mardi 21 juin 2011

Krazy Kat


Le comic strip de l'américain George Herriman a inspiré pas ma ld'écrivains, dont e. e. cumings, qui écrivit une préface au premier album. Krazy Kat, c'est cette chatte au parler argotique très mâtinée sur la tête de laquelle Ignatz Mouse adore balancer des briques. Enfin, "chatte", rien n'est moins sûr, Herriman ayant joué au chat et à la souris avec les sexes de ses protagonistes. Le romancier Jay Cantor, hélas encore inconnu en France, en a fait les héros d'un roman post-atomique assez formidable publié en 1987. En voici les premières explosions, en attendant l'éventuel intérêt d'un éventuel éditeur…

 


Le matin. Krazy remonta les stores en papier de riz de ses fenêtres, juste à côté de la table où elle petit-déjeunait et passa son monde en revue, son hémi-demi-semi-sableux paradis, son Coconino. A cette heure-ci, la lumière crue transformait les rochers du déserts en cactus, et les cactus en flèches d’église, fracturait en trois une mesa lointaine, faisant de ces trois morceaux trois cloches bordeaux pour lesdites flèches, laissant la Prison (vide depuis leur retraite) inchangée, éternellement elle-même, dixit Pup, comme la Justice. Krazy ne savait plus si la lumière était amie ou ennemie ; non que la lumière sût jouer des tours, mais elle savait désormais que d’autres jouaient des tours à la lumière, et étaient capables de la rendre plus violente que mille soleils. Naguère, Krazy aimait jouer des tours, n’importe quel tour, sans éveiller les soupçons, et à n’importe qui  (mais surtout à Souriceau, bien sûr). Fini tout ça. Debout devant sa fenêtre, elle s’étira paresseusement et contempla les contours inégaux du soleil, comme pour le forcer à lui dire la vérité – apprécie-moi de loin et tu vivras, disait-il. A l’intérieur du soleil, elle distingua une boule compacte de flammes plus petite, qui s’affaissait en elle-même – regarde-moi de près et tu mourras. Son estomac se retourna. N’y avait-il que les autres pour chercher des noises à la lumière ? Depuis ce fameux jour à Alamogordo, Krazy se disait qu’elle aussi était peut-être corrompue. Mais elle n’y était pour rien (vraiment ?). Quoi qu’il en soit, passablement déstabilisée, elle avait dû quitter le strip, car son numéro, tel un trapèze moral, exigeait de l’intégrité, or une seule goutte de culpabilité suffisait à faire déborder la coupe. (Et pourtant elle était innocente !)



Elle attendit que ses entrailles se fussent assez calmées pour envisager de petit-déjeuner puis, se détournant de la lumière et de ses incessantes métamorphoses, elle contempla sa maison. Elle aimait son unique grande pièce, les cinq fenêtres, les murs blanchis à la chaux. Elle aimait le dénuement de sa demeure, sa qualité « japonaise » : cinq paravents transparents, bruns, aux côtes de bambous bien espacées ; une seule table basse en bois, carrée, à pieds fins (presque à hauteur de souris) qui lui faisait penser au mobilier japonais,  le sentiment que les choses ne devaient être ni excessivement solides ni stupidement fragiles, que leur existence tenait plutôt du miracle ; un tapis hopi, sur lequel elle dormait également, ses couleurs terre brune délicates et ses motifs solaires d’une perfection frôlant l’excentrique – telle teinte, ici plutôt que là, faisant toute la différence, encore que personne n’aurait pu le prévoir avant que la teinte fût appliquée. Mais aussi : un nécessaire à thé zuni bleu coquille d’œuf, des petites bols indiens brisées et recollés, puis de nouveau brisés et recollés encore, la largeur de leur nervures proportionnelles à leur prix, témoignage de tout ce qu’ils avaient traversé ensemble. Elle ne possédait pas grand-chose, mais ce qu’elle possédait était, pour citer Spencer Tracy parlant du corps de Hepburn, "chouper". Jadis, au temps d’avant l’atome, son intérieur était encombré de fauteuils dans lesquels on s’enfonçait en toute confiance, d’abat-jour dégoulinant de glands tressés. Puis, une certaine après-midi, elle s’était dit : Tout ça sent le mauvais goût ; sans rechigner, ses répugnantes possessions avaient disparu, et ces nouveaux éléments spartiates les avaient remplacées. (Seule sa tuyauterie restait à l’ancienne. Tant mieux, elle n’aurait jamais supporté que quiconque, même une force inconnue, pénétrât dans son lieu intime, ses toilettes.) Voilà soudain que peu faisait beaucoup, et que presque rien était parfait. Restez couché à terre. Ne vous montrez pas. Avant la bombe, pensait Krazy, je ne recrachais pas les choses, j’ignorais tout de leur goût. Mais elle aimait ce nouveau foyer parce qu’il n’appartenait qu’à elle, et elle le détestait parce que son dépouillement risquait de croître et de s’emplir d’échos – son seul lieu. Dénuement ou nudité ? Que dirais-tu d’un thé ? Elle entendit la douce voix du Policier : Non.

 

1 commentaire:

  1. Le Monte-en-l'air27 juin 2011 à 09:49

    Une édition française de compétition est prévue aux éditions Les Rêveurs...

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