, peut-être pas, mais le devoir, certainement. Pourtant, il y a dans la démarche d'Imre Kertész quelque chose de l'ordre de l'obligation morale. Une obligation qui, n'ayant de sens qu'envers lui-même, concerne en fait tous les hommes. Une obligation morale, si fortement ancrée en lui, qu'elle est au final une "obligation physique". 
Dégoûté par le cirque médiatique dans lequel l'a plongé l'attribution du prix Nobel de littérature, qui le contraint à porter sur ses épaules "un homme nouveau avec lequel [il n'a] rien à voir", Imre Kertész sait néanmoins ce qu'il veut et peut encore accomplir:
"Créer les conditions de l'écriture. Créer, ou plutôt rétablir l'espace mental où j'ai existé pendant si longtemps et qui est ma seule et véritable patrie." (p.191)
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Imre Kertész, Sauvegarde (Journal 2001-2003), traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, éditions Actes Sud

vendredi 16 novembre 2012

Ces petites phrases qui tuent (elles-mêmes)


"Je m’étais donné beaucoup de peine pour ce roman et pour le rendre le plus littéraire possible, parce que j’avais l’impression que c’était important pour qu’un livre trouve preneur chez un éditeur." — (Joel Dicker, à propos de son précédent roman, La vérité sur nos pères)
Hum. Je pense qu'il est grand temps de créer un nouveau prix littéraire, le PDRLPLP : le "Prix du Roman le plus littéraire possible". Avec un prix de consolation à la clé: Le PRPLOSDBDP: le "Prix du roman pour lequel on s'est donné beaucoup de peine". Mais soyez prévenus: les noms de ces prix seront plus cool à lire que les livres qu'ils couronneront.
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Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis.

De tous les paysages


de tous les paysages de tous les mondes conçus à coups
d’allumettes collées les unes aux
dépens
des autres
allumettes amassées afin de bâtir le palais abritant les ruines
en vue de
la célébration du plus petit passé possible
qu’avant tu choyais
– et là je prends le temps de t’inventer
à un taux très très très avantageux
d’autres fureurs / exquises fureurs
sers-toi
passe l’anneau jette le bouquet
en l’air
oh
la buse l’a pris dans son bec
puis plonge vers
la cible 
terre

mercredi 14 novembre 2012

On disait le Sud

Ce message s'adresse en priorité aux Spiripontains, aux Arlésiens et aux Marseillais, mais il va sans dire que les autres peuvent venir aussi, bien sûr. Par les "autres", j'entends tous ceux qui ne sont ni spiripontains, ni arlésiens, ni marseillais (à l'exception toutefois des méchants Aliens et vicieux Predators), ce qui vous permet au passage de constater que le gentilé prend une majuscule quand il est substantivé et n'en prend pas quand il est adjectivé, parce que la langue repose sur certaines règles qu'on ne doit pas bafouer, sinon Bernard Pivot tombe malade et après ça c'est le déluge, la porte de l'Académie  se ferme à jamais, votre chat se jette sous un camion et adieu la gravitation – bon, en tout cas tout ça nous aura permis de rappeler qu'un gentilé est le nom des habitants d'un lieu, et qu'il est important, où qu'on aille (et quoi qu'on en pense), de se renseigner sur le gentilé, par exemple si vous allez à Bourg-la-Reine, en plus du jeu de mots douteux que vous pouvez faire mais que vous ne ferez pas, sachez que vous y croiserez des Réginaburgiens et des Réginaburgiennes. Si vous allez à Rambouillet, vous y croiserez des Rambolitains. Si vous allez à Montcuq, vous… Mais bon, je m'égare. Revenons à nos panurges.

Ce soir, donc, mercredi 14 novembre, je serai à Pont-Saint-Esprit pour une rencontre en librairie au Chant de la Terre (16 rue Joliot-Curie, 30130 Pont Saint Esprit), à 20h30. Une rencontre qui me tient particulièrement à cœur puisque le premier chapitre de mon roman Tous les diamants du ciel (ne pas confondre avec Joyeux Noël! d'Alexandre Jardin) traite de la fameuse affaire du pain maudit.

En admettant que je ne sois pas kidnappé par la CIA là-bas ("ils" sont partout et surveillent le moindre de nos mouvements, je vous le rappelle), je participerai jeudi 15 novembre à 18h30 à Arles (et en aussi) à une rencontre à la librairie Actes Sud (Place Nina Berberova BP 90038, 13200 Arles), rencontre organisée dans le cadre des Itinérances en librairies proposées par l'Association Libraires du Sud.

Si entre-temps les services spéciaux ne m'ont pas drogué, enlevé et torturé, je serai à Marseille, le vendredi 16 novembre, en compagnie du grand voyageur Mathias Enard (de retour de Cavaillon et d'Aix), pour une rencontre croisée à 19h (rencontre quasi bipolaire, donc) à la librairie Histoire de l'Œil (25, rue Fontange, 13006 Marseille), toujours dans le cadre des Itinérances.

Voilà. A vous de jouer.

mardi 13 novembre 2012

Pour que chante le Monstre

La naissance d'une revue n'est pas une partie de plaisir. Il faut aimer se casser les dents et mâcher du charbon. Y croire. Insister, persister, et ne pas se désister dès que ça vagit, rue, piaffe. Avec beaucoup d'opiniâtreté, alors, naît le monstre. Son format le distingue des autres bambins. Il se tient debout. Et il a la gueule grande ouverte, la gueule non du bavard mais de la bouche d'ombre. Ladies & Gentlement, nous vous demandons de faire bon accueil à un nouveau venu dans le monde chaotique des revues: Le Chant du Monstre. Logique du sens: ce premier numéro fait la part belle, d'emblée, à un livre dont nous parlerons bientôt: Enig Marcheur, de Russell Hoban, publié par les éditions Monsieur Toussaint Louverture et traduit/réinventé par Nicolas Richard. Dans un long et passionnant dossier, Dominique Bordes s'explique sur sa démarche d'éditeur, donc. Il sera donc question, aussi, de soif, d'Exley, de Wallace. Mais Le chant du monstre n'est pas une revue critique. Il se réclame de l'hybridation, et le prouve amplement avec sa rubrique Alchimie où Garnier, Bullat, Vinau, Alenda nous proposent une danse des yeux, où typographie et illustrations prennent la pleine mesure de l'étrange format du Monstre – un format très années 70, quand on avait des grandes poches et l'envie que ça en dépasse. Irrévérence oblige, Fabrice Colin se penche sur le cas Foenkinos, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'en fait il nous parle d'autre chose, et pas seulement de Musso, mais avec Colin on n'est jamais en terre sainte et stable, ça on le savait déjà. Faut-il décliner plus avant le sommaire de ce fabuleux opéra qu'est ce premier numéro? Disons juste: Laurence Viallet, Kathy Acker, Pierre Senges, etc. Qui chante derrière le Monstre, au fait? Publié par les éditions Intervalles que dirige Armand de Saint-Sauveur, ce berceau de  littératologie a été lancé sur les eaux par Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier. Veille à son long cours, ô lecteur, ô curieux.

lundi 12 novembre 2012

Les prix littéraires: le palmareste

 Cette année, comme chaque année, des prix littéraires ont été décernés à des papiers écrits par des gens. C'est une tradition française qui perdure et dont la tradition française s'honore de façon durable. Des œuvres s'inscrivent ainsi dans la mémoire des lecteurs, d'une façon perdurable et traditionnelle. Le marbre se laisse graver, les lauriers refusent de faner, et l'éternité prend un coup de vieux. Qu'importe la chronologie, donc, puisque le mérite est intemporel. Voici donc un précipité d'excellence hors tout parti pris d'actualité, tel que nous l'a légué la postérité passée:

Prix Goncourt: André Savignon, Filles de pluie, éd. Grasset
Prix Médicis: Gérard Jarlot, Un chat qui aboie, éd. Gallimard
Prix Fémina: Dominique Dunois, Georgette Garou, éd. Calmann-Levy
Prix Interallié: Louis Chauvet, L'air sur la quatrième corde, éd. Flammarion
Prix Renaudot: André Obey, Le joueur de triangle, éd. Grasset