jeudi 20 janvier 2011

Céline célébré, mais Céline honni


Ça a commencé comme ça… et ça n'est pas près d'être fini. Le Ministère de la Culture ayant bûché sur le calendrier des célébrations à venir, un nom s'est imposé assez vite, celui de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline. Et ce nom, bien sûr, en hérisse certains. Bertrand Delanoë déclare sans ambages au Parisien que Céline était "un parfait salaud", et Serge Klasfeld s'indigne qu'on honore sa mémoire. Bon, évidemment, si on a lu les pamphlets de Céline (ce qui n'est pas facile vu qu'ils n'ont jamais été réédités) et potassé ses biographies, on n'en est plus à se demander s'il a collaboré ou pas, s'il était vraiment antisémite, etc. La question que pose cette éventuelle célébration n'est donc pas de savoir si Céline était antisémite ou pas (il l'était) ni s'il est ou non un grand écrivain national (il l'est). La question est plutôt de savoir quels sont les critères à remplir pour être digne d'être célébré par un État. Il est difficile de s'en faire une idée précise, même en passant un certain temps sur le site des archives de France qui exposent les réjouissances à venir.

Il serait bon à ce propos d'étudier de près les autres écrivains retenus dans la rubrique "littérature et sciences humaines". On trouve, entre autres, Blaise Cendrars, Jean Cayrol, Hervé Bazin, Nicolas Boileau, Théophile Gautier. Parfait. Mais bon, n'a-t-il pas été question il y a quelque temps d'un pamphlet écrit (mais jamais publié) par Cendrars, intitulé “Le bonheur de vivre”, datant de l’été 1936 et destiné à la collection “la France aux Français”, pamphlet qui, d'après ceux qui ont pu le lire, professe un mépris égal pour les ouvriers et les juifs? Bazin? Il y a bien cette histoire de "prix Lénine", il faudrait aller voir de plus près, mais là c'est chipoter, sûrement. Boileau. Ah, non, Boileau, ça passe sans problème. On a le droit d'être historiographe du roi, surtout si c'est hyper bien payé, moralement ça ne devrait pas poser de problème., le roi est mort, vive le roi. Gautier? Certes, il tient dans son récit de voyage intitulé Constantinople des propos sur les Juifs qui ne sont pas du meilleur goût, mais qui lit encore Constantinople de nos jours? Les Turcs?

Mon Dieu, qu'il est délicat d'établir un soigneux barème. Ces écrivains, décidément… Comment s'y retrouver, entre leurs actes, connus ou non, leurs écrits, publiés ou pas, privés ou publics, leurs déclarations, publiques ou privées, et leurs pensées, secrètes ou avouées? Faut-il instaurer une commission, une sorte de tribunal moral (ou politique) capable de repérer les resquilleurs? Car tous ne sont pas aussi infâmes que Céline dans l'expression. Il y a sûrement des sournois. Des qui cachent leur jeu.

Finalement, ce qui pose problème, ce n'est peut-être pas tant Céline le salaud que le principe même de la célébration, rituel qui cherche à établir un calendrier des saints laïques, un éphéméride mêlant talent et moralité (citoyenneté?), et susceptible de dire quelque chose de la grandeur nationale au prisme de ses lettres. Car franchement, comment établir des rapports d'harmonie entre 1/ une politique culturelle qui bien souvent méprise la culture vivante, 2/ ce fantasme de célébration qui présuppose un parcours historique un tant soit peu irréprochable et 3/ des écrivains dont le talent ne saurait se mesurer à l'aune de la probité?
Se penchant sur le catalogue qui retrace 25 ans de célébrations nationales, le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, écrit très joliment ceci:

À leur service et pour leur rendre hommage, les plumes les plus prestigieuses ont réécrit au fil de ces trois cents pages une histoire de France propre à charmer nos imaginations et nos esprits contemporains, propre à flatter, stimuler ou interroger les héritiers que nous sommes, de nature enfin à inventer ce que pourraient être nos lendemains.
Et sans doute faut-il y lire, en filigrane, un élément de réponse. "Charmer nos imaginations"… ah, que ces mots sont doux à l'oreille. Charmer, flatter, stimuler… Il est vrai que Céline ne charme pas vraiment nos imaginations, en tout cas pas dans Bagatelles pour un massacre, même si ses haines en disent plus long sur l'histoire de France qu'un quatrain d'Eluard, et ce sans le moindre prestige. Pourtant, il parvient sur le podium final. La raison? C'est simple, et c'est écrit en avant-propos à ce palmarès:

"Les auteurs ont retenu ce qui, selon les modes d’appréciation qui se sont relayés ou qui se sont empilés, méritait d’être célébré et dont la mémoire devait être revivifiée."
Bon, personnellement, voilà une phrase que je n'aimerais pas avoir à commenter au bac de philo… Cette histoire de relais et d'empilement n'est pas très claire. Serait-ce du marxisme déguisé? Quelque éloge obscur de la réhabilitation? Sûrement pas une citation de Céline, ça c'est sûr. The plot thickens, comme on dit. Y aurait-il, derrière cette boulimie de lauriers posthumes, une envie de se faire pardonner? Du style: nous vous avons manqué d'égards, nous ne vous oublions pas malgré les apparences – ou plus simplement: on a vérifié, c'est votre année, de naissance, de mort, de parution, peu importe, mais votre tour est venu. Elève Céline, en dépit de vos blâmes, vous pouvez concourir au tableau d'honneur.

Célébrer des écrivains célèbres peut sembler prudent. Sauf quand le soufre participe de l'éclat. Alors là se complique. On est en terrain miné, c'est le débat œuvre/vie. Talent/moralité. Mais hélas il n'existe pas de jubilé à deux vitesses. On ne peut pas donner une couronne et refuser un sceptre. Serrer la main et cracher à la gueule. On n'est plus au temps de Jdanov, non plus. Bref, que faire, comme disait l'autre, quand les lauriers sont cueillis?

En attendant (mais quoi?), on pourra toujours célébrer, distantes entre elles de quatre cents ans, les parutions de l'Eloge de la Folie d'Erasme (1511) et de l'Histoire de la folie à l'âge classique de Foucault (1961). Une façon comme une autre d'agiter le bocal…
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Note: A ceux qui s'interrogent sur la complexité politique de Céline et les sources de son antisémitisme, je renvoie à l'excellente étude d'Yves Pagès, Les Fictions du politique, coll. Tel, éd. Gallimard.

5 commentaires:

  1. Voilà. Ce qu'il fallait dire. Non les impossibles critères. Mais le principe même de la célébration étatique.

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  2. "Invoquer sa postérité, c'est faire un discours aux asticots." (Voyage au bout de la nuit)

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  3. Et Céline, où qu'il soit, doit se marrer la gueule ouverte de voir la droite/gauche incapable de se défaire de sa postérité.

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  4. "le principe même de la célébration, rituel qui cherche à établir un calendrier des saints laïques", voilà, c'est cette crétinerie-là qu'il faut envoyer balader. Si on fêtait la publication du Voyage plutôt que la mort de son auteur (à quoi ça rime, franchement, quel qu'il soit ; idem pour la naissance), il n'y aurait plus personne ou presque pour râler. C'est quand même pas bien malin à imaginer.

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  5. Sous l'angle du goût, il me semble que la littérature relève de l'intime, comme la religion, et ne saurait être célébrée qu'en privé. Sous l'angle de la nation, Céline n'est guère fréquentable sauf à réhabiliter Pétain. Reste la question du contenu célébré sous l'enveloppe Céline – que la lecture des lettres publiées pendant l'occupation, entre autres, règle radicalement : Céline le rebelle s'y montre enclin à la dénonciation des collègues (Desnos signalé comme juif possible aux autorités) et prompt à un conformisme meurtrier qui ne laisse pas ses textes indemnes à la relecture. C'est de cette relecture indispensable à mon sens qu'il est question via célébrations et commentaires, officiels ou non.
    À ce titre, le livre de Philippe Alméras, Les idées de Céline, Berg éditions, 1992, est lumineux sur la nature raciste de l'oeuvre célinienne.

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