mercredi 23 février 2011

Sombre comme le puits où reposent mes ennemis


De Mitch Cullin, ici, on ne sait pas grand-chose, sinon qu'il a commis un roman adapté par Terry Gilliam, publié naguère par les éditions Naïve. D'origine cherokee, en errance entre Californie et Japon, il s'est expliqué assez succinctement sur son projet littéraire: "Half the time I'm not even sure why I make choices in writing, or how it works when it works." Voilà. Capable du plus improbable, depuis un caméo dans le film adapté de son roman éponyme jusqu'à un portrait de Sherlock Holmes sénescent (A Slight Trick of the Mind), ami de Mary Gaitskill, Mitch Cullin est tombé dans le puits du vers libre avec son personnage du shérif Branches qui, s'il rappelle bien évidemment le Lou Ford de Jim Thompson, n'en est pas moins une "âme" trempée dans la morale, détrempée dans le réel, et martelée de l'intérieur par une violence qui semble la réponse de la douleur à la douleur.
Shérif intègre? Plutôt shérif morcelé, plié, brisé, mais bien décidé à n'afficher que la roide démarche du VRP de l'ordre. Puisant ses origines dans un marigot familial dont ne s'échappent que d'insupportables effluves, il est tout à la fois le bourreau et la victime, le colt et la cible. Et c'est là que le vers libre – ou, devrait-on dire: échappé – de Cullin arrache plus que la peau, cherchant dans les os, les nerfs, les muscles le pourquoi et le comment de cette haine en perpétuelle expansion qui fait que ce shérif est brutal, biblique, quasi baudelairien.
Il faudrait dire la force du toit, la méchanceté du vent, l'attrait du burrito, le retour impossible du fils tout sauf prodigue (un beau-fils épris d'insignes nazis…), les Mexicains noyés, la bourge violée, le pédé enculé, le corbeau interpellé, l'amour des chiens et le trou noir, horriblement galactique, qu'est ce puits où tout converge dans ce roman en vers qui grouillent et rongent et ressortent, plus triomphants que des remords.
Des écrivains comme Cullin, on a envie de dire qu'il y en a peu. Des qui osent. S'égarent. tentent. S'en vont vadrouiller dans le noir. Cent trente pages de retour chariot comme un chien armé avant que claque le coup et fuse la douille. Amour, mort, boue: tout est dit, décrit, avoué. Le shérif Branches est un homme-cauchemar comme seule la littérature la plus défenestrée sait en peindre: sans souci des marges, du recul, avec un insultant plaisir à tisser l'amer au soyeux.
De ce voyage sur place, dans un Texas qu'on souhaiterait imaginaire, banni, on ressort à la fois pur et impur, à honteuses proportions égales. L'homme nu, l'homme de Blake, de Whitman, l'homme de Melville: il est là, échoué, tenace, foutu. Il continue. Quoi? De faire du paradis une fosse et de l'enfer un arpent.
Ne reste que la musique d'un dernier désir, sirupé par des lèvres que gagne une gangrène sans doute inéluctable:

Mais quand je pose la langue
sur ton cheesecake au chocolat,
quand j'enfourne et je lape,
toutes tes douceurs,
elles ont toujours
cette même saveur.
Tes yeux bruns
sont toujous bruns,
tes hanches larges –
ce même coup de rein.
Secoue la farine
de ton tablier,
rince tes mains si fines.
Dénoue ta chevelure
et laisse-la flotter librement
sur tes épaules tachées de son.
Apporte-moi tes burritos,
apporte-m'en trois,
et plus tard,
le dessert
sera pour moi.

Et quand on voudrait dire amen, le livre s'est refermé, plaie sur plaie. Alors qu'on ne vienne pas me parler d'Angot ou de Boillon, l'actualité est ailleurs.
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Mitch Cullin, King County Sheriff, éd. Inculte/fiction, ISBN : 978-2-916940-46-5
16,5 x 20 cm | 144 p. | 16 €

Le monstre de Frankenstein : recette


"Il" existe. Mais il faut aller à Providence, Etats-Unis, pour le trouver. C'est l'écrivain Brian Evenson qui l'a retrouvé pour nous et nous donne son adresse actuelle: rendez-vous donc au Luxe Burger Bar, 5 Memorial Boulevard, Providence, Rhode Island. Voici les détails:

FRANKENSTEIN (19.99)
A MONSTER SANDWICH of 4 Gold Label Burgers, 2 Jumbo Nathan's All Beef Hot Dogs, 4 Slices of Smokehouse Bacon, 4 Slices of American Cheese, Topped With Hereford Black Bean Chili, Cole Slaw & Relish on 2 Buttered Rolls Served with a Double Order of Fries
Finish Your FRANKENSTEIN & Get A FREE T-SHIRT

On vous conseille également l'excellent (mais redoutable) "Death by Burger" (cf. Photo ci-jointe – le Frankenstein Burger est trop gros pour être compressé en jpeg…). Voilà, comme quoi ce blog peut prétendre à figurer désormais dans les blogs de cuisine, aux côtés de marmiton.com et lèchetout.org.

vendredi 18 février 2011

Ne changez pas de Klima


La philosophie à coups d'étrivière : telle est l'entreprise impitoyable, dévastatrice et à compte d'auteur dans laquelle se lance au début du vingtième siècle cet auto-proclamé "descendant des singes pourris" qu'est l'écrivain tchèque Ladislav Klíma. Trouvant le marteau de Nietzsche d'une mollesse charitable, brassant astronomie et métaphysique comme l'avaient fait avant lui un Poe ou un Blanqui, reprochant à Schopenhauer son manque de rien, Klíma reproche à la pensée de n'être bien souvent qu'une logique factice, incapable d'embrasser les contradictions dans leur générosité — la vérité n'est que fiction, et en tant que telle doit se pratiquer et non se conquérir. D'où il en découle selon l'auteur que la sainte conscience s'apparente davantage à une pluie d'"états d'esprit", un magma d'intensités "volitives" qui prouvent que le monde repose sur une "volonté de plaisance". Et Klíma de se forger une langue et une grammaire à la démesure de son propos ; classifications de Linné, théories de Darwin, postulats de la physiognomonie (la bouche de Napoléon bâillant comme le canon de Waterloo !), il mâche tout, lui, "l'ornithorynque paradoxal" qui ne signa ce texte que d'un L. libérateur.

Les concepts, sous sa plume intransigeante, deviennent des rats passionnés, des araignées bouffonnes, tantôt rongeant la planche verbale sur laquelle ils voguent, tantôt tissant des toiles que la moindre bourrasque arrache. Et le lecteur du terrible Klíma, le lecteur fâcheusement contemporain, découvre en lisant ces volées d'aphorismes ("L'amour sexuel réunit trois ingrédients principaux : 1. la vanité, 2. la vanité, 3. la vanité" ou mieux : "Nous prenons notre désir pour un témoignage à l'appui de la vérité de la chose désirée"), ces développements sourds et involutés ("Tout trime et trame, tend et tremble, espère et désespère, se réjouit et se désole pour quelque chose non seulement qui 'est' théoriquement un rien, mais encore, pratiquement parlant, qui se paralyse en néant"), ces axiomes monstrueux ("L'expérience est la consolation et le refuge des imbéciles…"), le lecteur, donc, découvre qu'adhérer à une pensée est un geste absurde, qui ne consacre que son auto-suffisance. Parce que, nous dit Klíma, "chaque pensée humaine est, sinon inspirée, du moins infectée par la sociabilité, […] l'homme est un animal intégralement sociable…, — c'est dire : un animal lâche […] un esprit gauchi, exigu, tordu ; une vie faite rien que de compromission et de craintes et de tremblements ; et de fourberies et de flagorneries et d'infamies ; un état contre-nature de désarroi et de largeur superflue ; le bourrage de crâne, le dressage, la dispersion, le chaos ; et, par conséquent, la mise en sourdine des affects forts et purs, —"

Largeur superflue : ainsi définie et mesurée, la baudruche humaine stigmatisée par Klíma n'a plus le droit de se laisser être.

Si une philosophie ne saurait faire, à un moment ou à un autre de ses affres et gaietés, l'économie de l'extrême virulence, alors Le monde comme conscience et comme rien est peut-être cette machine terriblement célibataire qui, partie en guerre contre l'atrophie intellectuelle, à l'instar de la prose fractale d'un Arno Schmidt ou du phrasé aheurté d'un Artaud, nous désigne le mieux l'Ennemi : le non-désir.Le nihilisme affiché et fragmentaire de Ladislav Klíma a tranché depuis longtemps : "Le meilleur remède contre la peur est le désir de ce qu'on redoute." Dont acte.

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Ladislav Klíma, Le monde comme conscience et comme rien, Editions de La Différence. Traduit du tchèque par Erika Abrams. 216 pages. 138 francs.

Jauffret à Charenton


A la différence des autres écrivains, Régis Jauffret sait marcher sur les mains. Au sortir d’un restaurant où l’on a gaiement dîné de harangues de la Baltique et de conflits de voix, sur un trottoir repeint pour l’occasion en rouge chambertin, l’auteur d’Asiles de fous lève les bras tel un prêtre échappé des Diables de Ken Russel, paumes dirigées vers le ciel orageux, il inspire en fermant les yeux, son dos semble projeter sa tête en avant comme un joyeux boulet, ses jambes se plient et se déplient, une fois, deux fois, trois fois, ses cheveux frôlent à peine le sol, ses pieds trouvent un aplomb invisible, c’est parti, il avance, à coups de talon dans le vide, les dix doigts écartés pire que sur le clavier – du coup, on a l’impression d’être soi-même à l’envers, c’est normal, il sert à ça, Jauffret, à nous retourner, cul par dessus tête, à nous refiler du vertige et des raisons de douter, là où ses confrères s’obstinent méticuleusement à nous contourner. S’il tombe, nous tombons. S’il s’envole, pfuit, il faudra le suivre, même dans la nuit la plus noire. Et ça fait plus de dix romans que ça dure, cet incroyable funambulisme, cet art de traiter la grammaire comme un corps et le corps comme une grammaire. Car, chez Jauffret, les sentiments sont avant tout des conjugaisons, les personnages des éclats tranchants de rhétorique. Prenez un de ses précédents romans, Univers, univers : une femme prépare un gigot pour un mari qui tarde à rentrer, pourtant le gigot n’est pas fait de viande, mais d’une inquiétante matière qu’on appelle le « conditionnel » : tout ce qui arriverait si… Deux fois univers, deux univers une fois : le premier au singulier, le second au pluriel, ou bien c’est le contraire, peu importe, les réalités possibles sont des parallèles qui se frottent jusqu’à dégager un formidable énergie, irradiante, irascible. Dans L’enfance est un rêve d’enfant, Jauffret expédiait des enfants dans l’orbite déglingué d’un général de Gaulle tout droit sorti d’un cauchemar de l’ORTF, un général-mire composé de particules en noir et blanc qui cherchaient l’inévitable fission. Dans Clémence Picot, la vie d’une femme se voyait désintégrer à chaque phrase « en un heurt indescriptible d’avortements », pour reprendre une expression d’Artaud.

Avec Asiles de fous, Jauffret fait de nouveau marcher ses personnages sur les mains, mais cette fois-ci le sol est jonché d’éclats de verre. L’histoire est celle d’un implosion : un jour, Damien quitte Gisèle, mais c’est François, le père dudit Damien qui est chargé d’annoncer la mauvaise nouvelle. La démarche est délicate, mais François est malin : avant de porter le coup fatal, il va changer le robinet de Gisèle qui fuit. Je te répare ta plomberie, et tu oublies notre fils : à peine de la fiction… Mais en remettant en état de marche ce foutu robinet qui fuyait, ponctuant les nuits du couple de son insupportable morse, l’apprenti plombier a ouvert en grand les vannes de la folie, pas seulement celle de Gisèle, mais celle du roman : « Il a osé l’utiliser, d’abord avec d’infinies précautions, puis avec une frénésie de crétin qu’on laisse jouer avec les robinets de crainte qu’il s’électrocute en s’attaquant aux prises de courant. Il ne se lassait pas de lever et d’abaisser la manette, et de la tourner pour obtenir de l’eau brûlante, tiède, puis à nouveau de l’eau froide dont il caressait le jet d’eau comme une verge. » Plus rien ne sera comme avant. La guerre est déclarée. Les parents veulent que Gisèle laisse en paix Damien, qu’elle ne le harcèle pas de son désespoir poisseux. Gisèle, elle, veut foutre son beau-père à la porte. Mais c’est une loi physique établie, la famille, à l’instar du célèbre sparadrap qui colle au doigt, s’accroche à proportion du rejet qu’on lui manifeste. Les voix deviennent insistantes, obsédantes, les discours se collent les uns aux autres comme des mouches obscènes, les corps fuient, le robinet fuit, il faut fuir, il faut fuir mais comment ? Jauffret, lui, sait comment : en écrasant la pulpe du langage, en étalant ses couleurs cruelles sur la toile cirée de l’hystérie compulsive. Tout est dit, craché, tout et le contraire de tout, la vérité n’existe plus, seule compte la morsure des mots, c’est à celui qui fera le plus de mal, qui détruira avec le plus de violence cette mesquine réalité qui se prenait pour un évier, et qui voyait dans son émail maculé le poli piqué d’un miroir menteur. Tout y passe, la maternité goulue, la flaccidité paternelle, le fils prodigue en lâchetés, « le cambouis amniotique », le cirque incestueux de la parenté, le cri de lapin du désir pris dans les phares effarants du quotidien, l’alcool qui « a été inventé pour supporter les mères ». La folie s’étend comme un lierre furieux, les objets n’y échappent pas, après le robinet c’est au tour du frigo de faire les cent pas dans le couloir , puis c’est le sol qui prend la tangente, avant de repousser… Avec Asiles de fous, Régis Jauffret laisse loin derrière lui les inévitables petits épiciers de la littérature qui en ce mois de septembre nous ressortent leurs produits de l’an dernier, relookés-soldés. Avec, en prime, une lueur d’espoir : « Nous étions sûrs que le soleil se lèverait un jour, éblouissant comme le flash d’un paparazzi sur l’éjaculat d’une célébrité. »

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Régis Jauffret, Asiles de fous, Gallimard, 214 pages, 16,50€

Chien de Goncourt


Le prix Goncourt 2020 ne fut pas le plus glorieux de son histoire mais ce ne fut pas non plus le plus honteux ; il ne récompensa pas un auteur particulièrement doué de ses dix doigts et de son cervelet mais ne consacra pas non plus une crapule littéraire si tant est que cette engeance existe encore; il ne fut pas décerné au meilleur moment même s’il aurait pu être remis en des temps moins cléments ; son attribution ne souleva guère d’indignation quoiqu’elle fît, ici et là, quelques vagues de bile qu’il fallut ravaler d’un sec mouvement de glotte ; son retentissement s’étendit au-delà des cercles concernés, certes, mais nous ne dirons pas, non, nous ne dirons pas qu’il alla jusqu’à rayonner outre la fange habituelle ; certains y virent un camouflet – qui est une forme constipée de gifle, une sorte de gant virtuel – jeté à la face d’une littérature dont les plus grandes victoires se chiffraient en chiffres et les plus notables audaces en notables, tandis que d’autres louèrent sa clairvoyance et son sens historique de la repartie ; les jurés, au nombre de sept, se félicitèrent de leur sagesse auto-rémunérée et convinrent, oui, convinrent que si ce n’était pas Dante, ni Flaubert, le lauréat, grrrr, s’en sortait plutôt bien en comparaison de ses prédécesseurs qui tous, ouaf ouaf!, croupissaient désormais dans une honte que rien, ou si peu de dîners en ville, ne laverait jamais ; les jurés, convient-il d’ajouter, étaient eux-mêmes des écrivains, et ce à plus d’un titre ou castelet ; ils savaient de quoi il retournait et qu’il était bon de l’y renvoyer séance tenante ; coiffé de ses lauriers, hyper photographié par une presse que plus aucune laisse ne retenait, pavanant sous les caméras de surveillance de la Haute Instance de Cullturre intermitente [sic], le vainqueur du prix Goncourt 2020 en profita pour cracher, sbreuuuuhh-rff, sur le milieu qui l’avait hissé à un tel parnasse et n’hésita pas, mouaahhhh, à conspuer ses prétendus pairs ; on ne l’admira que plus ; et ne négligeons pas, yap yap, le fait que l’ouvrage pour lequel il avait été sacré Littérateur-Lauréat s’était déjà vendu à des milliards et des milliards de croquettes d’exemplaires, grâce à de médiatiques bassesses qu’on aurait tort de stigmatiser à outrance puisqu’elles furent aussi spontanées que sournoises ; ne négligeons pas non plus le fait que le livre qui lui valut, srrrrr, chronc, une telle palme dans la gueule et vlan et vlan, que ce livre, dont le titre, imprononçable au demeurant, était composé d’une infinité de mots, que dis-je, de vocables relevant certainement davantage du commerce péricliteux des abats que de la forgerie des bijoux ciselés, ouhm ouhm ; oui, le prix Goncourt 2020, à la différence du prix Goncourt 2019 qui ne fut attribué à personne ou si peu, ainsi qu’à la différence du prix Goncourt 2021, dont ne voulut pas le pourtant méritant bénéficiaire, décerné une fois de trop au McDonald’s de la rue Soufflot, fut, huuuu, attribué à un chien (plus précisément : un carlin).

Emma dans tous ses étaux


Etonnons-nous. Et du succès du « bovarysme » comme concept à la fois psychologique et politique, et de l’insuccès de celui de « chastillonisme », puisque quatorze ans avant la parution controversée de Madame Bovary, Balzac publiait sa Femme de trente ans, portrait d’une adultère déçue par la « nullité » de son mari. L’intrigue rocambolesque empêcha peut-être Julie de Chastillon d’être alors réifiée en archétype – seule s’imposa la formule « femme de trente ans ». En revanche, le procès intenté à Flaubert dut favoriser l’émergence de ce fameux « bovarysme », terme devenue si rapidement clinique qu’il méritait bien les avatars qu’on lui connaît. Il revient sans doute à Barbey d’Aurevilly d’avoir forgé le mot, qu’il orthographia scientifiquement « bovarisme » dans un ouvrage paru en 1865. Mais c’est Jules de Gautier qui donnera ses lettres de noblesse philosophique au mot en lui consacrant un ouvrage intitulé Le Bovarysme (1892). Gautier arrache la notion « bovaryque » (l’adjectif est attesté, tout comme le verbe bovaryser) à ses limbes romanesque, pour ne pas dire vaudevillesque (la petite bourgeoise insatisfaite, en gros) afin d’en dégager l’essence aliénante. Selon Gautier, le bovarysme c’est d’abord « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». Une fois de plus, étonnons-nous. Et de cette théorisation vaguement positiviste, sur fond d’élan vital et de déterminisme, qui fait du bovarysme une pulsion, une critique de la réalité par les forces instables de l’imaginaire – et du peu d’échos que cette théorie a rencontrés. Car qui dit aujourd’hui « bovarysme » ne pense pas automatiquement aux peuples colonisés et à ceux qui « durant un long intervalle sous le joug de coutumes immuables ont perdu le pouvoir de se modifier ». Pareillement, malgré le passionnant travail effectué par Jacques Rancière dans, entre autres La haine de la démocratie (La Fabrique, 2005) et dans Politique de la littérature (Galilée, 2007), les entrailles politiques du « bovarysme » peinent à faire entendre leurs borborygmes séditieux. La thèse de Rancière est pourtant d’une séduisante pertinence : la capricieuse Emma n’est pas juste cette fille de paysan rongée par des rêves petit-bourgeois et des fantasmes issus de lectures chevaleresques, elle est avant tout ce corps social atteint du « mal démocratique », et que met en mouvement un « refus de séparer la jouissance matérielle des biens et la jouissance spirituelle de la littérature, de l’art, des grands idéaux ». Rappelons que dès 1857, cette épine « démocratique » travaillait déjà les contemporains de Flaubert : Armand de Pontmartin n’avait-il pas alors repéré l’influence de cette « puissance régnante », allant jusqu’à déclarer que « M. Gustave Flaubert, c’est la démocratie dans le roman » ? Las, ni l’épidermisme réactionnaire ni l’analyse post-althussérienne ne sont parvenus à faire d’Emma une crypto-révolutionnaire, et l’épouse de « Charbovari » s’est vu condamner, doxa oblige, à un destin de ménagère contrariée, éprise de kitsch et de pâmoisons. Minelli en a fait une garce fragile sous les traits de Jennifer Jones (« all she wanted was everything », nous susurre le teaser…) ; Sokourov a fait délirer le corps et la langue bovaryenne dans son hallucinant Sauve et Protège (1989) Chabrol, malgré le talent de Huppert, l’a plongée en 1991 dans un stupéfiant formol ; Posy Simmonds en fera une yuppie désœuvrée : Gemma Bovery… La renommée, comme l’arsenic, est cause d’étranges convulsions ; la littérature est l’opium du peuple des lecteurs. Run, magic Emma, run !

jeudi 17 février 2011

Sender, encore


A signaler, la parution aux éditions Attila du roman de Ramon Sender, L'Empire d'un homme, suivi de “Le Crime de Cuenca”, de Ramón Sender, traduction de Claude Bleton, 20 dessins d’Anne Careil, postface de Claro ("Même les loups ne peuvent y vivre") (272 pages, 18 €)

"L’histoire d’un mort qui ressuscite, et de la lente déchéance de ses meurtriers imaginaires.

Une partie de chasse dans la montagne permet de retrouver Sabino, un homme qui a mystérieusement disparu du village il y a 15 ans, et à l’assassinat duquel tout le monde a cru. Sur fond de tensions sociales et d’exploitation politique du moindre fait divers, deux paysans pauvres ont même été, à l’époque, condamnés pour ce meurtre (supposé).

La résurrection du « fantôme » jette tout le village – de la femme du mort, qui s’est évidemment remariée, aux familles des condamnés ; des plus pauvres jusqu’aux notables – dans un trouble et un malaise sans nom, tandis que le nouveau héros, jadis le villageois « le plus pauvre et le plus insignifiant », acquiert un étrange prestige.

Ce roman est inspiré d’une histoire vraie : un fait divers que Sender avait lui-même couvert, à l’époque, pour le quotidien El Sol. Le roman est ici suivi des articles de presse en question, totalement inédits, et révèlent un Sender journaliste inconnu en français."

vendredi 11 février 2011

Rumeur

"I heard that Enard and Claro traveled around Europe once performing a magic show–I’m not sure if I dreamt that, but it sounds very apt!" — Charlotte Mandell, traductrice de Zone et des Bienveillantes.

Les lignes d'Eleni Sikelianos

"Je vois les lignées de nos ancêtres se déployer en filaments, décrire ici et là des boucles, bifurquer, disparaître ; parfois le fil est rompu, parfois ce sont des impasses dans la nuit là où telle ou telle sœur a pris un bateau en Grèce et n’a jamais réintégré le troupeau ; des hommes et des femmes qui se sont trouvés ou que les circonstances ont précipités dans les bras l’un de l’autre, puis ont rayonné tout le long de la vaste lignée deux par deux ; car ils eurent beau s’aimer, aimer l’autre quel que soit son sexe, ou vivre séparés, sans cesse le long de cette longue flèche qui remonte aux premiers humains chassant dans la brousse quelque part sur un lointain continent à une époque indiscernable, on trouve un homme et une femme, formant couple, chacun représentant un trait d’union électrique d’effort et d’intelligence, illuminant le chemin qui mène jusqu’à moi, qui suis là – ; des hommes et des femmes, dont les yeux s’éclairent au moins un court instant dans leur vie ; qui s’aiment les uns les autres dans la nuit avant l’invention de l’écriture ; ou une brève rencontre, peut-être provoquée, qui permit la continuation d’une lignée ; ces paquets de gènes qui attendent, et cette incontrôlable pulsion animale à vouloir faire des choses – l’amour, des bébés ; leurs rangs allant toujours de l’avant, se scindant, baisant, se dispersant, jusqu’à ce qu’ils atteignent les abords de l’histoire ; puis plus loin, encore plus avant, jusqu’à ce qu’ils forcent l’enceinte de la tradition familiale."


(Extrait de Le Livre de Jon, d'Eleni Sikelianos, à paraître chez Actes Sud)

RIP Colin


Il a fallu que Fabrice Colin meure pour que je lise ce qu’il écrivait. J’ai pour principe de ne jamais lire ce qu’écrivent mes amis (qu’ils soient écrivains ou que la plume les chatouille), nous évitons ainsi les longues discussions stériles sur les mérites de nos styles respectifs et les petites jalousies larvées sur les succès divers qui nous accompagnent ou nous faussent compagnie. Je savais que Fabrice en pinçait pour la chose écrite, et se livrait à des « fantasy ». Mais les dragons et les fées m’ont toujours profondément ennuyé. Pour moi, ce stade infantile de la littérature ne vaut pas trois cigares freudiens. Non, avec Fabrice, nous avions de tout autres relations. Et, disons-le tout net, une passion commune. Un truc bien à nous que personne ne soupçonnait et qui nous ravissait, autant par sa singularité qu’à cause du secret dans lequel nous l’enveloppions. Maintenant que cette andouille de Fabrice a fait le grand saut, je ne vois plus aucun intérêt de taire la chose. Ça n’intéressera de toute façon pas grand monde. Fabrice et moi avions la passion des monocles. L’envie nous avait souvent taquiné de commencer une collection, mais les fonds manquaient, le temps aussi. Chiner n’était pas notre truc. Aussi avions-nous décidé de créer une collection imaginaire de monocles. Pour chaque modèle, nous avions élaboré une description précise et aguichante. Quand, au cours d’un dîner, nous échangions un clin d’œil, ça signifiait dire autre chose qu’une banale connivence. Ça voulait dire : tu aimes ce modèle ? ou : tu connais celui-ci ? Etc. Fabrice possédait une collection de monocles que j’ai réussi à évaluer à cent soixante-sept articles. J’en avais plus au départ, mais il m’en a racheté plusieurs dizaines quand j’ai eu besoin d’argent. Il était comme ça, Fabrice. J’en ai pas mal de souvenirs monoculaires le concernant. Je me souviens du jour où il a perdu un monocle rarissime, verre en provenance des derniers ateliers de Majorque, montures en corne de Palma, avec ressort intégré. Il en a pleuré intérieurement des jours entiers. Je lui ai offert, pour le consoler, lui, l’inconsolable, un modèle en ivoire assorti d’une pochette en peau de mérinos. Il aurait aimé être enterré avec. Mais pas brûlé, ça non. On me dit aujourd’hui que s’il était passé au roman, il aurait pu devenir un maître. Je m’en balance. En revanche, si Fabrice s’était attelé à une histoire générale et exhaustive du monocle à travers les siècles, il aurait secoué pas mal de planches et de poussière. On se souviendrait de lui comme d’un experts ès besicles, point barre. « L’œil et le bon » : telle était notre secrète et commune devise. On m’a demandé de préfacer ou d’avant-proposer ses textes, que je ne lirai sûrement pas. J’ai accepté, sans joie ni fierté. « Une chimère aussi soyeuse que celle que nos souffles entretiennent dans l’invisible » – je cite Fabrice dans une des rares lettres qu’il m’écrivit, afin de me demander essentiellement un échange de monocles – « n’a ni prix ni postérité ». J’ignore si c’est là son style quand il vous cause lutins et licornes, et je m’en bats les roubignoles. Personne n’a rien compris à Fabrice. Un jour, il m’a dit : « Cricri, tu sais, ça me fera bien chier le jour où je devrais porter des lunettes. » Parce que, bien sûr, il était hors de question qu’il porte deux monocles, hein ? Quoi dire d’autre encore, qui puisse intéresser des lecteurs avides d’histoires où se pavanent des gobelins hilares et des fées mal bouchonnées ? Ah oui, le jour où j’ai annoncé à Fabrice que j’allais arrêter d’écrire, il m’a dit, sans prendre de gants : « Cricri, si tu continues à écrire je t’offre le Monocle Mystérieux du Milieu du Monde. » Merde alors, le Quadruple M ! Impossible de résister. J’en avais rêvé toute ma jeunesse, de ce 4M. Alors j’ai continué à écrire. Toujours aussi mal, mais bon. Et puis un jour, je me suis dit : bon, allons réclamer à l’ami Fabrice ce légendaire 4M. J’ai décroché mon téléphone. Rien. Puis, deux heures plus tard, j’ai reçu un appel d’une certaine Katia, une fille qui bossait aux urgences de je sais plus quel hôpital. Elle pleurait. J’ignore comment elle a eu mon numéro. Elle m’a dit : « Votre ami a brûlé. » Ça avait le mérite d’être clair. Je suis resté une bonne heure assis sur ma chaise, le téléphone à la main, son bip-bip-bip comme un morse vidé de sens. J’ai jeté ma collection de monocles aux chiottes et j’ai tiré la chasse. Evidemment, ça les a bouchés illico. J’allais pas appeler le plombier pour déboucher des chiottes qu’obstruaient des trucs imaginaires. Autant envoyer un télex à un métaphysicien. J’ai déménagé. En Abyssinie, ben voyons. Lisez Colin, oui, pourquoi pas. Si ça vous fait du bien. Vous serez toujours borgne, et moi un peu orphelin. Personne ne peut comprendre. Personne. Les monocles, Fabrice et moi… quel intérêt aujourd’hui ? Si seulement on avait collectionné les pochettes d’allumettes ! Vous savez, la vie n’est pas ce qu’on croit. L’amitié non plus. La seule chose qui compte, dans le vent et la tempête, le soufre et l’ignorance, c’est ne jamais paniquer. Jamais.

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Note: Evidement, Fabrice est tout ce qu'il y a de plus vivant. Ce texte est une préface écrite pour le recueil Comme des fantômes - récits sauvés du feu, Les Moutons électriques, Lyon, 2008…

Un dernier tour


On sait beaucoup de choses sur Houdini, tellement de choses en fait que l’élément Houdini a fini par s’émietter dans chacune des choses qu’on sait de lui, laissant ici un H capital auquel il était las de toute façon de s’enchaîner, là un « o », cerceau pâle et un peu trop percé, cent fois traversé par de quadrupèdes compagnons lors de numéros où la grosse caisse peinait à marquer le tempo tchaka-tchaka-poum du Temps forain, et puis bien sûr les autres lettres, l’urne du « u » qui n’était somme toute qu’une – trivial soyons – cuve où, aaaah, retenir son souffle, huiffffffshhh, autrement dit une page blanche imbue de volume, mais aussi ce « d » dont on ignore en général quoi fiche si ce n’est constater qu’une fois enfoncé dans le corps il ne ressort jamais sans faire de dégâts, un peu comme une idée mal limée qui laisse des traces indésirables au lieu d’arrondir les angles, et enfin, une fois le « n » désenclavé des poignets, click-click, ce fameux « i » que Mystère Harry avait ajouté au nom de son mythique mentor, Robert-Houdin, magicien davantage porté sur les automates que sur les phénomènes de foire, Harry s’italianisant de la sorte, lui qui pourtant était né en Hongrie, quelque part dans le mitan du fleuve, entre Buda (et) Pest, au beau milieu d’un éventuel nulle part, bébé Harry qu’on avait transplanté ensuite en plein terreau américain, à Appleton, qui est une ville du Wisconsin (Wizconsin, devrait-on dire — hum, nous voilà bien avancé, tiens), pour y renaître une seconde fois, sous la forme d’un mini Edison de l’escamotage, et une fois cet éparpillement lettrique achevé, que reste-t-il de notre traqueur d’ectoplasmes, de l’amant de Madame Jack London, du dresseur de nègres lovecraftiens, que faire de la figure houdinienne une fois le courant alternatif éteint dans la chaise où il faillit poser son séant pour un ultime tour d’escapologie, alors n’en parlons plus, ne parlons plus de l’usine Houdini, fermons ses portes, jetons la clé, regardez, la voilà qui tombe, éclat sans or, par dessus le parapet du pont elle tombe – l’air cicatrise aussitôt – s’insinue dans l’eau noire du fleuve, de n’importe quel fleuve, et plouf ! de la chose Houdini il ne reste rien, sa mort est consommée, tous les yeux qui l’ont vu choir et patauger (et réapprendre à respirer au fond du lit boueux d’un miroir) ne fixent plus que le bombé de leurs paupières en granit, en acier, y a-t-il une explication, y a-t-il une raison, un fil reliant la bobine au labyrinthe, le lapin au chapeau, on ne sait, le fait est que la magie est de façon pas si métaphorique que ça une espèce de duplication farceuse (et un peu – un peu seulement ! – moins foireuse) de l’écriture, mais ne comptez pas sur moi ni sur Houdini pour vous donner un exemple, dévoiler ses trucs est passible d’enfer et d’opprobre, je ne dévoilerai rien, rien de rien, et nous resterons dans le noir, avec l’ombre-houdini, le souvenir de son ombre détouré et retourné, un destin passé, un coup porté, boïïïng, puis, sereins, les bras ballants, l’œil rouge, nous ferons comme tout le monde, nous ferons comme Houdini, nous serons, à proportions égales, oubli et magie.

jeudi 10 février 2011

Rencontre inattendue

" […] cette lourdeur froide, cette stupide indécision qui caractérisent les gestes d'un paralytique […] grommelant quelques paroles inintelligibles. Sa voix cassée ressembla au bruit que fait une pierre en tombant dans un puits […] cette créature sans nom dans le langage humain, forme sans substance, être sans vie, ou vie sans action […]" — Balzac, Sarrasine



"Our dried voices, when /We whisper together / Are quiet and meaningless […] Shape without form, shade without colour, / Paralysed force, gesture without motion" — T.S. Eliot, The Hollow Men

Blague présidentielle

"Les exigences contemporaines en matière de morale publique se sont considérablement renforcées ces dernières années." (Nicolas Sarkozy)

"La moralité est l'attitude que nous adoptons vis-à-vis de personnes que nous ne pouvons pas sentir." Oscar Wilde

lundi 7 février 2011

Hips et facto


Les éditions Inculte publient ce mois-ci:

L’Alcool et la Nostalgie,
de MATHIAS ÉNARD

"Réveillé en pleine nuit par un coup de téléphone de Jeanne qui lui apprend la mort de Vladimir, Mathias part dans l’heure à Moscou pour y retrouver celle qui reste, son amour défunt.
Dans la douleur du deuil, au cœur d’une ville déboussolée — vaste terrain vague peuplé par des ombres —, les anciens amants se retrouvent brièvement réunis autour de la dépouille de leur ami.

Mais il va falloir l’escorter jusqu’à son village natal, au fin fond de la Sibérie, pour l’y enterrer. Un voyage que Mathias effectuera seul aux côtés de son compagnon silencieux, à bord du célèbre Transsibérien qui relie Moscou à Vladivostok.

Trois mille kilomètres à parcourir à travers une fabuleuse succession de paysages, et autant de souvenirs de la féroce et complexe histoire d’amour qui met en scène les trois complices dans les lieux interlopes de la capitale Russe, au milieu des volutes d’opium.

Dans ce récit, s’invitent également en résonance l’histoire politique et culturelle russe : la Guerre Civile menée par Trotsky, les goulags racontés par Chalamov, les Premiers Honoraires de Babel. Un texte où les ombres de Dostoïevski, Axionov et Gogol ne sont jamais bien loin… Tout comme Tchekov, qui prétendait que face à la mort, il ne reste que l’alcool et la nostalgie."

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Mathias Enard, la revue inculte & Fred Exley à la librairie du Monte-En-L’Air
La librairie du Monte-En-L’Air vous invite à parler d’alcool (et à en boire un peu aussi...), autour de trois livres :

Le numéro 20 de la revue inculte , à paraître le 19 janvier, dans lequel on découvrira un très beau dossier précisément consacré à l’alcool.

L’Alcool et la Nostalgie, le nouveau livre de Mathias Énard pour les éditions inculte. Présentation du livre et lecture d’extraits.

Le Dernier Stade de La soif, de Frederick Exley, publié par Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’américain par Philippe Aronson et Jérôme Schmidt.
Présentation du livre par son éditeur, Dominique Bordes.

Rendez-vous mardi 8 février à la librairie du Monte-en-L’Air, 71 rue de Ménilmontant (Métro Ménilmontant ), à partir de 19h30.

vendredi 4 février 2011

Michon et son tesson


Corps de roi, de Pierre Michon, se veut un travail d'oscillation entre deux corps, la figure et l'incarné, l'un drapé dans une "défroque", l'autre allant "à la charogne": entre l'écrivain tel qu'on finit par le fantasmer et l'écrivain tel qu'il doit bien être quelque part. Aussi le livre de Michon n'est -il pas exercice d'admiration, ni tentative pour détrôner, mais effraction. Il s'agit de profiter de la béance, plus ou moins généreuse, entre le majuscule et le vulnérable, pour pénétrer dans l'entre-corps, pour y prendre ses aises, y tester l'atmosphère, y éprouver d'autres gestes. Dire quelque chose de Beckett, de Flaubert, de Hugo, de Faulkner est bien entendu envisagé, mais pour cela il faut glisser les doigts dans la plaie, et voir si la langue-michon peut y survivre, y produire autre chose qu'un discours. Et force est de reconnaître qu'à chaque fois, Pierre Michon parvient à se glisser presque nonchalamment dans l'interstice de principe, profitant de la fermeture d'un obturateur (Beckett photographié), d'un petit matin de juillet (Flaubert ayant achevé la première partie de Madame Bovary), d'une mort en un lieu incertain (Muhama Ibn Manglî attendant le gerfaut fatal), d'un whiskey à valeur d'éléphant (Faukner en farmer apeuré) ou d'une lecture de Booz qui s'achève… dans la booze.
Que fait alors Michon, une fois dans la place? Certes, il rend hommage aux maîtres des lieux, puisque le voilà tour à tour chez les différents saints de son panthéon littéraire. Mais la déférence n'est pas l'affaire de Michon, il cherche autre chose, des fragments, des bouts d'os, peut-être une pépite. On revient alors au titre du livre: Corps du roi. Non pas "le" corps du roi, ou "les" corps du roi, mais "corps du roi", qu'on dirait d'abord à l'oreille décalqué de l'anglais corduroy, mot qui signifie velours, mais qui très vite se change en quelque chose de plus rêche, de plus sec, qui échappe au sens. Une attaque. Un coup. Un éclat. Et Michon, en archéologue têtu, de trouver au cours de ses fouilles ce bris exogène qu'on n'attendait pas (et qu'il fait mine de découvrir alors qu'il l'a lui même introduit en contrebande, qu'il l'a planté, comme on dit dans les polars).
Pour Beckett, ce sera le "tesson de Job", tesson qui sculpte le visage de l'auteur de Molloy, mais qui très vite (le texte est court) devient un élément de décor, tel un os de seiche dans une vanité anamorphosée. On connaît l'allusion biblique: et Job prit un tesson pour s'en gratter et s'assit sur la cendre. Ici, c'est Michon qui récupère le tesson, et le laisse sur la page. Et bien sûr, soudain, ici, le tesson brille, on ne voit que lui, car Michon l'a longtemps poli de sa caresse.
Pour Flaubert, Michon semble hésiter, les tentations sont nombreuses. Il travaille dans un premier temps l'image du déchaussé, qui lui donne ce beau "frère déchaux", puis il triture un peu le "serrement de cœur", emprunté à Pasolini; il passe ensuite au "masque", auquel il associe chair et carton-pâte, s'aventure brièvement, instinctivement, du côté du Lama qui "se fend les boyaux" (il y a là une faille, il y reviendra), puis on croit qu'il a trouvé, que ce sera ce "g" que Flaubert guettait sur les couvertures des livres car il savait ce "g" être celui de Hugo avant d'être celui qui inaugure son nom. Alors Michon repart de zéro, il refabrique Flaubert en démiurge intrigué, il relance la donne, et trouve, comme par un miracle, la formule. Parlant d'Emma Bovary, qui serait comme un signe immémorial évoquant la peine et la plaie, il écrit: "C'est la fente du ventre compliquée de pleurs". Énoncé inédit, qui se tord tout entier dans la trouvaille de ce "compliqué de", qui dit cette fois-ci le corps de la reine, plutôt que celui du roi.
Michon ne consacre que quatre pages à un gentilhomme de la garde du Sultan, mais il sait qu'il va trouver, là encore, la formule. Et elle survient, sur la fin, après un incroyable tour de passe-passe difficile à expliquer, elle survient, magnifique: "La nuque casse au Caire", on la répète dans sa tête, comme si on mâchait des cailloux, le sens s'exfiltre, ça marche.
Faulkner? Une fois de plus, le prestidigitateur Michon fait apparaître des accessoires qui n'étaient pas là avant son arrivée et qui, bien sûr, ne sont pas de simples accessoires. Il en dissémine quelques-uns, "écrite de chic", "chabraque", "culotte de petite", et finalement, parce qu'il faut bien presser la détente: "Cofield déclenche". Clic-clac.
Le dernier texte, sur la, ou plutôt les lectures de Booz, est à lui seul un tapis d'éclats, d'os jonché. Le père est tué, Hugo enterré, Mitterrand singé, Faulkner imité, le livre peut s'achever dans l'éviction, quand Michon ivre est jeté manu militari hors d'un restau, c'est lui le roi, le roi qu'on avait invité et qu'on balance dehors. Mais le roi, enfin déchu, peut alors, son corps en paix, regarder le ciel, légué par Hugo et d'autres, ce ciel baudelairien qui est "un très grand homme", et sans doute aussi, entre défroque et charogne, roi des corps, assis sur la cendre, à la main un tesson, un tesson qui lui permet, on l'aura compris, d'écrire.
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Pierre Michon, Corps du roi, éditions Verdier, 2002, 8 euros (Prix Décembre 2002)

mardi 1 février 2011

Memento: Il y a dix-sept ans on n'était pas sérieux


















En France, en février 1994, en raison de la couverture du roman Adorations perpétuelles de Jacques Henric, publié au Seuil dans la collection Fiction & Cie, et reproduisant L’Origine du monde, le tableau de Gustave Courbet, la police visita plusieurs librairies pour faire retirer le livre des vitrines. Ça paraît loin. (Ça paraît loin?)

Radical, radieux, rageur : Les inachevés de Jirgl


On commence tout juste, ici, à découvrir l’œuvre de l’écrivain allemand Reinhard Jirgl*, et c’est comme si l’on regardait s’avancer quelque chose d’à la fois magnétique, forain, döblinesque et terrible. Certes, il y avait eu en 2007 la traduction de ce livre paru quatre ans plus tôt, Les Inachevés, fresque friable sur les populations déracinées au lendemain guère chantant de la Seconde Guerre, dont l’écriture disait assez qu’Arno Schmidt avait peut-être un héritier, du moins un fils turbulent, et pas seulement parce que la ponctuation semblait mener une autre danse, pas seulement parce que les points de vue se déplaçaient comme des plaques tectoniques. Grâce à Pascal Arnaud, qui dirige les éditions Quidam, nous pouvons désormais avancer un peu plus loin en terre jirglienne, et prendre la mesure de ce paysage inédit, que la traductrice, Martine Rémon, réinvente avec un talent proprement époustouflant.

Né en 53, Jirgl a été ingénieur en électrotechnique, puis a travaillé également comme technicien éclairagiste. Il faudra attendre la chute du Mur pour que ses manuscrits, longtemps soutenu par Henrich Müller face à la censure d’Etat, se fraient un chemin jusqu’aux lecteurs. Depuis, prix et récompenses n’ont cessé d’affluer, dont cette année le prestigieux prix Büchner. Remarqué en France par le génial traducteur d’Arno Schmidt, Claude Riehl, aujourd’hui décédé, Jirgl est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, et le roman que publie aujourd’hui Quidam est paru en 2005 (le titre original en est Abtrünning, Roman aus der nervösen Zeit).

« Des décennies – en années accumulées – sanvêtement sanpouvoir, le corps nu de naissance, puis Incarcéré comme 1 bête à mouler dans les formes gainantes de l’arrogance-de-survie infligée gantée skafandrisée, approvisionné, chauffé, surveillé à distance par des câbles électrodes canules tuyaux & tubes, les Injections concentrées & définies selon les tableaux pour Les remettre=au-trot, exciter à niou-veau l’avidité la colère la peur pour mettre en ébullition les cervelles bourrées de rêves de pleins pouvoirs, allumés par l’Eternel Stroboskope du Pleasure Dome, sans relâche, sans réserve, dans l’errance, l’incalculable accumulé en chiffres, LA NIOU-VEAU-TÉ l’instantané […] »

L’écriture-jirlg, on la voit, on l’entend, elle est comme le Temps qu’il met en scène : nerveuse. Le Temps, enfant bâtard ayant fui l’Histoire mais portant en lui, sur lui, tous les stigmates de l’exclusion, de la vilenie et de la peur. Ecrire l’individu, son sac d’histoires, ses nœuds de désirs, la route qu’il prend, les ruines qu’il piétine, mais aussi la vie des pensées, des affects, ce qui est établi, déboulonné, trahi, effrayant. Moins une écriture du simultané (Joyce) ou de l’écartèlement (Schmidt) qu’une diction feuilletée, ébrouée à même l’espace arpenté par Döblin, une éternelle remise en liberté d’un post-Biberkopf, une maladie des nerfs diffusé dans les rues, les objets, les gestes, et aussi les ricochets du galet-espoir, sur les nappes sombres, comptés puis perdus par le regard, l’ouïe, la conscience.

Jirgl sait casser et recommencer sans cesse son livre, alternant scènes d’intense intimité, vaudeville cynique, glissement des aveux, bacchanales urbaines, langueur & éclat. Grâce à une langue qui ne recule devant aucun agglutinement, une langue qui tape, tabule et entaille, l’auteur de Renégat parvient, en force, à faire rendre gorge aux situations, les autopsiant sans les figer, toujours attentif à la musique des détails, même si l’ensemble est voué à un destin cacophonique. Berlin comme un ulcère plus ou moins maquillé, et la mémoire des hommes tapissée d’argent et de hontes. A l’animisme insensé a succédé un cadavérisme dynamique. Une vision moléculaire, qui ausculte les parcelles du corps, les tumeurs de la pensée, pourtant jamais morbide, l’analyse étant portée à un degré d’ébullition à la fois joyeux et cruel.

La grande affaire de Jirgl, c’est l’expulsion, sous toutes ses formes, qu’elle soit géographique, historique, mentale ou corporelle. Il la donne à voir, à palper, à entendre. Intrus à lui-même, l’individu de l’après-camp, de l’après-Mur, évolue désormais dans un monde partagé entre mensonge et cynisme — « la fierté=de=soi luisant maintenant dans son honnêteté-de-mortadelle comme des cretons gras ». Petits chefs, riches poussahs, aigres pauvres et quart-mondaines : tous catapultés, manigancés, autorisés à louvoyer et mordre. Livré aux inaptitudes, brûlé par les aspirations, l’être-jirglien survit dans un éternel sabotage de soi et des autres : « l’épicentre de la liberté se situe dans l’œil de l’épouvante » (p.123).

Incroyablement modulé, panoptique même dans ses anfractuosités, mêlant un lyrisme décharné à une oralité concassé, greffant à même la narration des blocs prélevés en d’autres parties du livre, afin d’inoculer de violents constats politiques, philosophiques, historiques, n’épargnant rien, ni personne, aucun détail, froissé, pli, aucune nuance, torsion, affre – et précisément généreux parce qu’exhaustivement acharné, Renégat, roman du temps nerveux propose une expérience de lecture tout sauf étouffante, au prix d’un éclatement et d’un tourbillonnement incessant. Radical, radieux, rageur : alors oui=renégat.

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Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux, traduit de l’allemand par Martine Rémon Quidam éditeur, collection 'Made in Europe', 25 €

* Ce post a paru précédemment dans le Magazine Littéraire

Un album pénétrant


Les Bites Niquent nous avaient habitués à un son un peu mat, servis par des guitares pas franchement tournées vers l’élégance, à peine relayé par la voix d’apôtre zinc de Ninka, mais il a dû se passer quelque chose mon fils car leur nouveau single, 'Grasse Kelly', produit cette fois-ci par MasterK, arrache positively les ouïes. En six minutes et soixante-six secondes – merci Satan… –, après une belle panique de drums et un larsen loopé, la Fender fielleuse de Danie Double trace sa roots. Et là, c’est l’orage. On pense à Wu-tang puis on pense plus du tout, on est brassé, tangué, il y a même un glockenspiel planqué dans les riffs, c’est pour dire. Grass Kelly, hommage déguisé à Kelly Zay, l’égérie des Nantuckais de Brighton, ouvre une parenthèse qu’on espère tout sauf cicatrisable. Comme quoi les Bites Niquent mais pas seulement. [En vente chez votre disquaire de proximité/ Diffusion Maison Rouge KNL'art]

Une paire d'amers (les portraits robots de Christoph Meckel)


Livre bifrons, Portrait-Robot*, de Christoph Meckel**, se veut diptyque, face à face entre un père et une mère, deux figures longtemps détestées, bourgeois allemands du vingtième siècle ayant vécu les secousses de leur temps dans une artificielle et fallacieuse distance, prenant un plaisir guindé à aimer les arts, à évoluer dans l’ombre portée du beau, qu’on soit en paix ou en guerre, tous deux confits dans un apolitisme que l’auteur du livre, le fils, ose enfin ausculter, afin de mieux comprendre le mensonge de cette innocence revendiquée à l’égard du Troisième Reich, afin aussi de se livrer au portrait, art bourgeois par excellence, mais avec un pinceau plus épris de vitriol que de peinture à l’huile – vitriol nécessaire pour dissoudre l’épais et insupportable vernis dont ses géniteurs badigeonnèrent le quotidien sans cesse effrité de leurs existences.

Pour cela, Christoph Meckel s’est attaqué aux deux versants de la parenté, gravissant d’abord la face paternelle, disséquant la personne, pesant et soupesant ses aspirations, ses renoncements, en quête d’une veulerie et d’une violence qu’il a dû affronter dans la première partie de sa jeunesse. Le père est écrivain, critique, il évolue dans des cercles, ne prend pas sa carte du parti nazi, applique une loi de fer dans le cadre domestique, punissant pour ne pas voir ni entendre. Survient la guerre, et c’est sept ans comme une béance, le refuge dans les lectures, l’attente de la libération, le poids de la défaite, puis ce têtu labeur de déni et d’oubli pour apprendre à vivre sur des ruines. Un père inapte à l’amour, incapable d’auto-critique, dont Merckel tamise les silences, les lâchetés, les plaintes, sans complaisance, avec juste ce qu’il faut de haine trempée pour ne pas porter de coup fatal. Qui dit portrait dit arrière-fond, et c’est dans la peinture de ce décor censé n’être que décoratif que Meckel dispose ses pièges, pièges à souvenirs, à sensations, regrets.

Face au père, la mère, mais bien longtemps après, car une fois écrit l’autre partie du diptyque l’auteur a attendu près de vingt ans, attendu la mort de sa mère pour donner le volume complémentaire à l’impression. Et sans doute est-il bon de lire ce verso après le recto, d’ouvrir la mère après avoir fermé le père. Le travail de mémoire et d’analyse est plus complexe. Autant le portrait du père se nourrissait exclusivement d’un sévère inventaire des traits honnis, autant celui de la mère passe sans cesse par des portraits relais, comme si Meckel ne voulait pas étouffer son lecteur (et sans doute lui-même) dans une pure peinture de la détestation, et voulait entourer la figure maternelle d’êtres plus aptes à l’affection, à l’humanité, au don. De là ces esquisses chaudes de Lucie, la domestique, ces apparitions d’une grand-mère, d’un grand-père.

Merckel fait preuve d’une acuité analytique qui rappelle souvent celle du Sartre des Mots. Mais jamais cette analyse, d’une intensité soutenue, n’est dépourvue de chair. Car Meckel, aussi impitoyable soit-il, se doit de laisser s’avancer sur la scène l’autre : à savoir, lui, et avec lui l’attente, le désir, l’espoir, la conviction que l’art est à incarner, pas à admirer.

Portrait-robot ? Portrait de robots, de mécaniques incapables de sentiments ? L’affaire est plus complexe, plus subtile. Si Meckel ne cherche pas dans la nuance le sel de la compassion, s’il rédige ce faisant un acte de sécession définitif, il n’est jamais injuste ni de mauvaise foi. Il ne donne pas de coup, comme son père, n’est pas indifférent, comme sa mère. Il dit ce que le fils en lui avait à dire, et ce qu’en tant écrivain il peut écrire :

« Dans le récit du concret et du tangible, et dans l’écriture de ce que j’étais, je construisais un objet fait de langue, dans lequel se profilait objectivement ma quête.»

S’interrogeant à la fin de son livre sur la possibilité, la réussite, la réalité d’un tel projet, Meckel écrit, laissant la lecture décider à sa place :

« Un livre consacré à un homme, qui s’efforce de le raconter ou de l’étudier? Une langue expérimentale, valable pour cette unique occasion, dont l’objet est un homme? Qui fait de lui son objet ? Qui soit adapté à cet homme en particulier? Qui concerne un homme ? Quelques pages qui montrent un homme? Le dépeignent? L’esquissent? Le calquent? Le cernent? Le sondent? L’analysent? Le rappellent à notre mémoire? L’invoquent? L’authentifient? – Et après? »

C’est dans cet « après », qui est lecture, travail de lecture, que la littérature, une fois de plus grâce à Meckel, montre combien sa trajectoire entretient un dialogue vibrant avec ce qu’on nomme, sans doute ludiquement, échec.

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* Christoph Meckel, Portrait-Robot, Mon père / Portrait-Robot, Ma mère Traduit de l'allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan et Béatrice Gonzalés-Vangell, Quidam éditeur, 248 pages, 20 euros

** Christoph Meckel, né à Berlin en 1935, a fait des études de graphisme à Fribourg et Munich et vit actuellement entre Berlin et Fribourg. Il a remporté de nombreux prix pour l'ensemble de son œuvre : le prix Rainer-Maria-Rilke (1979), le prix Georg-Trakl (1982) ou encore le prix Joseph-Breitbach (2003). Il est notamment l'auteur de Un inconnu : récit (Le Temps qu'il fait, 2007) et La Ville de cuivre (Gallimard, 1993).