vendredi 18 février 2011

Emma dans tous ses étaux


Etonnons-nous. Et du succès du « bovarysme » comme concept à la fois psychologique et politique, et de l’insuccès de celui de « chastillonisme », puisque quatorze ans avant la parution controversée de Madame Bovary, Balzac publiait sa Femme de trente ans, portrait d’une adultère déçue par la « nullité » de son mari. L’intrigue rocambolesque empêcha peut-être Julie de Chastillon d’être alors réifiée en archétype – seule s’imposa la formule « femme de trente ans ». En revanche, le procès intenté à Flaubert dut favoriser l’émergence de ce fameux « bovarysme », terme devenue si rapidement clinique qu’il méritait bien les avatars qu’on lui connaît. Il revient sans doute à Barbey d’Aurevilly d’avoir forgé le mot, qu’il orthographia scientifiquement « bovarisme » dans un ouvrage paru en 1865. Mais c’est Jules de Gautier qui donnera ses lettres de noblesse philosophique au mot en lui consacrant un ouvrage intitulé Le Bovarysme (1892). Gautier arrache la notion « bovaryque » (l’adjectif est attesté, tout comme le verbe bovaryser) à ses limbes romanesque, pour ne pas dire vaudevillesque (la petite bourgeoise insatisfaite, en gros) afin d’en dégager l’essence aliénante. Selon Gautier, le bovarysme c’est d’abord « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». Une fois de plus, étonnons-nous. Et de cette théorisation vaguement positiviste, sur fond d’élan vital et de déterminisme, qui fait du bovarysme une pulsion, une critique de la réalité par les forces instables de l’imaginaire – et du peu d’échos que cette théorie a rencontrés. Car qui dit aujourd’hui « bovarysme » ne pense pas automatiquement aux peuples colonisés et à ceux qui « durant un long intervalle sous le joug de coutumes immuables ont perdu le pouvoir de se modifier ». Pareillement, malgré le passionnant travail effectué par Jacques Rancière dans, entre autres La haine de la démocratie (La Fabrique, 2005) et dans Politique de la littérature (Galilée, 2007), les entrailles politiques du « bovarysme » peinent à faire entendre leurs borborygmes séditieux. La thèse de Rancière est pourtant d’une séduisante pertinence : la capricieuse Emma n’est pas juste cette fille de paysan rongée par des rêves petit-bourgeois et des fantasmes issus de lectures chevaleresques, elle est avant tout ce corps social atteint du « mal démocratique », et que met en mouvement un « refus de séparer la jouissance matérielle des biens et la jouissance spirituelle de la littérature, de l’art, des grands idéaux ». Rappelons que dès 1857, cette épine « démocratique » travaillait déjà les contemporains de Flaubert : Armand de Pontmartin n’avait-il pas alors repéré l’influence de cette « puissance régnante », allant jusqu’à déclarer que « M. Gustave Flaubert, c’est la démocratie dans le roman » ? Las, ni l’épidermisme réactionnaire ni l’analyse post-althussérienne ne sont parvenus à faire d’Emma une crypto-révolutionnaire, et l’épouse de « Charbovari » s’est vu condamner, doxa oblige, à un destin de ménagère contrariée, éprise de kitsch et de pâmoisons. Minelli en a fait une garce fragile sous les traits de Jennifer Jones (« all she wanted was everything », nous susurre le teaser…) ; Sokourov a fait délirer le corps et la langue bovaryenne dans son hallucinant Sauve et Protège (1989) Chabrol, malgré le talent de Huppert, l’a plongée en 1991 dans un stupéfiant formol ; Posy Simmonds en fera une yuppie désœuvrée : Gemma Bovery… La renommée, comme l’arsenic, est cause d’étranges convulsions ; la littérature est l’opium du peuple des lecteurs. Run, magic Emma, run !

1 commentaire:

  1. Sollers, en 1983, dans "Femmes", dresse un portrait du bovarisme qu'il faudrait relire, encore, et encore...

    http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=639&var_mode=recalcul#section22

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