vendredi 27 juillet 2012

Pourquoi ne lit-on pas les livres qu'on n'aime pas?

Il y a à cela plusieurs raisons, qui toutes n'émargent pas au cahier pourtant touffu de la mauvaise foi. Notre curiosité est vaste, certes, mais ce n'est pas non plus l'équivalent mental d'un chasseur de dahu (eh oui, dahu ne prend pas de "t", j'ai vérifié…). Par exemple, nous avons lu tel livre de tel auteur, qui nous a battu froid. Nous voulions l'aimer, en vivre au moins un segment, mais non, rien, dès la première page la magie s'est révélée inexistante, la phrase n'avait à allonger sous la table de notre impatience que des jambes cagneuses incapables de réinventer la marche. Est-ce à dire que nous donnons au livre moins de chance qu'à l'inconnu qui, moyennant temps et complicité, deviendra notre ami? Il se passe quelque chose d'électrique quand on ouvre un livre. On s'en voudrait d'insister quand le frôlement tarde à se révéler caresse. On a tort, souvent. Parfois, un livre met des décennies avant de nous arracher les yeux, lui qui jusqu'alors restait plus flou qu'un flan sous un verre dépoli.
Néanmoins, au fil des pages tenues à bout de bras, dans la résistance du rejet, on finit par savoir quel muscle correspond à notre ossature, quel réflexe inconnu plaira à nos articulations parfois engourdies. On sent le livre, on en palpe la promesse. Parce qu'on lit, tout simplement, avec des yeux brûlés par d'exigeantes bibliothèques (lesquelles se réduisent à une étagère d'élection, qu'on ose à peine toucher). Et puis, disons-le, puisqu'il s'agit de littérature, le temps est souvent et profondément précieux. Aurons-nous l'impudence de passer des heures à lire des livres dont nous sentons bien que l'auteur les a commis par pure ignorance des effets que jamais ils n'auront sur le lecteur? Oh oui, notre mauvaise foi est là, qui œuvre en sourdine. Mais c'est une mauvaise foi aguerrie à tant de périples inutiles qu'elle semble parfois une bouée dans l'océan des épaves.
Prenons un exemple. Trop tard. Il faudrait argumenter, avouer qu'on n'a pas, regretter presque de n'avoir pas encore, déplorer qu'on n'a pas assez. Je n'ai pas lu, loin de là, tous les romans de X, mais la seule idée d'y tremper mes doigts, comme après la dégustation d'un crabe qu'on sait de carton, me semble fastidieuse. Suis-je vraiment prêt à devenir l'indécrottable critique et dénonciateur de tout ce qui ne m'exalte pas? Tu n'aimes pas Julien Gracq? Tu as tort. Soit. J'ai tort. Et le lirai sans doute un jour. Mais pour un Gracq que je laisse à tort derrière la porte, combien de Jardin et Zeller dont je sais, pour en avoir tâté la pulpe pâteuse, oseraient s'inviter dans la serre de mes mains? Une phrase, une seule, extraite du livre soutiré à l'étal, suffit parfois à révéler que la partie est, hélas, dans le tout. Notre chemin de lecteur est fait avant tout d'incandescences. Nous peinons à accorder de l'espace à ces mèches qu'aucune étincelle n'abreuve de feu. Notre instinct, bien que très certainement borgne, nous aide à refuser tous ces possibles qui, nous le sentons, ne sauraient nous convaincre qu'ils sont autre chose qu'improbables. Le jugement de valeur – notre rempart flottant contre l'inutile barbarie – n'est pas uniquement cause de notre évitement. De certains livres, nous savons également que nous ne saurons rien en faire. Pressentons qu'en eux aucune boîte à outils – bourrés d'affects surprenants et d'émois syntaxiques – ne cherche à béer. Ils ont été écrits pour être lus, et non pour pour nous aider à nous défenestrer hors de nous. Leurs auteurs ont cru bien faire et ont bien fait. Leur honnêteté n'est pas en cause. Et peut-être qu'eux aussi ont senti leur cœur exploser à la lecture du Bateau ivre. Peu importe. Ce qu'ils font désormais ne s'élève qu'à peine, et difficilement, au-dessus de l'art ingrat de la dictée. Voilà pourquoi un passage prolongé dans une librairie – qui est pour moi comme de marcher sur des braises en espérant qu'elles ne sont pas de confection fakir mais d'ardentes volitions – suffit, au gré du doigt tremblé qui pousse et repousse la page, non sans orgueil ou jalousie hâtive, à rendre au sable de l'insipide ces pauvres petits châteaux qui ne contiennent, en général, qu'une hâve princesse amourachée d'un crapaud de carton.
Le lecteur est injuste. Il capitule souvent avant l'assaut. Il dit non à cette prose qui pourtant semble faite d'une aimable lessive en poudre. Il ne veut pas d'une page qui semble avoir été écrite pour que la langue française la cite en exemple par nécessité alphabétique. Je lis en tant qu'écrivain, mais en moi le lecteur est aussi borné, aussi intransigeant, aussi peigne-cul que l'écrivain que je ne peux décemment continuer à être quand celui que je lis me prend pour un adepte du sujet-verbe-complément. Dès que j'ouvre un roman, j'attends de lui qu'il me dise: écoute, je suis autre chose, je suis la poésie perdue et l'essai technique impossible, je suis le commentaire déraisonnable et la description infinie, je suis ailleurs et un allié pour ton sang – et non qu'il me dise: regarde, je suis en train d'aller où je vais et où je te dis que je vais.
Alors, non, je n'aime pas les livres que je sais que je ne lirai sans doute pas. Et si d'aventure, par insouciance ou défi, je m'y aventure, j'en épuise l'absence de charme en même temps que ma rage de n'y point trouver un peu de ce bouillonnement qui m'anime croît et s'ébat dans le vide muet d'une non-rencontre. "Tu ne sais pas ce que tu rates", dit la doxa, qui n'est pas heureusement que doxa. Bien sûr. Mais, ô lecteur, entre dans une librairie, une vraie, une librairie qu'à sculptée un libraire à force de patience, de passion et de grands éclats de rire, ouvre un livre, et entends le chant riche et soutenu de l'auteur qui a enfin trouvé demeure. Seras-tu l'unique lecteur de ce livre? L'un des trois cents qui, pas à pas, en boitant sur le sentier de son errance, non seulement le suivent mais parfois l'épaulent, et tu auras gagné tes galons d'explorateur, loin des mornes esplanades des relais H (H comme Humeur passagère) et des têtes molles des gondoles.
Cet été, pour me contrarier, j'ai emporté avec moi quelques livres que je ne lirai pas, et que je vais lire, avec une ouverture d'esprit qui rappelle l'amplitude du sécateur quand il rencontre une branche superfétatoire. On verra bien. Mais le moulin de mon émerveillement risque de ne point moudre grand-chose au contact de ces graines faites pour le seul plaisir de ces pintadeaux aveugles que la batterie caresse dans le sens de la carcasse.



Tous les diamants du ciel (extrait 1)


"C’était toujours la même chose. La nuit tombait, les sorciers quittaient leurs repères, et les veines, les veines immenses de la ville et les veines de moins en moins fluides des bras, les veines friandes d’espoir recevaient l’inspiration et l’exil sous forme de froides giclées, acceptant sans discuter tout ce que la mort avait à écouler. Aguerrie par des décennies de métamorphoses, New York se changeait en blatte géante sous les pieds de tranquilles exterminateurs — un peu partout les pénitents s’éveillaient, fêlés, floués, comme dérangés par les beuglements de la réalité. Les amants bredouillaient des poèmes de pacotille, puis titubaient vers ce qu’ils prenaient pour l’aube, une parure de ciel faite de briques et de métal où chaque perspective était mensonge. Dans le noir, les mains peinaient à trouver jusqu’au plus banal interrupteur. Mais ce qu’il fallait faire, tous le faisaient, et le cœur repartait de plus belle, le sang les poussait de l’avant, le plus dur était accompli, et le monde lustrait ses promesses comme au jour du dernier cristal. […]
De jour, Times Square ressemblait à un casino à ciel ouvert avant l’arrivée des vrais joueurs. Partout, une gabegie d’âmes-jetons que la précipitation et l’ennui misaient, à parts inégales et cruelles, sur des cases toutes plus délabrées les unes que les autres. Loti entre les bandes de billard de la Sixième et de la Huitième Avenues, le paradis des initiés attendait la tombée du jour pour corser les cocktails et faire sauter la banque. Les bureaux se vidaient, en saignées synchrones, le métro raflait ce qui venait, et très vite, l’éclat des bill-boards et la tyrannie des enseignes avalaient les égarés, que digéraient alors les rues situées entre la 40e et la 53e Ouest, des rues expertes en transactions muettes. Un peu à l’écart, ou plutôt incarnant l’écart, soigneusement établis dans l’ombres geôle des échelles d’incendie, les pasteurs du malheur prêtaient sur gages aux pèlerins de la dernière chance, tandis qu’un peu partout tes brebis, ô Seigneur, vendaient leur laine par frileux lambeaux, sous le regard impassible des rois des abattoirs. La came comptait et recomptait ses ouailles. Dans les allées où le vent se faisait piéger, les journaux s’ouvraient et se refermaient tristement tels des papillons malades, des sacs bruns hoquetaient, des bouteilles roulaient en motif éventail autour d’un point aveugle, et les couvercles des poubelles se soulevaient sur des trésors d’amputations. New York fêtait l’éternel nouvel an de la dépendance, et les sirènes des ambulances échouaient à s’accorder, toujours décalées, toujours en guerre, leurs notes suraigües semblables au chant des seringues. Quand la magique bulle d’air, évacuée d’un coup de pouce expert, retournait au néant, la course à l’oubli commençait – il n’y en aurait pas pour tout le monde."

(extrait de Tous les diamants du ciel, à paraître aux éditions Actes Sud le 22 août 2012 à 13h41)

jeudi 26 juillet 2012

La Baule, trash pics






Futur Blog

Pendant les vacances, les travaux continuent, c'est bien connu. On a donc lu, depuis début juillet, quelques livres, dont on causera dès la rentrée. Katonlu? Bonne question. On ne parlera ici que de ce qu'on a aimé, beaucoup aimé, parce qu'on n'a pas encore lu le nouveau roman de Florian Zeller, qu'on garde pour la fin. Donc, côté plaisir de lire, voilà: On a lu Autour de moi de Manuel Candré, Elephant Man de Frederick Treves, Fassbinder, la mort en fanfare d'Alban Lefranc, Aniara, de Harry Martinson, Féerie générale d'Emmanuelle Pireyre, Cocaïne, manuel de l'usager, de Julian Herbert, L'auteur et moi, d'Eric Chevillard, Acharnement, de Mathieu Larnaudie… La pile des livres qui restent à lire est plus que prometteuse. Mais une chose est sûre, on a déjà hâte d'en venir à bout pour relire le livre d'Alban Lefranc, qui est une symphonie d'uppercuts.

La Baule: Bilan

On revient d'Ecrivains en bord de mer, le festival littéraire organisé de main de maître d'œuvre par Bernard et Brigitte Martin, qu'on remercie encore pour cette leçon de pertinence et d'équilibre. Tout avait pourtant commencé assez bizarrement, avec le discours d'une adjointe au mer qui regrettait que l'affiche choisi par les organisateurs donne des plages bauloises une image "misérabiliste" – on y voit non pas du sable mais des cailloux, avec en sus quelques mégots écrasés. Afin de remédier à cette bévue, l'adjointe, après nous avoir assuré qu'elle avait lu tous nos livres en diagonale – selon l'éprouvée méthode dite de la Tour de Pise, sans doute… –, a distribué des cendriers de plage à tout le monde. J'ai, hélas, oublié de rapporter mon cendrier plein à la mairie le jour de mon départ, et je présente mes excuses à l'adjointe en question, des excuses bien sûr en diagonale…
Une fois passé cette preuve que la politique est amie des arts mais que bon faut pas déconner, l'image prime sur le contenu…, une fois passé, donc, ce clinquant bémol, les rencontres, les lectures et les échanges ont pu se dérouler dans le sérieux, la bonne humeur et l'affluence. Car dans la Chapelle Sainte-Anne, il y a toujours du monde. Ce rendez-vous ne laisse pas indifférent. Certains prennent des notes, même. Il y a eu des moments mémorables, par exemple la prestation d'Yves Pagès, revenant sur son parcours d'écrivain avec une verve, une ironie et un talent oratoire qui ont secoué la salle de rires. Arno Bertina, quant à lui, a donné une lecture d'un texte en cours, en se demandant si le texte en question passait la rampe, et force a été de constater que c'était d'une beauté et d'une intelligence stupéfiante. Le débat qui a suivi, animé par un Alain Nicolas qui connaissait son Bertina sur le bout des ongles, fut lui aussi passionnant. Christos Chryssopoulos, le seul auteur étranger des rencontres, s'est révélé à tous égards passionnants, capable d'analyser et commenter son parcours d'écrivain avec une subtilité et une humilité assez épatantes. Mathias Enard, qui a profité de cette escale baulienne pour se faire une entorse, a régalé l'assistance avec des extraits de son nouveau livre, et a su faire résonner également les accents trépidants de la prose de Blaise Cendrars. On a pu écouter également Eric Arlix, Charles Robinson, Marie Cosnay, Jacques Séréna, Sylvie Gracia, bibi et quelques autres. On a eu également droit à une avant-première du film de Marion Laine, A cœur ouvert, grâce à la sympathie et à la classe de Tony Molière. Enard & Laine ont, après le film, débattu des problèmes inhérents à l'adaptation et ce fut un grand moment.
Mais tous ces moments, qu'on ne saurait rendre par les mots (on est écrivain, pas reporter), ont été filmés, grâce à la caméra de surveillance du ludion Joachim Bon, dont le sourire fut un des fils rouges de ces rencontres. Un grand merci également au libraire Gérard Lambert, qui a été obligé de nous écouter chaque jour pendant plusieurs heures. Et puis il y avait Thierry Guichard, dont la verve ne trouva pour seul rival que son rire tonitruant. Il a présenté des livres, des vins et des raisons de continuer à lire et boire, ce qui mérite quelques applaudissements. Ah, j'oubliais, il a été question à un moment d'un certain Kevin et d'une certaine Esther, au sort peu enviable, mais bon, c'est une autre histoire…
Entre les rencontres, ou avant, ou même et surtout après, les échanges ont pu continuer. Tout le monde se souvient ainsi de la mémorable partie de ping-pong entre Bernard Martin et l'auteur de Tous les diamants du ciel, dont le score, pour des raisons diplomatiques (et pour ne pas affliger le petit-fils de Bernard), restera secret (quoique jubilatoire). Enfin, on a pu se baigner et échapper de peu à une ribambelle de méduses. Tout ça s'est passé à La Baule, où la crise, bizarrement, semblait avoir oublié de sévir. Sauf sur l'affiche du festival, qui rappelait à juste raison que lire et écrire, c'est aussi parfois casser des cailloux, comme au bon vieux temps de Cayenne.

samedi 21 juillet 2012

Kevin et Esther vont à La Baule


Esther était tombée amoureuse de Kevin lors d’un séjour en bord de mer sur une plage de petits cailloux où s’accumulaient ces cigarettes qui nuisent gravement à la santé de l’entourage balnéaire et font le lit du misérabilisme en période post-électorale. Les épaules carrées et musculeuses de Kevin, son beau sourire niais et télégénique, son sens inexistant de la repartie, ainsi que son pull rose à col en V et son polo vert bouteille sur lequel un rachitique crocodile s’efforçait vainement de bâiller, avaient envoûtée Esther et l’avait convaincue que l’amour était réellement et profondément l’infini à la portée des caniches. Ensemble, ils avaient déambulé dans les rues de la ville, admirant les vitrines des boutiques qui vendaient des tongs au prix d’un séjour à Bali, s’extasiant devant les offres des agences immobilières qui proposaient des villas pour la modique somme du PNB du Rwanda.
C’était l’été, et le soleil brillait tel un coquet pamplemousse bio, irradiant de son éclat mièvre les rues et les gens qui marchaient dedans. Ils se découvraient des tas de points communs : comme Esther, Kevin prenait son petit déjeuner le matin, était droitier, lisait des romans qui se terminaient bien à la dernière page et se servait de ses deux mains pour faire ses lacets. Tant de coïncidences les émerveillaient et les confortaient dans l’idée que le destin ressemble à une centrifugeuse dotée de conscience. Le soir, ils allaient boire des cocktails mangue-curaçao à la terrasse d’un café, et leurs doigts se frôlaient amoureusement au-dessus de l’addition que chacun essayait de refiler discrètement à l’autre.
Leur idylle dura deux semaines tous frais payés. Esther se prit à rêver d’une relation durable et consommée, fondée sur le respect de l’autre et sa capacité à se retirer à temps parce que les enfants déforment le bassin. Kevin, lui, voyait en Esther une femme épanouie et parfumée pour pas trop cher, susceptible de lui valoir la jalousie de ses collègues de bureau qui aimaient bien mettre du sel dans le café de Kevin parce qu’il faut bien rigoler de temps en temps. Ils se sentaient tous deux extrêmement solvables et dignes de l’intérêt que chacun portait à son image dans le miroir. Un soir, ils décidèrent de manger une pizza et de faire l’amour. La pizza luisait sur la nappe rouge, on aurait dit un disque qui tourne sans cesse mais qu’on ne peut pas entendre parce que les pizzas, hélas, sont dépourvus de sillons, comme tout le monde le sait. Ils se rendirent à l’Hôtel de la Note Salée. On leur confia la clé de la chambre 13, ce qui leur procura un léger frisson d’inquiétude. Après s’être brossés leurs soixante-quatre dents, ils se déshabillèrent lentement, avec précaution, car ils portaient des habits très chers. Le contact nacré de la main droite d’Esther sur le pectoral gauche de Kevin évoquait le glissement d’une carte bleue dans la fente d’un digicode. Leur premier baiser, certes un tantinet maladroit, les laissa pantois. « Je suis pantoise », murmura Esther. « Moi aussi je suis pantois, très pantois de toi », répondit Kevin qui ne voulait pas être en reste. Pour ne pas éprouver trop de gêne, ils avaient épinglé au mur des petits rectangles de papier sur lesquels étaient rédigés les différents gémissements qu’ils devaient pousser, assortis d’indication de ton et de rythme. Ainsi, impossible de confondre un « mmmhmm » de plaisir avec un « hmmmhh » de désagrément. Impossible également de prendre un « ohohoh » orgasmique pour un « ahahaha » de consternation.
Leur étreinte fut torride et dura deux bonnes minutes. Ils en déduisirent que l’expression « coup de foudre » était plus justifiée qu’on ne le croie. Puis Kevin alluma une cigarette et tutoya Esther, laquelle s’absenta pour aller aux toilettes où elle s’empressa d’envoyer un SMS à sa meilleure amie pour lui dire qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie et joui comme une chamelle en rut, puis elle tira la chasse, se recoiffa et alla retrouver son bel amant Kevin qui déjà ronflait comme s’il assistait à un concert de Stockhausen.
Le lendemain, ils firent une longue promenade sur la plage en écrasant leurs mégots sur les cailloux, pour rappeler que le changement c’est maintenant. L’écume était suave et moussue, et ressemblait à du blanc d’œuf battu avec du sucre, puis tamisez la farine, ajoutez quelques gouttes de caramel et laissez reposer l’appareil une nuit au frigo. La brise, légère et vaguement parfumée à la crêpe au Nutella, les décoiffait à peine, fort heureusement, car en cette période de l’année les brushing n’étaient pas donnés. L’idée du mariage les frôla un instant puis s’éloigna, volatile, hagarde. Le bonheur, pensèrent-ils, est semblable à une mouette qui… une mouette dont… ils durent convenir que cette pensée avait certains inconvénients, car le guano s’accorde mal avec la félicité.
Hélas, trois jours plus tard, Kevin succombit et périssa dans un terrible accident capillaire. Il était allé se faire friser les douilles chez Jacques Dessange et tout se passait plutôt bien quand soudain Magalie, la jeune femme qui lui faisait des bouclettes, renversa malencontreusement son thé au jasmin sur le sèche-cheveux, électrocutant le pauvre Kevin qui jusqu’ici lisait un article de Gala consacré à la thermodynamique des fluides en milieu carcéral. Quand Esther apprit la nouvelle, elle en conçut un tel chagrin qu’elle alla claquer tout son pognon au Casino, coucha avec le croupier, se défonça au Jack Daniels, puis se jeta du haut de la Chapelle Sainte-Anne sur la foule des admirateurs de la littérature misérabiliste. La ville les pleura pendant onze jours et trois nuits. On leur éleva un monument, en forme de sèche-cheveux, une sculpture géante et stylisée, œuvre d’un artiste local qui avait été pré-achetée par la mairie, laquelle avait vu dans ce sèche-cheveux en granit de onze mètres de haut une éloquente métaphore mais de quoi ça personne n’aurait su le dire sinon qu’il est important de souffler le froid et le chaud quand ça arrange.
Sur la tombe de Kevin et d’Esther, l’inscription, à peine dissimulée par un géranium en plastique bleu, était sobre. Il était écrit ceci : « Seule la Patagonie convient désormais à leur immense tristesse. » C’était une allusion à un poème de Pascal Béquette, glacier à Escoublac, et poète à ses heures perdues avant que la folie s’empare de lui et le pousse à menacer tous les peintres en bâtiment qui osaient monter sur une échelle pour repeindre le plafond mais ne revenons pas sur cette fâcheuse histoire qui ne fait rire personne même si je la trouve très drôle tout en n’y comprenant pas grand-chose.
Ainsi s’achève cette histoire édifiante, dédiée à tous ceux que la littérature empêche de dormir

jeudi 12 juillet 2012

Christos Chryssopoulos à La Baule


Dès mercredi prochain, La Baule accueillera l'événement littéraire, Ecrivains en bord de mer, rencontres entre ciel et plage organisées par Bernard et Brigitte Martin avec la complicité de Thierry Guichard. Une occasion, entre autres, de rencontrer l'écrivain grec Christos Chryssopoulos, dont on a lu le dernier roman traduit, La Destruction du Parthénon, traduit du grec par Anne-Laure Brissac et publié aux éditions Actes Sud par Marie Desmeures…
Si les tours du World Trade Center symbolisaient Mammon, les jambes sans corps ni tête du Colosse Money, le Parthénon athénien, lui, symbolise tout autre chose. Il trône en place de son absence, en guise de toute antiquité, lieu de mémoire promis à la seule ruine, ombre accordée au sublime. L’écrivain grec Christos Chryssopoulos a conçu une fiction pour l’anéantir, et imaginé un jeune homme se voulant terroriste du passé, cherchant dans l’annihilation de ce monument faussement pérenne non pas la déstabilisation d’un monde mais l’émergence d’une conscience nouvelle, d’une conscience perdue, qui enfin admettrait son éternelle déstabilisation. S’appuyant sur les écrits et idées du « mouvement des irresponsables », incarné au début des années 50 par Yorgos Makris, Léna Tsouchlou et quelques autres, il reprend la dérive iconoclaste et la mène à son terme. Un certain Ch. K., donc, solitaire et marginal, a donc détruit le Parthénon. Le livre se construit autour de cet escamotage, accumulant les points de vue comme autant de caresses perplexes permettant au lecteur de mieux saisir la violence de la déflagration centrale. Qui était Ch. K. ? Qu’a-t-il voulu faire ? Rappelant les derniers livres de DeLillo par sa construction tout en évitements et glissements, La Destruction du Parthénon demeure un objet fuyant, qui navigue d’un hiatus l’autre, sans guère d’appétit pour les réponses, préférant le flottement à la fixation, la fiction des faits aux faits de la fiction. Le livre, plutôt que d’abuser de la tentation spectaculaire, investit les ruines nouvelles pour atteindre autre chose, qui est aussi de l’ordre de la disparition, mais concerne in fine un monument autrement plus fragile, et certainement trop humain, puisque les pierres, elles, saignent moins que les hommes.