mercredi 6 janvier 2010

Karma Colin

Big Fan, le nouveau roman de Fabrice Colin s'ouvre sur la citation suivante: "Écrire sur la musique c'est comme danser sur l'architecture", citation à la paternité douteuse (Elvis Costello? Miles Davis? Anonymus?), mais taillée pour l'éternité (divine? musicale?). Ce pourrait être la devise de la collection Afterpop, dirigée par Alexandre Civico: écrivez sur la musique, soit, mais comme si vous dansiez sur l'architecture. Et chez Colin, eh bien l'architecture danse, fatalement, allégrement — l'espace est rythmé comme un concept-album et les volumes (dé)résonnent.
De quoi s'agit-il? De ce dont il s'agit dès qu'on aborde la question du groupe: de l'individu. De ce dont il est question dès qu'on parle musique: de silence. De folie, de paranoïa, d'exégèse, d'amour et de rejet, de gloire et de mort, mais aussi de l'alimentation des iguanes et du magicien d'Oz, de la fin du monde et du rock indé.
Colin nous raconte l'irrésistible ascension du groupe Radiohead, dont la montée en puissance et en mystère est suivie par un pauvre type, un gros, un solitaire, bref, nous à l'heure purulente de notre adolescence, quand l'interprétation des signes menace de l'emporter sur le déni de l'acné. Il s'appelle William Madlock, et non, ce n'est pas le joueur de base-ball auquel vous pensez si vous allez sur Google, car ici tout ce qui est a été pipé, et deux fois pipé.
Madlock, le bien nommé, surnommé Bill, ou gros Bill, vit en Angleterre avec sa mère pathétique, son père alcoolo et sa graisse (+ Pablo, un iguane). Il doit y avoir plus follichon comme façon de dépérir. Bill a du mal à se trouver mais c'est peut-être parce que le monde est en train de se perdre, et c'est là une des révélations qui strangule un beau jour Big Bill, après avoir écouté Radiohead. Le problème avec la paranoïa, c'est qu'elle a déjà anticipé sur la moquerie qu'elle suscite, déjà intégré la répression qu'elle s'attire inévitablement. Bill est donc seul contre un monde manipulé par la Police du Karma (vérifiez: votre ordi est d'accord), un mystérieux Kid A erre déjà de par la planète (contrôlez: ça dure 4:45), et seul Thom Yorke, le leader du groupe Radiohead lutte contre cette énième invasion des têtes molles par des visiteurs venus de notre propre ailleurs (on suce du sang jeune, n'oubliez pas).
Colin alterne lettres du Gros depuis sa prison (il a fait une connerie, genre là où je commence tu finis…), bildungsroman (comment devenir ce qu'on hait, style I might Be Wrong): l'enfance et l'adolescence de Bill, qui cherche la clé du monde et aussi l'amour, histoire du groupe Radiohead, exégèse des chansons, albums, concerts, clips etc. La machine fonctionne redoutablement, et le lecteur suit toutes les pistes comme un retriever ayant tâté de la coke. D'autant plus que le récit de l'ascension de Radiohead est émaillée de notes et remarques, entre parenthèses, écrites par le Gros, notes & remarques pour le moins ironiques, moqueuses, ce qui permet à Colin de prendre en toute sincérité une certaine distance avec le style inévitablement formaté qui va avec toute hagiographie musicale. L'effet est à la fois hilarant et troublant, car on joue ici avec le sabotage, donc risque, donc ça bouge, donc tant mieux, paf, exemple:

"Ils découvrent de nouveaux sons, de nouvelles machines, expérimentent avec fougue. [Fougue. J'adore ce mot. On se croirait dans une série de comics des années 1950.] Au final, aucune véritable chanson ne sortira de ces sessions, lesquelles auront toutefois eu l'immense mérite de libérer le groupe et de le familiariser avec une technologie qui, jusqu'à présent, lui semblait antinomique avec l'idée même de musique. Radiohead devient une machine folle, lancée sur une route connue d'elle seule. [Millième cliché.] Les idées ne cessent de surgir, au risque de submerger le groupe. Ed confessera plus tard n'avoir jamais fumé autant d'herbe de sa vie. [Pourquoi? Encore une fois, tu ne sembles t'étonner de rien.]."


C'est la réponse de Colin à Costello (ou Miles, ou Anonymus): le problème, quand on écrit sur la musique, c'est qu'on enfile des gants qui ont déjà trait les mêmes vaches canoniques. Toute bio est interprétation, dessinée d'après les derniers calques. Or il y a un niveau supérieur à l'interprétation, et c'est, gaffe aux petits hommes verts, la paranoïa critique. Or Bill est passé dans l'autre dimension, il décrypte à fond les manettes, comme cela se fait depuis, disons, les Beatles, depuis que certains voient des messages cachés dans les interstices de la production (à ce propos, lire l'excellent bouquin de Pacôme Thiellement: Poppermost, sur les Fab Four), depuis que Paul is Dead, depuis que Revolution 9.

Et Colin d'enfoncer le clou en sciant la planche de la fanitude. Toute adulation est exclusive. Dans le cas de Bill, c'est à l'extrême. Il y a Radiohead et le reste, et le reste n'est rien. Ce qui permet l'auteur de Big Fan de se fendre de tous ces secs jugements péremptoires qui font la lie de la critique rock, style "Moby est au rock indé ce que Tony Blair est au Labour Party: un handicap majeur" ou "Coldplay? Les U2 du XXIème siècle", "Muse? Obsession quasi pathologique pour les envolées rachmaninoviennes assortie d'un soupçon d'épilespsie para-punk et d'une pleine louche de grandiloquence glam: autant agiter un bol de gélatine rance" — ad libitum. Façon pour l'auteur de dire: oui, moi aussi je sais faire, moi aussi je connais les travers, du genre et regardez à quelle sauce spicy je les mange.

Décortiquera-t-on les arcanes de la conspiration quantique à laquelle l'ami Bill croit dur comme karma? Là encore, Colin s'en donne à cœur joie [tu le sens pas, le cliché, là, mon pote bloggeur?], et l'exposé des théories numérologiques (ou apocalyptiques etc) est implacablement hilarant de crédibilité. Ainsi, quand page 205 le laïus suivant nous est assené:

"Le fait que dix ans séparent les deux albums. In Rainbows est sorti le 10/10. Jetez un œil à la pochette de OK Computer. On y trouve cette étrange affirmation 1=2. Puis un nombre: 18576397. La somme des chiffres le composant, 46, peut être réduite à 10. Lors de sa sortie, In Rainbows était téléchargeable à partir de 10 serveurs. Sa parution a été annoncée par 10 messages réoputés incompréhensibles, portant chaque fois la lettre X (10 en écriture romane)."

Et un peu plus loin, rebelote:

"La durée de l'album est de 42 minutes 34 secondes, soit 2554 secondes. Si l'on divise ce nombre par le nombre d'or, 1,618, on obtient 1578. ET c'est à la 1578ème seconde de l'album que cette voix se fait entendre."

Tout ça peut paraître tiré par les octets, mais il suffit de surfer sur la toile pour vérifier que ces divagations chiffrées sont monnaie courante. Ainsi, sur la page myspace http://www.myspace.com/okrainbows, on peut lire une analyse comparée entre le film Le Magicien d'Oz (présent dans Big Fan, of course) et les albums Ok Computer et In Rainbows, agrémentée d'intuitions hilarantes: "Ok Rainbows playlists tohether gives a time of 1:35:55 which leaves 5:05 missing from 101 minutes. 5+5 = 10 et 010 complements 101." Pas besoin d'inventer le délire, il pousse déjà au milieu de tout.

Mais dire que Big Fan est l'histoire d'une exégèse gone wild serait plus que réducteur. C'est aussi une ode à l'adolescence, ode noire, douloureuse, où tout passe à la moulinette de la frustration et de l'exaltation mal placée. On aura ainsi droit, au cours du livre, à une liste alphabétique de tous les groupes disponibles entre 1997 et 2007 (pages 62 à 73); à des considérations [tu n'as pas un terme plus doux, connard?] sur la littérature fantasy et l'univers des games [j'aime quand tu parles anglais, mec], etc.

Big Fan est tout cela et beaucoup davantage [fais pas ton Du Bellay, l'ami]. Car Colin c'est avant tout un sens inné de l'image, de la petite notation, toujours cohérente, toujours décalée. Ainsi quand Bill décrit le départ de sa mère, "triste et silencieuse comme une fuite radioactive". Ou quand il écrit: "Les mots étaient sortis de sa bouche comme des junkies à Zurich un soir de free-party". L'humour, on le voit, sait être gai comme un pinson pendu : "Il avait maintenant 32 ans, l'âge où mourir d'autre chose que d'un accident de mobylette devient délicieusement possible." Enfin, il faudrait citer in extenso la magnifique lettre 16 de Gros Bill, pages 170 à 181, point d'orgue de ce livre-album, mix étrange et mystique [j'adore quand tu t'emballes tout seul, Claro].

Vous aimez Radiohead? Vous préférez les Pet Shop Boys (naann, je déconne). Bref, lisez Big Fan en écoutant Creep à l'envers, avec sur l'écran de l'ordi un loop de Dorothy tombant au milieu des cochons, comme vous voudrez, de toute façon les Kid A, B et C a déjà programmé votre mode de lecture, lequel sera, over ou in the rainbow, jubilatoire, émouvant, imparable [tu en connais des adjectifs, dis donc].

Allez, un rappel, avant d'éteindre les lumières:

"Quand aura lieu la fin du monde? La question est sans objet, mon pote: La fin du monde, on la vit en ce moment même."
Clap clap clap [Bis, tu veux dire…]

______________
Fabrice Colin, Big Fan, éditions Inculte, coll. Afterpop, 18 €


3 commentaires:

  1. Curieux...j'ai l'impression de l'avoir déjà (re)lu.[arrête de prendre tes désirs pour des réalités, l'esc@rgot]

    RépondreSupprimer
  2. la citation est de Zappa (Frank)

    RépondreSupprimer
  3. Je n'ai absolument rien compris. En tout cas à partir du deuxième paragraphe.

    RépondreSupprimer