mardi 24 mars 2009

99 pages en Ferrari

Tu es à Saint-Pétersbourg et la Neva est un miracle d'eau et de glace, tu sors de l'Hermitage où un Cranach t'a obligé à te mettre humainement à genoux devant la beauté, le printemps russe hésite entre boue et neige, tu retournes dans ta chambre d'hôtel et regarde par la vitre le square où la blancheur attend l'impression de pas qui ne sont pas les tiens, puis tu ouvres un livre qu'on t'a offert à Bruxelles, ce livre s'appelle Un dieu un animal, il est signé Jérôme Ferrari, et deux pages plus loin tu es de nouveau à genoux…

En moins de cent pages, Jérôme Ferrari te déchire les yeux avec ce tango à deux corps, celui du narrateur qui tel un Ulysse déchu revient auprès des siens, auprès de son chien, et celui de Magali, que la société a réduit à l'état d'ustensile - mais la guerre n'est pas finie, ni dans les cœurs ni ailleurs, mais quelque chose a été déchiqueté en lui qui fait que le voilà, revenu sur ses propres pas, prêt à piétiner ces derniers souvenirs qui l'ont maintenu en vie tout au long d'une odyssée barbare. Il a été soldat, contre Dieu, puis mercenaire, pour le dieu Sécurité, et tout ce temps passé à se désintégrer, tout ce temps à tourner autour de son cœur évidé dans le sens d'un tourbillon aspiré par un vide sans nom, il a chéri au fond de lui le souvenir d'une fille embrassée au village, d'une Juliette privée de Roméo. Le lecteur, après avoir été assommé tel un bœuf coupable par les six premières pages, après avoir appris que c'est ainsi que finit le monde, non dans un fracas mais dans un craquement d'os intolérable, va naviguer, un peu groggy, un peu grisé, entre les non-faits d'armes de cet Ulysse brisé et la vie d'entreprise de cette Pénélope rongé par le cancer de la compétitivité. On pense au sniper de La perfection du tir, de Mathias Enard et au couple de Simples mortels, le roman de Philippe de la Genardière. Le cadrage est serré, la voix syncopée, et on a les yeux qui piquent, comme si une fumée de charnier flottait là, quelque part. Car les deux protagonistes du livre, telles deux aiguilles aux célérités inconciliables, sont reliés par un minuscule moyeu possiblement idyllique, ce moment béni où l'exécutive woman était encore une Nausicaa en herbe et où le flingueur des sales besognes rêvait de glisser une main sous la jupe du possible. Et encore faudrait-il évoquer la sublime figure d'Ibn Mansûr El-Hallaj, dont le supplice irrigue la viande du texte, martyr aux mains et aux pieds coupés? Encore faudrait-il parler des effets contrariants du Bailey's sur les corps trop endurcis, de l'obscénité paramétré des décideurs, de l'entêtement des énamourés. De la mort de Patrocle, dit Jean-Dot. Encore faudrait-il préciser que la langue de Jérôme Ferrari est une lame lentement rougie au feu de notre naïveté, une longue interpellation de nos doutes, un chant arabe au pied de la croix. "Mais regarde: aujourd'hui est à nouveau un jour de trêve. Ta vieille carabine est posée à côté de toi et tu frottes dans tes mains un peu de la terre humide de l'oliveraie". Ce qu'est cette trêve selon saint Ferrari, nous ne le dirons pas.

Les heures ont passé, et une nuit parcimonieuse enveloppe Saint-Pétersbourg. On referme le livre et on s'enfile une rasade de vodka. Mais pas parce qu'il fait froid.

[Jérôme Ferrari, Un dieu un animal, Actes Sud, 12 €]

3 commentaires:

  1. à part la vodka, vous buvez quoi ?
    J'ai très envie de lire ce livre de "mec".
    Vous savez Christophe, je me suis engouffrée dans la Maison des Feuilles avec ... passion, à l'époque. J'ai voulu, bien plus tard, l'offrir -ce livre- mais il se refusait. Comment est-ce possible...
    J'admire votre talent de traducteur. Quand je lis vos suggestions de lecture, c'est vous que je vois, à travers certains personnages. ;o)
    [Où êtes-vous donc ? ]

    Bonne journée

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  2. Encore un truc que vous me donnez envie de lire. Vous êtes en train de faire exploser mon budget librairie (suis en train de lire le Clavier Cannibale : merci pour cette belle cruauté)

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