lundi 31 mai 2010

Je est des nôtres


Je, premier livre de Rémi Marie, tente de dissoudre son récurrent sujet, à force de répétition, comme si, en prenant toujours le même appui, la phrase pouvait non seulement faire oublier la vibration du plongeoir mais jusqu'à la notion même de plongeoir, pour ne retenir, et n'éprouver que le saut. Donc, dans Je, toutes les phrases commencent par "je" — c'est un procédé, mais il faut bien procéder, face à la réalité de la page l'enfant n'est plus de chœur.

Le sujet, donc, est indécision, marche, il est gestes, actions, regards, paroles, décisions, regrets :
Je suis allongé dans la baignoire, je suis seul dans la baignoire, je suis seul dans l'immense appartement avec baignoire, je suis seul baigneur, je suis seul dans le silence de l'appartement vide, je suis seul dans le calme du grand appartement familial vide, je suis seul et j'écoute je silence de l'appartement vide, je suis seul et j'écoute l'absence de ma nouvelle famille, je suis seul allongé dans la baignoire familiale […]
On voit bien que "je" creuse quelque chose, et que ce qu'il creuse, outre le "je" auquel il se réduit peut-être, est fait des ondes créées par tout "je" autour de soi. L'affaire du cogito est entendue, et "je" a conscience de manque de détachement, il est à Vienne, c'est-à-dire nulle part, un seul être lui manque, ou bien mille, et très vite le trou noir qu'est le "je" déteint sur le verbe aussitôt conjugué, lié, qui le suit: Je suis, je suis, je suis – l'acte d'être se change en acte de suivre, comme si "je" devenait curseur, pris dans la rainure du faire et du défaire.

N'être plus qu'un "je", jeté dans la succession du vivre, oui, mais dans quel but? Rémi Marie, à mille lieues de toute auto-fiction, parce qu'abouché à sa condition même, ne se contente pas d'errer dans les limbes ignorées par Descartes, en fou confondant flamme et cire. Il demande à son je des résultats: par exemple, traduire Thomas Bernhard, traduire Béton, lire en idiot faulknérien, le traduire à tâtons, à coups d'ordinateur, ich=je, retraverser le rendu, y rechercher la voix-Bernhard:
je regarde les mots allemands comme des amis wenn ich im Hotel wohne si je dans l'hôtel habite si j'habite dans l'hôtel si je loge à l'hôtel, je les prononce tout haut, j'écoute leur sonorité denn Wien ist gegen meine Arbeit car Vienne est contre mon travail, je suis fasciné, je pénètre un secret, j'invente une troisième langue.
Ou, comme il est dit peu après, "j'essaie de vivre, j'essaie seulement de vivre". La force du livre de Rémi Marie, c'est de ne pas se laisser aller à une trop facile dissolution, qui serait purement syntaxique, c'est d'assumer la persistance de ce noyau d'ego, qui résiste, revient, comme une graine de quoi entre les dents, qu'on mâche en l'oubliant, et se rappelle alors, bon souvenir, mauvais souvenir, la phrase a autre chose à faire de toute façon, et le fait, tant pis pour le plongeoir, tant mieux pour l'eau fendue de la page. "J'écris que j'écris", dit "je" à un certain moment, un moment certain, mais bien sûr il cherche avant tout la "troisième langue", non pas la simple déréalisation de la langue, non, l'enfant n'est pas, n'est plus de chœur, mais ce tout léger et diffus bégaiement qu'est, attention, notre lecture, qui seule relie l'acte de plonger à celui de boire la tasse et sait bien qu'en disant "je" nous sommes aussitôt "il".

Objectif subjectif? Je, roman du jour mal levé, de l'après-Beckett, poème à particule disjointe? Ça se lit tout seul, aimerait-on dire, étant écrit sur fond de solitude, dans un détachement qui est décollement, arrachement, aussi.
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Rémi Marie, Je, éd. LaureLi, 15£€, paru le 12 mai

jeudi 27 mai 2010

Les Effondrés ce soir à Atout-Livre


Le Jeudi 27 Mai à 19h30, autrement dit ce soir, La librairie Atout-Livre (203 bis avenue Daumesnil, 75012) est heureuse et impatiente et carrément fière de recevoir Mathieu Larnaudie à l’occasion de la parution de son dernier roman Les Effondrés (Actes Sud). Claro s'autorisera une brève présentation de l'homme et de l'œuvre.

Mathieu Larnaudie est également éditeur, et il viendra présenter la collection dont il a la charge aux Editions Burozoïque : Le répertoire des îles. A cette occasion, sera également présent Sylvain Prudhomme qui publie L’Affaire furtif aux éditions Burozoïque.

A signaler également la parution imminente du numéro 19 de la revue Inculte, avec un dossier sur "le cul", des interventions, entre autres, de Mathias Enard, Maylis de Kerangal, Stéphane Legrand, Aurélie Djian, J.-M. Blas de Roblès etc. + un entretien avec Paul Verhaegen, l'auteur d'Oméga Mineur (éd. lot 49).

Et pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur le roman de Mathieu Larnaudie, Les Effondrés, je remets en ligne ma critique postée il y a peu sur ce blog:




Les lecteurs du roman de Viken Berberian, Das Kapital, se souviennent peut-être de ce passage dans lequel on assistait à une conversation entre deux traders dans les toilettes de leur tour d'argent, passage où il était question de désastre déterministe et de gargouillement intestinal. Une scène similaire se joue dans le récit de Mathieu Larnaudie, Les Effondrés, qui sort mercredi aux éditions Actes Sud, et l'on ne peut s'empêcher de déchiffrer, dans ce jeu d'échos, une certaine façon de raconter la crise: quand le nabab redevient simple mortel, quand son tube digestif duplique les mouvement économico-péristaltiques d'un système qui vient tout bonnement d'exploser.
De même qu'Yves Pagès avait ausculté, de l'intérieur, les destins craqués des travailleurs éphémères, dans sa série de portraits tremblés intitulée Petites natures mortes au travail, Mathieu Larnaudie s'attaque aujourd'hui à une tout autre tribu, celle des seigneurs du dollar, les rois du Bloomberg, les chevaliers de l'industrie capitaliste, les saisissant à l'instant stupéfiant où leur cheval de bataille s'écroule sous eux, rosse traître et empoisonnée, au moment même de la Crise.
En vingt-quatre courts chapitres, comme autant d'heures qui blessent avant que la dernière ne tue, au cours d'une journée abstraite où l'on voit choir et déchoir tous ces manitous/saltimbanques, en un effondrement cadencé, au frais d'une entropie qu'ils estimaient improbable, Mathieu Larnaudie décrit et raconte l'avancée sournoise de la fêlure sur ce mur qui à New York est une rue, à Berlin un souvenir et partout ailleurs une frontière.
Et pour mieux nous faire voir et entendre ce lézardage, Larnaudie le laisse envahir la phrase, étirant celle-ci jusqu'au point de rupture, développant des arborescences, procédant par fourches, écarts, dilatations, rendant ainsi quasi palpable les différentes strates que traversent ces fauchés d'un nouveau genre (c'est-à-dire ces sectionnés).
Ce qui est rendu prégnant, surtout, c'est la stupeur, cette incrédulité discernable derrière les lunettes de ces chouettes du fric qui n'ont pas vu venir la crise, ou alors cru qu'elle serait minime, accessoire, mais surtout pas endémique, surtout pas constitutive au système même qu'ils prônaient, et auquel pourtant ils ne souscrivaient que dans un but d'auto-enrichissement, rappelant par leur conduite même que la perversion du système était l'essence même du moteur capitaliste et non son éventuel dévoiement. Deleuze et Guattari avaient en leur temps suffisamment pointé cette vérité historique, à savoir que le capitalisme ne fonctionne que par dysfonctionnements. L'heure de la crise est donc aussi l'heure du grand décillement. Non, ce n'est pas une avanie, non, les malversations ne sont pas un simple virus portant un rude coup à un gros corps malade. Le système crève, victime de ses propres conducteurs, ces chauffards de l'autoroute financière, et voilà l'Etat contraint de renflouer les caisses, de tancer des brigands qui l'instant d'avant étaient ses mécènes et complices, voilà la justice venant demander des comptes à ces vautours persuadés de voler plus haut que les nues.
Mais de ces champions de la chute, jamais Larnaudie ne rit. Il conserve l'ironie à un degré d'ébullition raisonnable, préférant refaire au moyen de ses phrases tentaculaires le tracé de vies parties souvent de rien, suivre les volutes d'une ascension de plus en plus désincarnée, défaire les petits nœuds obscurs de ces puissants que la crise réinvente en simples boursicoteurs foireux.
Le livre devient ainsi non pas un tribunal mais une série de stations, où l'on voit trébucher et tomber les apôtres du green gold.
Impossible de citer in extenso un passage des Effondrés, tant le déroulement proustien de la phrase défie la section, mais qu'on goûte au moins un des débuts de ces longues périodes qu'on pourrait dire oratoires mais qu'il serait sans doute plus judicieux de qualifier d'orageuses, tant la phrase larnaudienne est pareille à un précis grondement accompagné d'impressionnants éclairs, à la fois rumeur et zébrure:
"Et l'on vit, quelques jours plus tard, succéder, sur la colline du Capitole, dans ce périmètre de la ville de Washington intégralement dédié aux diverses instances de représentation du peuple américain et de sa volonté souveraine, au Maestro destitué, défroqué, devant la commission de surveillance exceptionnelle, à la place même où celui-ci avait posé son étroit arrière-train pour apostasier de sa foi et faire table rase de ses certitudes, ou pour homologuer la complète réforme intellectuelle qu'il avait opérée […]"

Un chantre de la débâcle? Avec Les Effondrés, Mathieu Larnaudie, après l'impressionnant Strangulation et le poético-programmatique La Constitutante piratesque, donne en cent soixante-dix pages la mesure de son acuité stylistique et nous offre de vertigineux tableaux vivants, créant sans aucun doute une "hécatombe" où des bœufs cravatés poussent un dernier mugissement ébahi alors que le merlin de la fin de l'Histoire s'abat sur leur front point trop vierge. La fiction, elle au moins, n'est pas en crise.
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Mathieu Larnaudie, Les Effondrés, éd. Actes Sud, 18€, sortie le 7 avril 2010

lundi 24 mai 2010

L'A cité selon Barbaut


Ah ça, JB a pas mal d’allant. Achab sans frac, Adam à l’almanach pas banal, JB bazarda sans fracas l’art à la papa, attachant Dada à Lacan, ravalant l’agaçant b-a-ba. Patatras ! Allant sans trac à l’avant d’harassants tracas, JB mâcha l’A, malaxant l’bazar à chants…

Ou pour le dire autrement, vient de paraître aux éditions Nous un petit ouvrage signé Jacques Barbaut intitulé A As Anything, et sous-titré Anthologie de la lettre A. Consacrer une anthologie à une lettre semble relever a priori d’un curieux fétichisme, mais comme Dieu, l’exhausti a son centre nulle part et sa périphérie partout, la chose était donc possible et envisageable, et Barbaut, dont on a pu lire l’excellent Cahier-Décharge en 2002, a pris la peine et le plaisir à parts égales d’ausculter la lettre par laquelle on aborde – saborde – l’alphabet. Son approche varie à chaque page, tantôt il cite tantôt il énumère, et semble ne rien omettre, en tout cas d’essentiel. On y croise Roussel et Zukofsky, Brisson et Derrida, Hawthorne et Larousse. Rimbaud, bien sûr, qui écrivait à Paul Demeny en 1871 : « Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! »

Manière de rappeler – d’avertir – que le son fait forme, que « le métier d’un homme de lettres, ce sont les lettres de l’alphabet » (Perec). Ah ça! Barbaut est un écrivain buvard, point du tout bavard, donc, qui aime à se dissoudre dans la matière-falbala des mots dont l'infinie galaxie de grains est sans cesse chamboulée, pour peu qu'on sache incliner idoinement l'indécis sablier, un écrivain dont la devise semble être "à dada" et qui, de temps en temps, nous donne de nouvelles impressions de son Afrique intérieure, nous faisant avaler, ça alors!, des beaux A.


samedi 15 mai 2010

La moelle et le fer


Publié en 2009 chez Grasset par les bons soins de Cécile Dutheil de la Rochère, L’Homme barbelé, unique roman de Béatrice Fontanel, par ailleurs iconographe et auteure pour la jeunesse prolifique, a la force poétique de ces texte célibataires dont nos étagères manquaient avant même de le savoir. Se présentant sous l’humble forme d’une enquête – qui était vraiment Ferdinand, ce père sévère disparu dans les camps de la mort ? –, ce « roman » tout entier hérissé de souvenirs arrachés et ravaudés parvient à combler le hiatus d’une vie explosée, la vie d’un homme qui ne sut pas aimer, ni sa femme ni ses enfants, au nombre de quatre, parce que pris dans l’étau jamais refroidi des deux guerres mondiales. L’auteur reprend le fil sans cesse cassé, mâché, noué d’une vie dont on ne peut réellement caresser la fibre ou sentir les échardes sans passer par l’expérience physique de cette violence barbelée qu’ont traversée, rampant pantelant chantant, des millions d’hommes, depuis les premiers trains de 14 jusqu’aux wagons plombés de Pologne.

Pour l’auteur, il va s’agir de sculpter, à même la glaise des récits et des omissions, le visage fuyant de ce Ferdinand, évadé furieux d’on ne sait quel nocturne voyage célinien, qu’avale et recrache sans cesse l’Histoire, ce Ferdinand qui dessinait les tracés des lignes ferroviaires et que l’horreur s’amuse à aiguiller sans répit, mutilant non son corps (il ne garde de la Première Guerre que des ampoules aux mains, à l’entendre…) mais son cœur, le rendant incapable d’aimer, au temps tassé et fade de la paix, ses enfants et son épouse. Car Ferdinand aura côtoyé toute sa vie la peur de mourir, plus familière que son jardinet. Et tout se terminera dans un train de la mort :

A cet instant précis où tout semble se synchroniser parfaitement, comme le mécanisme d’une horloge affreuse, une peur qu’on ne peut nommer crache dans nos consciences avec la puissance d’un jet de poulpe.

Béatrice Fontanel cherche à capter la moindre vibration, intérieure ou extérieure, qui permettrait de se faire une idée de la vaste toile où mouches et araignées s’affrontent, les renoncements, les espoirs– cette façon qu’ont certains de tordre le bâton de la fierté dans l’onde de l’indifférence pour qu’il semble roide à la lueur du jugement des hommes. Ferdinand est un soldat vaillant, prompt à secourir et épauler ses camarades, la boue de Verdun n’avale que ses rêves. Il prolongera la guerre dans les guerres lointaines, jusqu’à Sébastopol.

Le montage mis au point par Fontanel pour articuler son récit est une merveille d’intelligence et de sensibilité, faisant s’entrechoquer les deux boucliers jumeaux des tranchées et des camps, créant un vide de vingt ans dans lequel piaffe la rosse Ferdinand, rétive au joug domestique, à la tendresse, aux mots, même. Et l’auteur de passer du moléculaire au molaire, du motif à la fresque :

Les piqûres de rosiers font sentir leurs minuscules élancements empoisonnés. Les griffures aux bordures légèrement rougies se laissent suivre de l’œil ; les veines, les ridules, les reliefs des tendons et des articulations se métamorphosent en un champ de bataille avec toutes ses circulations de boyaux, d’entonnoirs, de rigoles, topographies de cicatrices.

Fontanel raconte la guerre de 14 comme très peu d’écrivains l’ont fait : elle sait rendre le suc du quotidien, déduire de telle blessure tel escarmouche, décrire les postures, rappeler les effrois, et jusqu’à leur usure. Elle parle des détenus des camps qui « poussent le jour devant eux comme les bousiers leur boule », évoque les « rails de réglisse luisant sous le lait malfaisant de la lune », rappelle les échos de la guerre des mines qui, « à l’intérieur de Ferdinand […] a creusé ses excavations, dans le calcaire de son être, en lui les fourneaux installés, avec ses mises à feu inattendues que ses enfants subiront jusqu’à la fin sans comprendre ».

Œuvre rare, inspirée jusqu’à la moelle tremblante, pétrie d’intuitions salvatrices et de rehauts insensés, frappée au tempo d’une rythmique tout à la fois sereine, sauvage, instinctive et patiente. Comme si la fiction avait irrigué une parcelle d’oubli et redonné au sang toutes ses chances, depuis l’épanchement vorace jusqu’à la palpitation interdite, rendant un cœur à Ferdinand, pour mieux battre, non plus la retraite des vaincus, mais la charge des émus.

Qu’est-ce qu’une vie, d’abord vautrée dans les tranchées, puis concassée dans les camps ? Qu’est-ce que vivre quand c’est aller du charnier de Verdun au terminus de Mauthausen ? Et que trouver entre ces deux bornes puantes ? Fontanel imagine une Yéranouhie, égorgée de peu puis danseuse à Alep, que Ferdinand sauve et, oui, aime. Mais même cet amour des colonies passera à la broyeuse du temps.

L’Homme barbelé redonne souffle et mouvement à ce « grand sac étanche » qu’est la peau des anonymes.

lundi 10 mai 2010

Minuit dans le jardin d'Echenoz


En lisant le court récit consacré par Jean Echenoz à son éditeur Jérôme Lindon, témoignage faussement rectiligne où l’anecdotique se veut gangue d’un affectif toujours protégé, nous sommes sûrement plus d’un à nous remémorer notre Lindon, ce grand éditeur avançant sous les allures d’un farouche « déconseilleur ». Comme le dit si bien Echenoz :

« Qu’on ne pense pas […] qu’il n’est pas sympathique, la question n’est pas là, c’est un homme parfaitement aimable. La question, c’est qu’il a autre chose à faire qu’être sympathique, la sympathie n’est pas son souci. Et puis ce qu’il y a aussi, c’est qu’il n’a tout simplement pas de temps à perdre et, cela, il peut le faire savoir vigoureusement. »

Si hommage il y a dans le texte d’Echenoz, il repose tout entier dans l’usage du présent auquel il recourt, renonçant à un temps du passé qui introduirait, peut-être nostalgie et sensiblerie, au prix d’une distance inutile. Non, Echenoz raconte, avec cette désinvolture feinte dont il maîtrise si bien les lois, ce que fut Lindon pour lui et pour son œuvre, comment Lindon sut l’accompagner sans le noyer dans son ombre ou l’aveugler de ses lumières.

Mon souvenir personnel de Lindon est évidemment autre, même s’il croise parfois les mêmes fils tissés par l’auteur de Cherokee (« Cherokee ? se demande-t-il, qu’est-ce que ça peut dire aux gens ? Finalement, comme Henri Causse lui fait remarquer que le Seuil vient de faire un best-seller avec un ouvrage nommé Chesapeake, qui n’a guère plus de raison de dire grand-chose aux gens, il se résigne. »). C’était en 1985 et j’avais envoyé mon premier manuscrit à pas mal d’éditeurs, sans trop d’espoir, ou avec trop d’espoir, ce qui est souvent la même chose. Je travaillais alors en librairie, à Paris, place Saint-André-des-Arts. Je déjeunais en terrasse, à quelques pas de mon lieu de travail, quand un de mes collègues vint me trouver pour me dire que Jérôme Lindon me demandait au téléphone. Bien sûr, j’ai cru à une farce, et la conversation avec l’éditeur de Beckett a failli mal tourné tant j’étais incrédule. Mais un rendez-vous fut pris. Une fois dans le saint des saints, je me permis de faire remarquer à Lindon que son repaire m’évoquait un bordel, et il eut la gentillesse de me confirmer que c’en avait été effectivement un.

Puis Lindon m’interrogea sur mon texte, comme s’il voulait vérifier que j’en étais bien l’auteur, ou du moins digne, et me déconseilla alors de le faire publier. Oubliez-le et écrivez autre chose. Si près du but, il est assez déstabilisant de se voir sommer de jeter les clés. Je n’osai me prononcer en faveur de telle ou telle décision, mais lui promis de le revoir bientôt, promesse qu’il accueillit d’une moue à la fois amusée et négative, comme pour dire : j’en doute.

J’ai trouvé peu après un éditeur – Claude Pinganaud, des éditions Arléa –, faisant donc fi du « déconseil » lindonien. Difficile de dire, vingt-cinq ans plus tard, si j’ai eu tort ou non. La fortune de certains livres est parfois si proche de la non-publication que la question ne se pose pas vraiment. Voilà pour la petite histoire, dont il existe mille et une répliques. Mais en lisant le texte d’Echenoz, on sent qu’être son auteur a dû être une belle leçon d’humilité. Car Lindon n’était ni censorial ni paternaliste :

« Lui a horreur des états d’âme et qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas, que ce soit père substitutif, confesseur ou thérapeute, il déteste. »

En une cinquantaine de pages, Echenoz dit peu et beaucoup, dans un geste qu’aurait sûrement apprécié et boudé le grand Jérôme, à parts égales.

vendredi 7 mai 2010

Mordre l'objet: Luca vampire

Publié sous le manteau en Roumanie en 1945, mais écrit directement en français, Le Vampire passif du poète Ghérasim Luca, réédité en 2001 par les éditions José Corti, est une tentative pour relancer la donne du fameux hasard objectif prôné par Breton en se concentrant sur l’interprétation et la confection des objets comme offrandes oniriques mais diurnes. Au rêve, réceptacle des pulsions inconscientes, succède l’objet offert, dont il convient de décrypter le symbolisme :

« L’objet offert permet d’introduire cet inconscient collectif dans les relations diurnes et directes entre les hommes, relations qui, au travail d’interprétation le plus élémentaire, se montreraient tout aussi subversives, étranges et révélatrices que celles du rêve. » (p.9)

Photos à l’appui, Luca élabore au moyen d’une prose rigoureuse où sophistication à la Breton et lyrisme à la Lautréamont s’équilibrent sans cesse un complexe vade-mecum de l’offrande, inventant ainsi un vaudou quintessentiel pour l’homme occidental post-freudien. Aussi ne faut-il pas s’étonner si le désir joue un rôle non négligeable dans les règles du jeu de cette magie ni noire ni blanche, ni si l’objet en question est toujours la rencontre pas si fortuite que ça d’éléments disparates ou antagonistes. Enchaînant, comme au temps défricheur de Nadja et de L’Amour fou, discours théorique et narration décalée, Ghérasim Luca lâche néanmoins la bride de l’écriture automatique par moments, et c’est quand il laisse fuir ses fulgurances par des brèches non répertoriées qu’il touche à d’éclatants pics poétiques. La seule notion de « vampire passif » lui permet ainsi de bâtir un fabuleux moteur à transfusions, où l’imaginaire gothique trouve à se rafraîchir de façon de plus en plus sulfureuse, à mi-chemin entre Fantômas et Belzébuth. Dès lors, l’esprit du fétiche règne, parfumé à la violette délétère, et Luca, en sadien régénéré, s’amuse à déconstruire le sujet et ses métamorphoses :

« Je ferme les yeux, actif comme les vampires, je les ouvre en dedans, passif comme les vampires, et entre le sang qui arrive, celui qui part et celui qui se trouvait déjà en moi se produit un échange d’images comme un engagement de poignards. » (p.50)

La mystique noire ainsi mise en place se déplie, se densifie, vibre et trouble, donnant au climat profondément nervalien dont a su hériter le surréalisme cette dimension à la fois profane et amorale qui a permis au poétique d’augmenter le degré d’ébullition du narratif. La pensée, bouleversée par ses avatars somnambuliques, redécouvre la kabbale du dire, à mi-chemin entre désir et délire. C’est une opération connue, certes, mais dont on aspire encore à prolonger les échos.

Ghérasime Luca, Le Vampire passif, éditions José Corti, 13€72

mercredi 5 mai 2010

Ligne Treize/or en pages



Avec ce premier numéro de la revue Ligne 13, surtitré Tirer-un-trait, Francis Cohen et Sébastien Smirou proposent une trajectoire brisée d’une cohérence remarquable. Composé ironiquement, mais pas si ironiquement que ça, à la façon d’un roman, c’est-à-dire divisé en chapitre, pourvu d’un épilogue et doté d’une introduction, ce numéro vise ni plus ni moins à construire un objet, un objet-osselet renvoyant à un squelette concret, celui du corps poétique, un peu comme, et la chose est ici souvent répétée, la carte renvoie à elle-même, dans un effort pour faire fuir la représentation par des lignes déguisées en fêlures.

Partant du principe, vibratile, que la poésie est à la fois persévérance et nomadisme, Cohen et Smirou convoquent d’entrée de jeu quelques instances ethnologiques – Mauss, Malinowski – afin de se poser – sans pose aucune – en « collecteurs ». Le propos est donc de constituer « des empreintes de ce que nous considérons chaque fois comme une forme vertébrale de l’écriture ». Force est de constater que ce projet, bien qu’inépuisable, trouve en treize chapitres une suite de terrains impeccablement arpentés.

On l’a dit, la note donnée d’emblée est d’ordre ethnologique – mais l’on sent bien, et vite, que l’ombre portée sur le cadastre est davantage celle de Deleuze, prolongée par celle, intermittente, d’Emmanuel Hocquard, ce qui confère à la lecture de la revue une dimension double, la tentation rhizomatique de l’un se voyant doublée par la confection d’inouï de l’autre. Oscillation particulièrement sensible dans le texte que consacre Alain Cressan à la lecture hocquardienne du roman de Stevenson, L’Île au trésor, lecture riche et mobile qui donne l’envie de créer le concept d’inouïle afin de toucher au plus près ce ces énoncés insulaires qui n’ont encore jamais été ouïs, et que seule une lecture performative permet de révéler à eux-mêmes. Façon de rappeler – aussi – les liens subtils entre l’image-mouvement de Deleuze et l’image-langage de Hocquard.

Ligne 13 excelle donc dans la fabrication d’un lien, qui n’est ni liant ni ligature, mais trait – d’union ou de désunion, qu’importe, car le trait/tiret dont il est question ici se veut moteur, machine : ce que démontre indubitablement le texte Michèle Cohen-Halimi sur Nietzsche, où pas moins de neuf régimes de tiret sont analysés à même la rythmique de Par-delà le bien et le mal : le tirer comme marqueur de dialogue, fonction d’incise, indicateur de césure, agent de variation, etc.

Aux paramètres fluctuants de surface et de profondeur succèdent donc ceux, plus producteurs, de vitesse et d’acuité – et Ligne 13 de décliner les divers avatars de ces deux couples-machine, dans des textes se fixant pourtant des horizons et des cadences en apparence divergents. On passera ainsi du court et fort texte de Rémi Froger (T-i-t-r-e) où, au détour d’une allusion à un moment hitchcockien (course/vol), tout est dit sur la fonction possible du tirer-phrase, ou comment faire langage c’est passer par le montage, au texte césuré de Marie-louise Chapelle (L’ Etiquette), qui, fendu horizontalement, permet à l’œil de jouer les ponts, d’enjamber le hiatus, pour, enfin, lire en respirant :

le tracé sa ligne une parti tion : on produit des figures.

D’autres chapitres de Ligne 13, par un jeu subtil d’allusions naturelles, forment écho et aident à épuiser/dynamiser la notion d’objet-territoire, et il faudrait pouvoir citer le puissant travail de traduction effectuée par Abigail Lang sur les textes de J.H. Prynne comme le passionnant entretien entre Francis Cohen et l’artiste Jean-Michel Fauquet, dont le travail sur le carton vient résonner immanquablement avec ces « stocks de plis » que nous donne à palper Marie Rousset au chapitre 10, Marie Rousset qui à son tour parle de « furie rhizomatique » et de « singulière cartographie imaginaire ». Citer également le travail quasi-paléontologique auquel se livre Smirou sur un texte d’Anne Portugal, dans lequel revient ce souci de la vitesse, du tracé trop rapide ou trop lent. On aboutirait ainsi, au termes de tours et détours, à la revisitation fragmentée et anagrammatique du texte de Mauss par Frédéric Forte, qu’on avait déjà pu lire dans Une collecte, paru au Théâtre Typographique, mais dont nous est présenté ici un bonus en douze relances, qui bien sûr finit par titiller le propos général :

Siècle

momenta

temps que flèche se fonde

[Comment empêche-t-on que le fil se défasse ? ]

Enfin, on portera un intérêt plus que prononcé au chapitre 11, à savoir au texte de Laurent Prost sur la question de savoir s’il y a rupture entre l’âge de la prostitution littéraire et l’âge de la technologie littéraire, texte qui, au lieu de se nourrir du seul suc théorique qu’il arrache à l’idée de rature, tente quelque chose, en passant par Ponge et Artaud, mais aussi par Marx et Poe, quelque chose de très fort, d’invisiblement articulé sur une réflexion qu’on devine encore plus protéiforme. Prost se concentre sur la récente monstration des repentirs, et rappelle que le mot rasture provient du latin médiéval rasitoria (« racloir »), d’où il dégage une esthétique de la scorie, qui, peut-être, permettrait de se faire rejoindre texte abouti et vive voix. Mais Prost, plus malin qu’un scribe, en maître-rastaquouère (celui qui racle le cuir, étymologiquement) brouille ses propres pistes, ironise et plagie, et s’il tranche, c’est à même notre naïveté – car ainsi qu’il achève :

Fin de l’histoire. Ça commence à te puer au nez.

On conseillera donc à tous ceux qui aiment le mouvement d’emprunter durablement la Ligne 13, ennemie des terminus et grande enjambeuse de percepts.

Ligne 13, n°1 / Printemps 2010 – Tirer-un-trait – Revue dirigée par Francis Cohen et Sébastien Smirou. Dessins : François Matton.

www.ligne-13.com

dimanche 2 mai 2010

Quid du Kid?


Quién es ? Si l’on pose la question, c’est parce que la réponse est au bout du canon encore fumant. Il était une fois une légende, quelque part dans l’ouest, et voilà Sébastien Doubinsky qui traque l’instant où les choses commencent, vraiment, c’est-à-dire, l’instant où untel devient ce qu’il est, devient Billy the Kid, un homme changée en l’ombre de sa légende naissante, le coup est parti, le sang a coulé, on peut parler.

D’autres possibilités d’existence. Dans Quién es ?, Doubinsky laisse la parole suivre le cours tortueux des bifurcations et des décisions. Son Billy the Kid sait d’entrée de jeu comment ça marche : « Quand on réfléchit les possibilités semblent infinies, c’est quand on agit que le monde se rétrécit à ne devenir plus qu’une seule chose. » Dans le cas présent, cette chose unique c’est le moyen de faire taire définitivement cette grande gueule velue de Windy Cahill, cet obstacle sur la route mentale de Billy – mais éteindre ce vent, c’est tuer, et tuer, c’est entrer dans la peau de la légende et donc laisser son moi ancien, son moi-plume, s’envoler dans la poussière dorée du grand ouest.

Il faut agit, donc rétrécir, même si la légende vous fait toujours plus grand que nature, grand comme une gazette dépliée aux quatre vents, un feuilleton déflorée sur toutes les lèvres des badauds. On pourrait dire que Quién es ? est un monologue, mais ce serait mal compter. Car Billy est plusieurs. – « ombre comprise ». Et ce plusieurs se dirige vers le bout du tunnel, ce point noir que prend pour cible l’œil aveugle du canon, car « ce que nous appelons destin est le plus souvent une association d’éléments contradictoires dont notre survie donne le sens comme une pièce de théâtre que l’on se rejouerait à l’envers ».

Notre Billy a un problème avec le temps. Il est le temps incarné, dont chaque geste marque le grand décompte. « M’offrir une montre, c’est comme donner de l’eau à une rivière en crue » : le Kid a goûté à tant de choses, il a dû traverser l’arrière-pays burroughsien, « les poumons déployés par la joie d’être encore en vie », avant de jouer à saute-mouton entre US et Mexique, parce qu’une ligne est comme le trajet d’une balle, qui se cherche une nuque…

Alternant accélérations et ralentis, tordant le fil de la conscience pour mieux crocheter l’âme de Billy, Sébastien Doubinsky crée un cocktail qui en appelle d’autres — et un despérado, un ! Tournée générale à venir, on l’espère.

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Sébastien Doubinsky, Quién es ? (Editions Joëlle Losfeld)