lundi 19 novembre 2012

Chronos Kertész

Tout commence par l'abandon de l'écriture. L'écriture manuscrite, celle qui fut le mode de vie d'Imre Kertész depuis son plus jeune âge. Celle que tente d'interrompre la maladie de Parkinson. La main tremble, l'encre vacille, le papier se dérobe. L'auteur d'Être sans destin passe alors au traitement de texte, avec méfiance au début, se demandant ce qui "peut venir à l'esprit d'un homme qui pianote sur les touches d'un ordinateur". On peut sourire de ces interrogations, venant d'un homme qui a survécu à l'Holocauste. Et pourtant, cette angoisse existe, et en elle se nichent d'autres doutes, d'autres peurs. Elle est l'arbre qui cache la forêt. Car Imre Kertész est assailli par toutes sortes de démons, plus réels les uns que les autres. Il y a la maladie qui s'est emparée de sa femme, il y a ce roman qu'il couve depuis onze ans et dont la confection lui est source d'innombrables chavirements, il y a ce prix Nobel qui flotte autour de lui et qui lui vaut la rancœur de son pays, la Hongrie, il y a l'antisémitisme, prégnant, sournois, qui le talonne. Il y a la vieillesse, son naufrage imminent et patient, et le spectre du suicide, qu'il considère régulièrement. Faut-il s'élancer dans le vide? Doit-il finir son livre? En écrira-t-il d'autre? Peut-il encore vivre? Que signifie "survivre"?
Sauvegarde: tel est le titre qu'il donne au journal qu'il tient entre 2001 et 2003. Le titre renvoie bien entendu à la manipulation informatique permettant de conserver les traces écrites. Mais il sonne également comme une version moderne, trop moderne – et dévoyée – du mot "survie". Tantôt lucide, tantôt déprimée, tantôt critique, tantôt enthousiaste, Kertész traque sans cesse ce qui, dans sa vie, s'accroche au nécessaire, à l'essentiel. Concernant Liquidation, sur lequel il travaille à l'époque, il se pose les questions suivantes:
"Je dois me décider: ce roman est-il nécessaire? Le fait que j'y travaille depuis environ onze ans prouve-t-il qu'il est nécessaire? Que je considère ce travail comme l'aboutissement, le couronnement de toute mon œuvre prouve-t-il qu'il est nécessaire?"
Vivant dans un mondé né de la "catastrophe", l'auteur ne se fait aucune illusion sur la vie, qu'il nomme erreur, "parce que l'homme fonde son existence sur des principes, alors que la vie, le principe fonctionnel et la pratique de la vie sont amoraux". Kertész a conscience de vivre comme un mort, comme quelqu'un sans existence. Mais devant "la distance qui sépare [son] balcon de l'asphalte", il "recule, effrayé". Qu'est-ce qui le retient? Le texte en cours? Ou ce lien organique avec l'activité d'écrire, ce rapport du corps – du corps écrivant – avec le langage, le seul qui, aux derniers jours, continue de résister, de s'entêter, parce qu'il est travail, un "faire" plus puissant que cet "être sans existence" avec lequel il faut bien composer, parce que les heures, parce que les jours, parce que, peut-être, encore, les années.
Kertész, que sa condition abat et agace, sans cesse confronté à la déchéance physique et intellectuelle, finit par se poser cette effroyable question:
"Ai-je encore le droit d'écrire des livres?"
A cette question, il ne répond pas vraiment. Et sans doute serait-ce faire preuve d'une présomption déplacée que d'imaginer qu'il donne à cette question, dans le sombre puits de son esprit, la réponse suivante: le droit, peut-être pas, mais le devoir, certainement. Pourtant, il y a dans la démarche d'Imre Kertész quelque chose de l'ordre de l'obligation morale. Une obligation qui, n'ayant de sens qu'envers lui-même, concerne en fait tous les hommes. Une obligation morale, si fortement ancrée en lui, qu'elle est au final une "obligation physique". 
Dégoûté par le cirque médiatique dans lequel l'a plongé l'attribution du prix Nobel de littérature, qui le contraint à porter sur ses épaules "un homme nouveau avec lequel [il n'a] rien à voir", Imre Kertész sait néanmoins ce qu'il veut et peut encore accomplir:
"Créer les conditions de l'écriture. Créer, ou plutôt rétablir l'espace mental où j'ai existé pendant si longtemps et qui est ma seule et véritable patrie." (p.191)
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Imre Kertész, Sauvegarde (Journal 2001-2003), traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, éditions Actes Sud

1 commentaire:

  1. Bien loin dans le temps et l'espace, dans un environnement et des conditions tout autres, Joubert:
    "Mais en effet quel est mon art? Quelle fin se propose-t-il? Que produit-il? Que fait-il naître et exister? Que prétends-je et que veux-je faire en l'exerçant? Est-ce d'écrire et de m'assurer d'être lu? Seule ambition de tant de gens! est-ce là ce que je veux? C'est ce qu'il faut examiner attentivement, longuement et jusqu'à ce que je le sache."
    C'était fin octobre 1799...

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