dimanche 4 avril 2010

Voici venir le temps des n + 1

On sait Pierre Senges friand de fragments, lui qui il y a deux ans nous donnait une monumentale leçon de couture et de style, d'ombre et de lumière, avec ses Fragments de Lichtenberg. Aujourd'hui, c'est au tour de Kafka de passer par l'étrange moulin de Senges. Etudes de silhouettes s'empare de quelques dizaines d'incipits laissés par Kafka dans ses carnets, des "départs interrompus", et s'en invente le têtu continuateur, dans le même temps qu'il réinvente l'idée même de continuité. On le sait, depuis les temps classiques la littérature n'a cessé de jouer de la coda, de revenir sur ses pas, d'imaginer séquelles, de se préfacer jusqu'à plus soif. Chausser les bottes d'autrui, c'est s'assurer de découvrir ce qui gît au-delà de sept lieues – l'aventure est péril, jeu, variation, musicalité et détournement.
Que faire, donc, de ces bribes issues de Prague, souvent réduites à une dizaine de mots, parfois d'un poli anodin, et qui sont comme des tiroirs béants et coincés dont on entrevoit mal l'intérieur. L'une dit: "J'entrai avec une barque dans une petite baie naturelle", une autre ose un "Champs mornes, plaine morne, derrière des nuages le vert blafard de la lune", une autre encore s'enfonce dans un "Jette ton manteau, noble rêve, sur les épaules de l'enfant"… Pas de quoi, en apparence, fouetter une intrigue ou trousser un poème. Le talent de Senges est précisément de varier d'intensités en permanence, de ne jamais singer Kafka et de carder la fibre abandonnée selon diverses techniques. Tantôt il file, tantôt il tranche, tantôt il pousse le pion de la logique sur un échiquier qu'il imagine immense, tantôt il réfute, glose. Ce faisant, Senges parvient à dire ce qu'il fait et faire ce qu'il dit, dans un même mouvement, avec un même amour du "dépliement" (bizarre, le mot n'existe apparemment pas… mais que fait Senges?). Entre les lignes l'auteur glisse un subtil coupe-papier qui lui permet de nous montrer comment fonctionne l'imaginaire, comment le geste narratif est toujours pourvu d'une doublure auto-réfléchissante.
Simple exercice voué autant à l'inachèvement qu'à l'infini? Ce serait lire trop vite, et confondre la force de la proie avec l'audace de l'ombre. Senges, mine de rien, enfonce un clou qu'on sait ici crucial, à savoir qu'en s'inventant reprise, ravaudage, maquillage de ruine et sabotage admiratif, la littérature – et surtout la langue – fait appel à notre désir d'imperceptible : nous rappelle que notre "je" n'a ici que faire, que lui aussi doit être défait, et que ce "défaire" n'est pas tout à fait une défaite, pas vraiment une défection. Senges, je crois, le dit à un moment, avec cette écriture où la scansion, impeccable presque au sens religieux, cache peut-être une ombre de fêlure autre:
"Ou bien ce je appartient à moi, à personne d'autre, à un moi dépourvu d'allusion, dépourvu de toute cette littérature, un moi sans citation, sans écho, sans figure, qui ne se compare pas et accepte de se perdre comme un inutile ou un damné dans cette absence de comparaison; un moi sans costume, un moi vraisemblable si possible, vivant, déterminé, déduit de ces trois lignes: pas grand-chose, c'est à craindre, rien ni personne, un Je qui n'est pas tel être vivant mais seulement un signe de ponctuation ajouté à la phrase, pour lui donner un peu de crédibilité: une ruse, en somme, un procédé appris des typographes pour faire tenir l'ensemble d'un tableau au clou."

En lisant Senges, on pense parfois à Chevillard : ce doit être parce que, outre Kafka, porte l'ombre de Beckett.
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Pierre Senges, Etudes de silhouettes, éditions Verticales, 18€50 – sorti en mars 2010

3 commentaires:

  1. Ben, c'est pas si convaincant que ça et l'on pourrait dire, de mon côté, que c'est là un livre de déception ou même d'erreur.
    Plus on avance dans l'exercice, plus devient évidente la puissance émotive et de propulsion imaginaire du fragment de K, tandis que la suite ne fait que le bruit d'un bavardage inopportun, un enferment dans une parcelle de possibilité. La série des "Ils entraient par le portail ouvert… " est flagrante, terrible d'impuissance… Quand l'écriture de Senges, on l'a trouvée plus inspirée et plus rigoureuse dans les "Fragments de L.". L'usage du "Je" est flottant, bavard, d'une prolixité lassante et polluant de banalité. C'est peut un problème technique: des phrases trop ouvertement narratives, avec des liens de relâchement (des "puis", des "et", des palinodies) , ou l'effort de de sauter dans le train d'imaginaire, comme si cela devait "coller" et non pas "jaillir". ce qui est dommage, car c'est vrai, des intérieurs de jeu sont beaux car plus sec (la voiture et les vers de terre)
    On songe au cri de de Flaubert: seul l'impersonnel atteint à l'art. C'était le propre de Kafka. Une déception.
    Mais le droit à l'essai et l'égarement est absolu, on lira le prochain Senges, bien sûr, à condition qu'il ne croit pas trop avoir fait là un grand coup.
    Et grand merci pour ce blog qui fait du bien à lire ainsi que tous les autres travaux.

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  2. Mais si pourtant : "dépliement" existe, et même "dépliage" ; il me semble.
    De la déception, n'y en a-t-il pas dès le projet, assumée par l'auteur ? En tout cas je suis heureux de découvrir enfin Pierre Senges, même un peu tard.

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  3. Dépliement ... chez Daniel Bourion, c'est sûr !

    http://www.face-ecran.fr/terres/category/depliement/

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