vendredi 31 août 2012

La fée Pireyre


Emmanuelle Pireyre aime poser des questions. Se poser des questions, nous poser des questions. Pour ce qui est des réponses, elle a mieux à faire, les réponses finissent par venir d’elles-mêmes, même déguisées, même autres. Son précédent livre s’intitulait Comment faire disparaître la terre ? et, dans le nouveau, Féerie générale, elle bâtit son « roman » en sept autre questions, chacune étant une chouette grenade à fragmentation, puisque nous vivons dans un monde qui, quoique global, est fichtrement parcellé. Comment laisser flotter les fillettes, comment habiter le paramilitaire, comment faire de le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné, le tourisme représente-t-il un danger pour nos filles faciles (bon, là, la réponse est : oui), Friedrich Nietzsche est-il hala, comment planter sa fourchette et enfin comment être là ce soir avec les couilles et le moral ? Ça fait pas mal de problématiques, mais pour Pireyre, les problématiques sont comme des dioramas : avec le bon recul et la bonne paire de lunettes, vous voyez ce qu’ils représentent et surtout ce qu’ils ne disent pas. Du coup, l’auteur fait plusieurs choses en même temps : elle raconte, elle commente, elle se souvient, elle essaie, elle doute, elle interroge, elle expose, et surtout : elle dispose. Disposition : un terme qui, par sa polysémie, rend assez bien compte du travail de fourmi-titan auquel se livre Emmanuelle Pireyre. Selon sa disposition d’esprit ; selon la disposition des objets étudiés ; en disposant à sa guise. Le lecteur de ce blog aimerait peut-être savoir de quoi parle Féerie générale, et on pourrait lui répondre assez facilement en recopiant verbatim la totalité de Féerie générale, sauf que ce livre est un peu plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Pireyre parle de plein de choses, avec la décontraction (et, mine de rien, la rigueur) d’un Vollmann, l’esprit d’escalier et de débrayage d’un Arno Schmidt, naviguant à vue dans une liberté de composition qui est légèreté, subtilité, ironie, distance, tendresse.
Disons, pour entrer dans le vif, que l’auteur bâtit des microfictions à partir d’éléments aussi simples que saugrenus, puis « décroche » — oui, comme quand un cycliste décroche, quitte son orbite pour tenter une percée, ou se faire la belle, robinsonner. Evidemment, nul dilettantisme ici. Pireyre a ses petites obsessions, fait fonctionner ses petits moteurs annexes, ne perd pas de vue ses petites cibles mouvantes. Elle peut vous analyser un crash financier tout en se livrant à une typologie des baisers sans pour autant perdre de vue l’évolution d’un site sur les pokemon ou s’enfoncer dans les arcanes de l’invention de la fourchette. Branchée sur les flux les plus tendues des tendances actuelles, ingérant les sociolectes comme si c’étaient des bonbons contre la toux mentale, elle trimballe le lecteur où elle veut, à petits coups d’accélérateur, déroulant ici le menu à options d’une vie contrariée, nuançant les opinions comme si c’étaient des couleurs primaires, parlant hijab, pingouin et allocation brésilienne avec la décontraction d’une étoile filante qui a d’autres galaxies à fouetter.
Au final, une fois le livre refermé (mais on n’est pas sûr de savoir le renfermer tant il est aéré, voire aérien), on a l’impression d’avoir assisté, et même participé, à l’élaboration d’une cure de jouvence intellectuelle, comme si Swift et Sterne avaient installé les tréteaux, et que la scène, à peine installée, se révélait en tous points conformes à l’idée folle que nous nous faisons du monde si d’aventure nous devions en expliquer les dysfonctionnements à un extra-terrestre. Reconnaissons-le : voici un livre qui est comme l’aile du papillon, sauf que bien sûr, et c’est là sa ruse ultime, le séisme déclenché a lieu ici même, à chaque page: le séisme est le papillon. Et puis il était temps que quelqu’un parle du baiser dans Ordet et des cascades de glaces (qui ne peuvent constituer un mur infranchissable).
______________
Emmanuelle Pireyre, Féerie générale, éd. de l’Olivier 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire