mardi 12 mai 2009

Fausse commune (sur Ida ou le délire, d'Hélène Bessette, éd. Laureli)

Les éditions Laureli publient cette semaine un nouveau texte d'Hélène Bessette, Ida ou le délire (suivi de Le Résumé). Ida, personnage principal mais personnage absent, parce que disparue, morte, écrasée par un camion, qui dira ce qu'elle fut? C'est l'objet de ce roman à tâtons, panoptique de voix vouées à témoigner, mais aussi à taire, car personne ne savait qui vraiment était Ida, si ce n'est qu'Ida était une servante, donc inférieure de toute éternité. Ceux qui en parlent, donc, ici, par bribes, souvenirs et jugements mêlés, sont ses propriétaires. Et comme souvent chez Bessette, l'approche est disjonctive, intermittente, on sent sous l'énoncé le fard de l'énonciateur (et même le prix qu'a coûté ce fard) – car Ida est, était, à sa façon, une Félicité, avec, comme chez Flaubert, sa chambre où nul n'allait jamais. Ida est une femme âgée, une servante: qu'est-elle d'autre. En quoi sa mort va-t-elle la changer?
Bessette, qui manie l'ironie comme un fragment d'uranium, crée autour d'Ida un prisme d'énoncés qui jamais ne parvient à filtrer de véritable lumière, car ceux qui parlent ne connaissaient pas Ida – ils la possédaient, c'est tout. Et leur condescendance est un siège sur lequel se trémousse leur sage conscience d'assis. Ils l'avaient pourtant prévenu,e Ida: "Regardez pas vos pieds comme ça." Les aurait-elle regardé ses pieds, qu'elle aurait peut-être traversé dans les clous, au lieu de se jeter sous ce camion… Mais les pieds de Ida, c'est ce qui la définit: des souliers à 30 francs, pour elle qui travaille chez les riches, ceux qui ont un balcon, et un balcon ça va plutôt taper dans les 300 000. Problème de Ida: il y a entre 30 et 300 000 un abîme infranchissable.
Pourtant, Bessette ne se contente pas d'écorner la muflerie des maîtres pour bâtir un tombeau à l'humble servitude involontaire. Ida est avant tout (en tant que tiers état à elle toute seule) un trou noir, un objet complexe, qui permet à l'écrivaine Bessette d'en faire un attracteur d'épithètes, de substances, jusqu'à épuisement (impossible) de la matière Ida: Ida-Chose, Ida automate, le cas Ida, Ida non protégé, l'enfant-Ida, Ida-clown… Pullulement étiologique qui n'aboutit pas, dont on ne sait s'il remplit ou vide Ida, d'une substance ou d'un manque. Avec une obstination fractale, les énoncés se ruent sur le trou noir-Ida et – c'est ce qui intéresse Bessette – permettent à la phrase de "décrocher", de changer de vitesse, de déboîter, soit pour aller vers le silence, soit pour vibrer, lyrique, soit encore pour faire tourner la machine à paroles, ricocher les points de vue.
On sent que Bessette tient là un thème moteur, une étoile morte qui rayonne encore. Entre les proprios vampires qui sucent la moelle Ida, vivante comme défunte, et la phrase qui la relance dans tous les coins de la galaxie langagière, Ida dérive, inacessible mais charnelle, avec tout son barda de dentelles et de confiture, ses secrets, ses clés, son esprit, sa mort.

"Méditation longue et douloureuse
blasée rageuse silencieuse résignée
sur un cas.
Un cas particulier.
La pauvre Ida et sa mort."

N'hésitant pas à moquer, à travers le spectre des voix qui tentent de définir ce qu'était Ida, la propre démarche de l'écrivain qui presse sans fin la pulpe de son sujet (ou plutôt: objet), Bessette, une fois de plus, témoigne de ce phrasé irradié de liberté, avec ses déhanchés syntaxiques, ce goût du rejet (le versifié refoulé…), cette façon de casser la gangue narrative pour en faire jaillir une pépite, un os blanchi:

"et Ida dans un troisième espace
maintenant tordue sur l'asphalte sec de l'été."

"Sur l'asphalte sec de l'été": Un énoncé qui n'était possible que dans la grammaire bessettienne, après torsion et poussée à l'extase du mystère-Ida. A la fois tombeau pour une servante défunte, vaudeville de voix veules experts en ravaudages de souvenirs exsangues, poème-cristal mitraillé par le chariot d'une Bessette-Remington balançant toujours entre fêlure et folie (ne pas oublier l'autre titre de Ida: "ou le délire").

Ida ou le délire est suivi d'un texte intitulé Le Résumé, présenté par Julien Doussinault, dont on parlera sûrement très bientôt. En attendant, refermez La Princesse de Clèves (on a assez donné ces derniers temps…) et lisez Bessette.

5 commentaires:

  1. Hélène B7 mais également Hélène Bessette aux 6 voyelles E, lettre du manque parce que comme pour le Walser de Vila-Matas sur un autre blog de -Le Continent Flottant- (Fric-Frac club), l'auteure est restée invisible à son époque et tout est dit dans sa biographie. Le livre commence par une date un 20 juin, c'est l'évidence même je devais la rencontrer, lire cette langue, "l'épuisement (impossible) de la matière", "ses déhanchés syntaxiques". J'ai un goût pour la phrase déhanchée : Pynchon, je le sais depuis longtemps mais je ne l'avais jamais exprimé par le mot "déhanchement" ça me sied, c'est révélateur du corps à corps avec l'écriture et du corps chez Bessette il y en a, c'est bien pour ça que les portes se sont fermées, elle n'a eu droit de regarder que de l'imposte; les femmes sont encore les compléments du nom.

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  2. @temporel : allusion à Disparu E ?

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  3. g@rp : oui, les Microgrammes sont remarquables, Walser est un écrivain mais aussi "un plasticien de notre temps", ce qui nous renvoie à tout ce qui s'est dit sur le Fric-Frac Club et extensions sur le temps et ses mouvements.
    J'apprécie en littérature les "Destructeur de fables conventionnelles". Bessette n'est pas sur une ligne bien droite mais à côté, elle se détache de la norme, quand elle écrit : "je craque une allumette" et le répète tout le long de -Suite suisse- ceux qui y voient une simple répétition n'ont rien compris. Après avoir lu le livre mon premier travail a été d'installer une grande feuille blanche, de craquer des allumettes et de dessiner des arabesques qui ne vont nulle part avec le calciné de l'allumette afin d'exprimer l'impossible et à partir de là, j'ai pu commencer. Il me semble qu'un jour on verra une adaptation théâtrale de -Suite suisse- pour écouter les mots et ainsi on comprendra mieux ce qui se passe.
    "Le fait que si peu de gens aujourd'hui osent être excentriques constitue le plus grand danger de notre époque" -Mouvement perpétuel-

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  4. A lire également l'article de Nathalie Quintane sur Bessette publié sur le site de Sitaudis :
    http://www.sitaudis.fr/Parutions/ida-ou-le-delire-d-helene-bessette.php

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  5. Anorak Palombrossi Niloticus20 mai 2009 à 22:36

    ai lu certains --- retrouvés en vrac dans 1 maison ancienne -- certains dont les pages manquaient - - - mais à lire - quel plaisir certain

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